Article extrait du Plein droit n° 18-19, octobre 1992
« Droit d’asile : suite et... fin ? »

L’île « bienheureuse » dans l’enfer de la violence

Antoinette Forget

Service interdiocésain des travailleurs immigrés

Ceylan, devenu Sri Lanka au moment de la proclamation de la République socialiste démocrate sous la houlette de son premier ministre d’alors, Mme Srimavo Bandaranaike, aurait dû être, si l’on en croit l’adjectif « sri », « bienheureux », « resplendissant ». Cette île, située à une cinquantaine de kilomètres de la côte sud-est de l’Inde, et d’une superficie comparable à celle du Benelux, a été fort convoitée pour ses épices et ses pierres précieuses par des colons venus du Portugal, puis de Hollande et enfin d’Angleterre. Elle a obtenu son indépendance sans heurt le 4 février 1948.

Ce pays est peuplé de plusieurs ethnies, parlant des langues différentes, pratiquant des religions multiples et des cultures diverses : 17 millions d’habitants dont 70 % de cinghalais, 18 % de tamouls, et des minorités maures et métisses. Tandis que les cinghalais sont en forte majorité bouddhistes, les tamouls sont hindous. La communauté chrétienne est composée de cinghalais, de tamouls et de métis. Les maures sont des musulmans sunnites, parlant le tamoul.

La bonne entente superficielle qui semblait caractériser les relations entre les différentes communautés sri lankaises sous le contrôle des Anglais a commencé à connaître des failles sérieuses lorsque la langue cinghalaise s’impose en 1956, douze ans après l’indépendance, comme seule langue officielle à l’ensemble de la population. Le bouddhisme bénéficie également de fortes protections. Ces innovations, qui pénalisent les tamouls et les chrétiens, visent à obtenir le soutien du clergé bouddhiste, les « bonzes », à cause de leur forte influence sur leurs fidèles, donc sur les masses des villes et les villages.

Mais les jeunes réclament des réformes plus radicales, notamment au gouvernement socialiste de Mme Bandaranaike, élue sous l’étiquette du Sri Lanka Freedom Party (SLFP) après l’assassinat de son mari. Un noyau dur de jeunes marxistes, ultranationalistes, le Front populaire de libération (JVP), tente un coup d’État en mars-avril 1971, s’emparant des postes de police par surprise et assassinant des policiers. Les forces de l’ordre ne peuvent faire front à une telle insurrection. Le premier ministre lance donc un appel au secours à différents pays. La Chine comme les États-Unis volent à son aide. La répression est terrible. Dans le nord, les tamouls se regroupent pour former, en 1976, le Tamil United Liberation Front (TULF) qui réclame la création d’un État séparé.

Les élections de juillet 1977 apportent une victoire éclatante au parti de l’opposition dirigé par J. R. Jayawardena. Au lendemain du scrutin marqué par un succès inattendu de l’United National Party (UNP), l’opposition se retrouve aux mains des tamouls, une situation qui bouleverse la population cinghalaise.

Émeutes et répression

Dans ce pays, qui avait jusqu’alors joui d’une grande liberté d’expression, d’un certain respect des droits de l’homme — les travailleurs des plantations de thé d’origine indienne ont cependant de tout temps été traités en serfs —, le climat s’altère alors rapidement. Chaque année apporte son lot de dégradation : émeutes d’août 1977, apparition des arrestations arbitraires, adoption de la loi sur la prévention du terrorisme en juillet 1979, nouveaux massacres de la population tamoule à l’Ouest et dans la région montagneuse, état d’urgence en 1983. Le rêve du président J. R. Jayawardena de faire de Colombo un deuxième Singapour s’effondre. À la fin de juillet 1983, des touristes sont témoins des atrocités subies par les tamouls dans toute l’île et les médias occidentaux s’en font rapidement l’écho. En une trentaine d’années, l’élite tamoule s’est trouvée écartée des postes clés où elle avait été placée par les Britanniques. Les émeutes de juillet 1983 visent notamment la déstabilisation du secteur industriel détenu par les tamouls. Les salariés de ces entreprises, souvent cinghalais, se retrouvent soudain sans emploi au point que, aux yeux du gouvernement et dans l’opinion publique, ils apparaissent comme les uniques victimes des émeutes. Les pouvoirs des forces de l’ordre sont encore renforcés, avec autorisation de se débarrasser des cadavres sans autopsie et droit d’opérer des rafles.

Des luttes fratricides

Les tamouls auraient sans doute obtenu des résultats allant dans le sens de leurs revendications si leurs dirigeants n’avaient pas été divisés au point de s’entre-tuer. Bien que tous réclament l’abolition des castes, leurs différentes formations se sont, en réalité, constituées sur la base du système des castes. Et la population civile se trouve soumise à leur violence.

Les Tigres de libération de l’Eelam tamoul (LTTE), certainement les plus nombreux et les mieux organisés, n’ont pas de politique raisonnée. Parfaitement formés à la guérilla, ils se fondent dans une population qui, surtout de 1983 à 1986, manifeste une certaine sympathie à leur égard. Le Tamil Nadhu, province du Sud-Est de l’Inde, les a également beaucoup soutenus financièrement et militairement tout en niant l’existence de camps d’entraînement sur son sol. Des contingents de boat-people ont fui en Inde, tandis que d’autres tamouls, plus fortunés, exploités par des agences de voyages, se dirigeaient vers les pays occidentaux.

Voir la chronologie

Quand l’armée tente, en 1987, une grande opération dans la péninsule de Jaffna, elle encercle la ville de Jaffna. L’Inde intervient alors par des parachutages de secours à l’intention des habitants en majorité tamouls, ce qui révolte les cinghalais qui protestent vivement contre cette violation du territoire du Sri Lanka. Dans l’incapacité de ramener l’ordre dans les provinces tamoules, le président J. R. Jayawardena accepte finalement l’intervention de l’armée indienne au terme d’un accord entre les deux gouvernements, le 29 juillet 1987. Aussitôt, la violence du Nord se transplante dans le Sud, effroyable de part et d’autre : assassinats de parlementaires partout, arrestations arbitraires, disparitions, exécutions extra-judiciaires, tortures les plus barbares déferlent tout au long des années 1988 et 1989, dans le Sud, mais aussi dans les régions montagneuses.

Pendant ce temps, le Nord connaît deux mois de paix et répare les routes minées et les édifices détruits pendant les mois de combats intensifs. L’armée indienne, acclamée à son arrivée, réclame la remise des armes de toutes les factions. Prabakaran, le chef militaire du LTTE, se soumet à contrecœur et dépose des armes... rouillées ! Dès le mois d’octobre, la lutte armée reprend avec d’autant plus de violence que l’armée indienne est composée de soldats peu enclins à la sympathie pour une population qu’ils estiment privilégiée en comparaison de leurs propres conditions de vie en Inde. Une fois de plus, les pratiques de la guérilla placent les civils en situation d’otages des belligérants. Les partis hostiles aux Tigres dénoncent, par exemple, leurs sympathisants à l’armée indienne. Dans ces circonstances, les provinces du Nord et de l’Est connaissent à nouveau l’enfer des atrocités, des arrestations, de la torture, des disparitions et de la ruine, auxquelles s’ajoute le manque d’approvisionnement et d’électricité. Les Cinghalais se préoccupent peu du sort des populations tamoules. Seule, la présence d’une armée étrangère sur leur sol les indispose.

Fausse normalisation

La campagne pour les élections présidentielles du 19 décembre 1988, marquée par une autre phase de violence, se heurte à des grèves lancées par le JVP, qui furent largement suivies. Le scrutin se déroule dans une atmosphère de terreur, d’autant que le JVP prône le boycottage. Le premier ministre sortant, candidat de l’United National Party (UNP), M. Ranasinghe Premadasa, l’emporte et, dans l’attente des élections législatives fixées au 15 février 1989, le président libère 1 519 prisonniers sur les 2 569 détenus au titre de la réglementation d’exception. Mais le JVP poursuit la lutte armée, lance des ordres de grève et tue ceux qui ne se soumettent pas.

À cette époque d’ailleurs, la lutte contre l’insurrection du JVP s’intensifie. Le ministre de la défense prend les opérations en main. Ce durcissement de la répression aboutit à l’arrestation des principaux leaders du JVP, dont Rahan Wijeweera, qui sont alors abattus dans des circonstances demeurées obscures, les 12 ou 13 novembre 1989. Les massacres spectaculaires sont alors terminés dans le sud.

Après l’assassinat à Colombo du secrétaire général du Front uni de libération tamoule (TULF), M. Amirthalingum, et du député de Jaffna, M. Yogeswaran, le chef de l’État engage le dialogue avec les Tigres du LTTE. Pour satisfaire à la fois l’exigence des Cinghalais et des membres du LTTE, en faveur du retrait des troupes étrangères, des négociations s’engagent avec l’Inde. Mais, avant le retrait de ces troupes, des milliers de jeunes garçons et filles sont enrôlés dans la nouvelle Armée nationale tamoule (TNA).

Au départ de l’armée indienne, à la fin de mars 1990, les Tigres avaient pris le contrôle des zones évacuées. Les quelques forces gouvernementales sont confinées dans leurs camps avec la consigne de ne pas intervenir. Les leaders du LTTE en profitent pour faire construire des tranchées et se préparer à une nouvelle offensive, tandis que la population veut se croire à l’abri de tout combat. Les organisations non gouvernementales de développement commencent à réhabiliter des régions dévastées par des années de bombardements et de tirs d’obus. À Colombo, les négociations piétinent au gré des leaders toujours déterminés à conserver leurs armes. Quant au président, M. Premadasa, il essaie de gagner du temps. Dans le sud, les arrestations se raréfient ou s’opèrent discrètement de nuit. Bref, cette « normalisation » autorise même le lancement d’une grande campagne de publicité touristique avec promesse de prix promotionnels de la part des hôtels de luxe.

Dans ce contexte d’apaisement, le 12 juin 1990, les Tigres attaquent soudain douze commissariats de police et arrêtent des policiers — tous cinghalais — dans la province orientale. Ils seront pour la plupart assassinés dans la jungle. Le cycle de la violence a repris. L’armée riposte avec le concours de milliers de jeunes cinghalais qui s’y sont engagés dans l’espoir d’y gagner beaucoup d’argent. Ils utilisent un matériel de guerre plus sophistiqué et même des bateaux pour patrouiller au long des côtes. La population reprend aussitôt le chemin des tranchées pour se protéger des bombardements aveugles, surtout dans la province de l’est, la plus harcelée.

Terreur et violence

Les musulmans, particulièrement massacrés par des Tigres, exercent des représailles sur des Tamouls tout à fait innocents. Les routes sont minées, les convois mitraillés. Les écoles, les temples et les églises ne sont pas épargnés. Dès qu’un territoire est reconquis par l’armée, ce sont de nouvelles arrestations, tortures, « disparitions » ou enlèvements contre rançon à l’initiative de groupes rivaux soutenus par l’armée. Les civils de Jaffna, sous le contrôle des Tigres, subissent le même sort. La spirale de la terreur et de la violence a redoublé à Colombo pour les Tamouls qui y ont cherché un peu de sécurité à cause des attentats à la bombe. Au total, plus de 1 500 soldats de l’armée sri lankaise ont été tués depuis les opérations de juin 1990 ; quant au chiffre des victimes civiles, il ne peut pas être évalué, même approximativement.

Pour faire croire à l’opinion internationale que le gouvernement de Colombo contrôle la situation, le président de la République offre des « poojas » dans les temples à travers le pays. En fait, il assiste à la disparition de toute une partie du peuple sri lankais dans l’horreur la plus barbare, à l’apparition de plus d’un million de réfugiés dans le pays même, dans une pauvreté abjecte, sans aucune sécurité.

Chronologie



1981 : Proclamation de l’état d’urgence à la suite d’affrontements entre cinghalais et tamouls.

1983 : Le conflit entre cinghalais (majoritaires) et tamouls se poursuit.
Interdiction des mouvements tamouls, qui se rassemblent au Nord — où ils sont majoritaires — et au sud de l’Inde.

1984-1986 : Guerre civile entre les deux communautés, l’armée et les séparatistes.

1987 : L’Inde envoie une « force de maintien de la paix » dans la province septentrionale de Jaffna,avec l’accord du gouvernement de Colombo (30 juillet). Elle se heurte aux Tigres de libération de l’Eelam tamoul (LTTE) et prend le contrôle de la région.
Proclamation de l’autonomie des deux provinces à majorité tamoule du nord et de l’est (novembre). L’intervention de l’Inde à l’est et le rattachement de la région à celle du nord se heurtent à la révolte violente des musulmans et des cinghalais.

1989 : Sanglante campagne électorale législative.
Le Janata Vimukhi Peramura (JVP, Front de libération du peuple), ultranationaliste, rejette le compromis avec l’Inde et les tamouls concédé par le Parti national unifié (PNU) au pouvoir. L’armée indienne retire ses troupes sans avoir réussi à réduire la résistance tamoule à néant.



Article extrait du n°18-19

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Dernier ajout : jeudi 19 juin 2014, 14:32
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