Article extrait du Plein droit n° 15-16, novembre 1991
« Immigrés : le grand chantier de la « dés-intégration » »

Au banc des accusés

Cour d’appel de Paris, douzième chambre, le 8 octobre 1991.

Le Comité national contre la double peine s’est déplacé en nombre au palais de justice car le procès de celui qu’ils appellent Yaho est aussi le leur.

En effet, aujourd’hui, la cour d’appel doit statuer sur le dossier de Yaho, membre actif du Comité qui se trouve poursuivi pour infraction à assignation à résidence. Le tribunal correctionnel lui a infligé en première instance cinq mois de prison ferme pour s’être trouvé à Paris, alors qu’il ne devait pas quitter le département de l’Ain sans autorisation du préfet. Cette affaire banale a pris des allures de symbole pour le Comité, d’abord parce qu’elle intervient au moment où le parlement est saisi d’un projet sur la « double peine », thème porté à bras-le-corps par ce petit groupe de personnes directement concernées, ensuite parce qu’elle vise un des leurs, quelqu’un qui a donné de son temps et de son énergie pour soutenir des dossiers analogues au sien.

Les membres du Comité sont confiants, la plupart d’entre eux ont oublié ce matin-là que la justice leur a réservé de bien mauvaises surprises jadis, en les condamnant, outre à une peine de prison, à une interdiction du territoire français, sans tenir compte, en aucune façon, des liens personnels et familiaux qu’ils avaient tissés dans notre pays. Certains ont, dans leur poche, l’assignation à résidence que leur a « accordée » le ministère de l’Intérieur au nom de ces mêmes liens. Pratiquement, aucun n’est assigné sur Paris.

Mais, Yaho a déjà fait deux mois de prison et on peut penser, sans faire preuve d’une trop grande naïveté, que la cour d’appel le laissera libre, réduisant donc en droit sa peine à deux mois au lieu de cinq.

On attendait Yaho et voilà le Comité surpris par une première affaire qui, justement, traite des conséquences judiciaires d’une « double peine ». En effet, arrive, menottes aux poignets, un ressortissant étranger installé en France depuis des années, qui y concentre toutes ses attaches (marié avec une française, cinq enfants de 6 à 18 ans), soit un de ceux qui appartiennent aux catégories protégées de l’expulsion par application de l’ordonnance du 2 novembre 1945... un de ceux qui, de façon complétement isolée, résistent aux mesures administratives et judiciaires qui se suivent et lui enjoignent de quitter le territoire français. A une interdiction définitive du territoire français pour infraction à la législation sur les stupéfiants, vient s’ajouter une interdiction du territoire français de 10 ans pour avoir refusé de monter dans l’avion en partance pour l’Algérie. Il explique à la barre qu’il ne peut se résoudre à retourner dans ce pays après une résidence de trente ans en France, retourner là où il n’a plus personne. C’est en France et pas ailleurs que l’attendront sa femme et ses enfants à sa sortie de prison.

S’il était passé rue de Malte ou rue de Nanteuil, nouveau lieu d’installation du Comité, il aurait pu être assigné à résidence, voire même bénéficier d’une mesure de grâce. En quelques mois, ce groupe au départ très restreint est devenu en effet l’interlocuteur privilégié du ministère de l’Intérieur et de la Chancellerie.

Les membres du Comité attendent leur ami avec une patience et un calme qui ne les caractérisent pas toujours.

Yaho arrive dans la salle d’audience, serein. Depuis plusieurs mois, il milite activement au sein du « comité national contre la double peine » pour réclamer la modification de l’article L. 6301 du code de la santé publique. Celui-ci dispose que le juge judiciaire peut, en cas d’infraction à la législation sur les stupéfiants, assortir une peine d’emprisonnement d’une interdiction du territoire français pouvant même être définitive. Aucun étranger — excepté toutefois les mineurs — n’est à l’abri de cette mesure d’éloignement qui, dans le pire des cas, équivaut à un bannissement : il n’y a alors aucun espoir de retour, si ce n’est dans la clandestinité, puisque la loi du 31 décembre 1987 a supprimé la procédure dite de requête en relèvement d’ITF quand elle est définitive.

Yaho a lui aussi été définitivement interdit du territoire français. Pourtant, il y est né en 1959 et y a toujours vécu. En 1987, la cour d’appel de Lyon l’a condamné à trois ans de prison et, à titre de peine complémentaire, à cette IDTF qui entraine, sans autre formalité, reconduite à la frontière à l’expiration de sa peine.

Il ne lui faudra pas beaucoup de temps pour revenir d’Algérie en toute clandestinité. Errant d’association en association, il finit par rencontrer le Comité national contre la double peine qui parvient à obtenir une assignation à résidence en attente d’examen de son recours en grâce.

Sensibilisé au sort de ses camarades qui n’ont pas bénéficié de la même « clémence » — l’assignation n’est cependant que temporaire, la personne recevant un titre précaire qui ne lui donne pas forcément le droit de travailler —, solidaire de la campagne contre la double peine, il se lance à corps perdu dans la constitution de dossiers d’étrangers sous le coup d’arrétés d’expulsion ou frappés d’une ITF. Ce travail le conduit à enfreindre son assignation à résidence, le Comité étant localisé sur Paris. Il se paie même le « luxe » d’aller plaider des dossiers directement au ministère de l’Intérieur.

Le 2 août 91, il est interpellé à la gare de l’Est alors qu’il s’y trouve bloqué, faute de train en direction de son lieu de domicile.

Le tribunal correctionnel le condamne alors à cinq mois de prison ferme pour violation d’assignation à résidence.

Yaho se défend en appel mieux que quiconque : il explique qu’il n’a pas hésité à montrer son assignation lors de l’interpellation puisque tout le monde sait — y compris, se plait-il à répéter plusieurs fois, la Direction des Libertés publiques du ministère de l’Intérieur — qu’il ne respecte pas les consignes ministérielles. Il produit même une attestation de changement de lieu de résidence, ce qui témoigne d’une volonté de poursuivre son travail au Comité dans la légalité.

Le procureur de la République demeure intraitable. Les éléments constitutifs de l’infraction sont évidents et constants. Point.

Pendant le délibéré, domine le vague sentiment de résignation. On croit peu à la mise en liberté. Cependant, « l’accusé » a su trouver les mots pour se défendre et encourager le Comité à aller jusqu’au bout, comme ses membres ont su trouver les mots pour convaincre le gouvernement de déposer un projet de loi sur la double peine.

La cour d’appel infirme le jugement du tribunal correctionnel... en réduisant la peine de cinq à trois mois. Cela faisait déjà deux mois qu’il purgeait sa peine. La cour n’a manifestement pas voulu le voir quitter la salle d’audience libre et rejoindre ainsi ses amis.

Un amendement de dernière minute...



Suite à un amendement du groupe socialiste, le projet de loi « renforçant la lutte contre le travail clandestin et la lutte contre l’organisation de l’entrée et du séjour irréguliers d’étrangers en France » a subi une modification importante en matière de « double peine ». En effet, dans le projet initial, il était prévu que ne puissent plus dorénavant faire l’objet d’une mesure d’interdiction du territoire français, les catégories d’étrangers pouvant faire valoir des attaches personnelles et familiales en France (liste proche de l’article 25 de l’ordonnance du 2 novembre 1945 définissant les bénéficiaires de plein droit d’une carte de résident, avec quelques restrictions dont on comprend mal d’ailleurs la raison d’être) — protection accordée quelle que soit l’infraction commise : la protection reste intacte que l’étranger contrevenant soit poursuivi pour usage, détention ou trafic de stupéfiants.

Le gouvernement, et plus précisement le ministère de l’Intérieur, pouvaient toujours user de la faculté d’expulser par la voie de l’urgence absolue un gros trafiquant quand cela constitue une « nécessité impérieuse pour la sécurité publique » (cf. article sur les expulsions en urgence absolue).

L’amendement présenté vise à distinguer entre gros et petits délinquants : il dispose que « les présentes dispositions (soit l’impossibilité d’interdire de France des catégories strictement définies) ne s’appliquent pas en cas de condamnation pour la production ou la fabrication de plantes vénéneuses classées comme stupéfiants ou pour l’importation ou l’exportation desdites substances, lorsque ces infractions sont commises dans le cadre d’une association formée ou d’une entente établie en vue de les commettre.

Il en va de même en cas de condamnation pour l’infraction prévue au troisième alinéa de l’article L. 627 du présent code ». Cette restriction, si elle est votée, marque un net recul par rapport au projet initial et au principe de l’assimilation au national de l’étranger qui a grandi en France et qui y a toutes ses attaches familiales.

La difficulté de déterminer avec précision les éléments constitutifs des infractions, en matière de stupéfiants (voir le précis Dalloz « Le droit de la drogue », F. Caballero) risque de générer quelques effets pervers.



Article extrait du n°15-16

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Dernier ajout : vendredi 4 avril 2014, 23:57
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