Article extrait du Plein droit n° 36-37, décembre 1997
« La République bornée »
Des DOM en minidroit
Jean-Pierre Alaux
Permanent au Gisti
Quand les colons européens parvinrent aux Antilles, ils trouvèrent des Caraïbes, des survivants arawaks. Débarquant, le premier geste de ces « Découvreurs » fut de reproduire l’esprit-village continental : planter drapeau et croix, prendre possession du sol, nommer, poser chapelle, dresser fortins, installer une souche de peuplement. Cette pratique s’opposera à celle des Caraïbes. Pour ces derniers, les îles n’étaient pas des isolats, mais les pôles d’un séjour archipélique au long duquel, de rivage en rivage, au gré des événements, des fêtes et des alliances, ils naviguaient sans cesse. Leur espace englobait l’archipel et touchait aux lèvres continentales. Pour eux, la mer liait, et reliait, précipitait en relations. Le colon européen, lui, se barricade dans l’île : rival des autres fauves colonialistes, il élève des remparts, dessine des frontières, des couleurs nationales, il divise, s’enracine, confère force religieuse à son enracinement : il crée un Territoire. Patrick Chamoiseau, Écrire en pays dominé, Gallimard, 1997. |
Pauvre unité et pauvre indivisibilité de la République ! Comme ses prédécesseurs, le gouvernement de Lionel Jospin n’a pas résisté à la tentation de maintenir les départements d’outre-mer dans l’état d’exception.
Ainsi le ministre de l’intérieur, Jean-Pierre Chevènement, prévoit-il [1] de proroger de cinq ans supplémentaires la non-application du recours suspensif devant le tribunal administratif accordé aux étrangers auxquels vient d’être notifié un arrêté préfectoral de reconduite à la frontière [2].
Du coup, les étrangers de Guadeloupe, de Guyane, de Martinique, de la Réunion et de la collectivité territoriale de Saint-Pierre-et-Miquelon ne bénéfieront pas du passage de vingt-quatre à quarante-huit heures du temps pendant lequel leurs homologues de métropole pourront déposer ces recours, autre élément de réforme du projet de loi Chevènement.
Si cet état d’esprit se confirme, il est à craindre que certains amendements positifs adoptés par le Parlement au cours des débats (rétablissement probable des commissions départementales de séjour, par exemple) ne concerneront pas les DOM.
L’« exemple » du ministre de l’intérieur a fait école. Dans la foulée, le secrétaire d’état à l’outre-mer, Jean-Jacques Queyranne, s’est empressé de présenter, le 10 novembre 1997, un projet de loi permettant au gouvernement de prendre par voie d’ordonnances des mesures législatives sur l’actualisation et l’adaptation du droit applicable dans l’outre-mer. Soumis pour avis aux conseils généraux des territoires concernés, ce projet sera ratifié par le Parlement avant le 15 septembre 1998.
Surtout sur l’inapplicabilité du recours suspensif contre la reconduite à la frontière, l’option du gouvernement de Lionel Jospin en faveur d’un minidroit dans les DOM est d’autant plus surprenante que, à la suite de l’adoption en 1993 de la loi Pasqua qui avait aussi sacrifié à ce rite (elle avait également privé les DOM de la commission de séjour, finalement supprimée partout par la loi Debré), le Parti socialiste avait vainement demandé son annulation au Conseil constitutionnel.
Le PS jugeait alors que ces mesures d’exception « méconnaissent les droits de la défense et le droit de recours » et portent aux habitants des collectivités territoriales concernées « une atteinte discriminatoire », violant le principe d’égalité devant la loi et ignorant le principe constitutionnel d’indivisibilité de la République.
Quatre ans plus tard, les auteurs de cette saisine du Conseil constitutionnel ne craignent pas de se contredire ni de renier leurs convictions d’hier. Il en est du traitement des DOM comme de la législation relative aux étrangers en général : les lois Pasqua-Debré ne sont manifestement abrogées ni sur le fond ni dans la forme.
Des garanties toujours reportées de cinq ans
Il est vrai que Charles Pasqua n’avait rien inventé. Dès 1981, son prédécesseur Gaston Deferre avait différé de cinq ans l’application dans les DOM d’innovations positives sur l’éloignement. De ce fait, la loi antérieure – celle de Christian Bonnet – a continué de s’y appliquer : là-bas, les préfets ont conservé le pouvoir d’éloigner sommairement des étrangers qui, en métropole, étaient reconduits à la frontière sur décision d’un juge. Cette discrimination n’a cependant pas conduit à gommer l’affirmation un peu solennelle, dans l’ordonnance de 1945, de l’unité de la République : « L’expression « en France », précise traditionnellement l’art. 1-3, s’entend du territoire métropolitain et de celui des départements d’outre-mer ». Qu’importe, en 1986, M. Pasqua a décidé que les arrêtés d’expulsion relèveraient du ministre de l’intérieur en métropole et des préfets dans les DOM [3].
En 1989, Pierre Joxe a inventé le report – toujours de cinq ans – de l’application des nouvelles règles relatives à la commission de séjour et au recours suspensif contre la reconduite à la frontière que M. Chevènement entend, à l’heure actuelle, reporter aussi de cinq ans. Mais, comme en 1993, M. Pasqua (deuxième passage place Beauvau) avait renouvelé pour cinq ans ce report instauré par son collègue Joxe, et qu’en avril 1997, Jean-Louis Debré avait doublé la mise car la mesure allait expirer en 1998 si rien n’était fait, on risque fort de comptabiliser à terme un report total de treize ans : de 1989 (Joxe) à 2002 (Chevènement). A moins que, d’ici là, une probable redémangeaison de réforme de la loi ne vienne interrompre et plus sûrement prolonger le fameux report.
La fin justifie les moyens
La tradition du minidroit dans les DOM fait sans doute rêver tous les préfets de France et de Navarre. Car c’est beaucoup grâce à l’absence du recours suspensif contre la reconduite à la frontière que la Guyane pulvérise, par exemple, les records d’éloignements d’étrangers : elle en totalisait près de 15 000 en 1995, soit un score équivalent à celui de la métropole.
Quant à la partie française du minuscule îlot de Saint-Martin, dépendance de la Guadeloupe, elle parvenait à éloigner 900 étrangers au cours de la même année. Il est vrai que les pratiques policières – contrôles d’identité, descentes nocturnes aussi musclées qu’illégales dans les bidonvilles, notamment – permettent des « tableaux de chasse » inimaginables ailleurs.
Dans ce contexte expéditif, la neutralisation du juge administratif ne constitue pas un détail : elle empêche l’examen de la situation des étrangers en instance d’éloignement sous les angles du respect de la vie privée et de la vie familiale ainsi que de la protection contre les traitements dégradants, tous deux inscrits dans la Convention européenne des droits de l’homme.
Et cette exception est à ce point déterminante que le directeur de cabinet du préfet de Cayenne nous confiait en décembre 1995 que, si le recours suspensif contre l’éloignement entrait un jour en vigueur dans les DOM, « toute la politique de lutte contre l’immigration s’effondrerait » [4].
On comprend comment sa fidélité au principe de la fermeture des frontières conduit, là comme ailleurs, le gouvernement de Lionel Jospin à s’inscrire aujourd’hui dans la continuité de ses prédécesseurs de gauche et de droite. La fin justifie les moyens. Cette philosophie le conduit à laisser en l’état d’autres mesures d’exception qui complètent utilement sa panoplie.
Il n’y a, par exemple, aucune chance que l’armée – infanterie de marine et légion étrangère – ne continue pas à participer à la surveillance des frontières guyanaises, y compris et surtout dans le domaine de l’immigration, à la faveur des plans « Alizé bis » et « Galerne » [5].
Pas davantage de chance que le gouvernement abroge l’importation en Guyane, par la récente loi Debré [6], des dispositions sur la fouille des véhicules dans les zones frontalières prévues dans le cadre de la très européenne Convention de Schengen, qui ne s’applique évidemment pas aux DOM. L’opposition d’alors, PS en tête, avait d’ailleurs demandé au Conseil constitutionnel d’invalider cette innovation ainsi que celle – connexe – sur l’encadrement des contrôles d’identité [7] dans une zone de 20 km à partir de la frontière avec un état signataire de la convention de… Schengen.
Par un curieux paradoxe, l’Europe des droits de l’homme – Convention européenne du Conseil de l’Europe, qui devrait s’appliquer aux DOM – y est neutralisée en fait sinon en droit [8] au détriment des étrangers. En revanche, l’Europe de la répression et du contrôle aux frontières y bénéficie d’une extension territoriale aussi opportuniste que monstrueuse sur le plan du droit.
Des discriminations dans le travail et la protection sociale
L’élasticité du champ géographique du droit se confirme en matière de travail. Là, c’est la France qui se fait discontinue. Des frontières intérieures interdisent le passage des étrangers en situation régulière du centre à la périphérie et réciproquement. Depuis 1984, la carte de résident de dix ans « confère [à son titulaire] le droit d’exercer sur l’ensemble du territoire de la France métropolitaine [c’est nous qui soulignons] toute activité professionnelle salariée de son choix » [9].
Dans les DOM, cette autorisation de travail est limitée, depuis 1986, au « département dans lequel la carte a été délivrée » [10]. Non seulement il y a donc rupture de la continuité juridique du territoire français pour des étrangers titulaires d’un titre de séjour, ce qui est discriminatoire, mais il y a encore surdiscrimination au détriment de ces mêmes étrangers dans les DOM, puisqu’ils ne disposent pour travailler que du seul et unique département où ils habitent. Visiblement, M. Chevènement ne se prépare pas à défaire ce que la gauche avait fait en 1984 et en 1986.
Ces pauvres étrangers des DOM se voient persécutés jusque dans le code de la famille et de l’aide sociale. A la faveur de ses lois de 1993, Charles Pasqua a ainsi prévu [11] (art. 186) que l’aide médicale à domicile et les allocations aux personnes âgées et aux infirmes bénéficient aux étrangers y compris en situation irrégulière « en France métropolitaine » sous condition d’une résidence ininterrompue de trois ans pour la première et de quinze ans à l’âge de soixante-dix ans pour les deuxièmes.
Le silence de la loi sur la « France non métropolitaine » vaut exclusion implicite et surtout pratique des étrangers sans papiers domiens de ce dispositif social pourtant minimaliste. M. Chevènement serait bien inspiré de rectifier le tir. Rien, dans son projet de loi, ne laisse penser qu’il s’y apprête.
Cette discrimination paraît d’autant plus choquante que, sur le plan social, l’un des principaux facteurs d’injustice à l’encontre des DOM a disparu. Depuis le 1er janvier 1996, le SMIC y a enfin atteint le même niveau qu’en métropole. Mais le RMI perpétue, quant à lui, la tradition d’inégalité, puisqu’il demeure réduit de 20 %.
Ce différentiel négatif n’est pas une mince affaire sur des terres de France où le chômage et l’inemploi atteignent officiellement le seuil des 30 % en moyenne. Il est vrai que, sous les yeux d’une administration et d’une justice délibérément myopes, les économies locales affectionnent tout particulièrement les travailleurs non déclarés. Ce qui a notamment pour effet de condamner nombre d’étrangers à l’irrégularité sur le plan du séjour [12]. Et qu’ils sont, de ce fait, doublement pénalisés.
Le mal d’outre-mer
Ainsi va un mal d’outre-mer pas si exotique qu’il pourrait le paraître. Car, d’une part, les DOM servent souvent de laboratoires à des mesures exportées plus tard en métropole. Les « charters » d’étrangers reconduits sont là pour le rappeler.
D’autre part, les DOM illustrent à merveille aussi bien l’absurdité et l’impuissance de la très consensuelle fermeture des frontières que les dégâts inhérents à sa mise en œuvre dans un monde d’inégalités. Malgré leur pauvreté relative au regard de la métropole, ils figurent comme autant de zones de prospérité dans leur environnement immédiat.
De ce fait, ils attirent des voisins que le laxisme dans la répression du travail illégal ne dissuade pas de venir. C’est un euphémisme. En revanche, la répression contre l’irrégularité du séjour fragilise ces étrangers que l’histoire (tradition de libre circulation avant la colonisation), la géopolitique (des morceaux d’ex-empire français au cœur du tiers-monde) et l’économie (différence de niveaux de vie) légitiment à tenter l’aventure.
Dans ce contexte, même la militarisation de la surveillance des frontières en Guyane n’empêche pas les étrangers d’y constituer au moins la moitié de la population, ce qui est cependant loin d’être le cas dans les autres DOM beaucoup moins militarisés (2,8 % en Guadeloupe, 1 % en Martinique) [13].
A quelques particularités près, cette situation ressemble à s’y méprendre à la situation de l’Occident dans le monde. Ce qui devrait donner à réfléchir. Car l’inapplicabilité de la fermeture des frontières conduit peu à peu partout à mener la bataille contre les étrangers à l’intérieur de ces frontières, à y développer la violence à leur encontre, à rogner leurs droits, à porter atteinte à des libertés fondamentales.
Bref, le consensus gauche-droite sur la perpétuation de l’état de minidroit dans les DOM, qui réapparaît dans la loi sur les étrangers proposée aujourd’hui par le gouvernement Jospin, pourrait annoncer quelques unes des dérives à venir dans les prochaines réformes de l’ordonnance de 1945.
Patrick Weil et les DOM
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Dont acte
(J.Y. Le Déaut , PS – 27/02/97) |
Notes
[1] Art. 20 du projet de loi modifiant l’art. 40 de l’ordonnance du 2 novembre 1945
[2] Art. 22bis de la même ordonnance
[3] Voir « Immigration dans les DOM : un statut colonial », Plein Droit n° 8, août 1989, et « Les DOM sont-ils vraiment la France ? », Plein Droit n° 29-30, novembre 1995
[4] Lire « En Guyane et à Saint-Martin, des étrangers sans droits dans une France bananière », Rapport de mission, mars 1996 (disponible au Gisti).
[5] Figaro Magazine, 5 avril 1996. Libération, 22 novembre 1996 et 30 décembre 1996
[6] Nouvel art. 8-2 de l’ordonnance de 1945
[7] Modification de l’art. 78-2 du code de procédure pénale
[8] En fait sinon en droit parce que l’étranger en instance d’éloignement ou déjà éloigné peut saisir le tribunal administratif par le biais d’un recours non suspensif. Ce qui lui fait une belle jambe.
[9] Art. L. 341-4 du code du travail.
[10] Art. L. 831-2.
[11] Article 38 modifiant l’article 186 du code de la famille et de l’aide sociale.
[12] Voir « Dans les départements d’outre-mer, les charmes discrets de l’État minimal », Plein Droit, n° 31, avril 1996.
[13] INSEE, recensement de 1990.
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