Article extrait du Plein droit n° 36-37, décembre 1997
« La République bornée »
Le code pénal au secours du code du travail
Fabienne Doroy
Juriste en droit social
Le travail clandestin (il faut d’ailleurs parler maintenant de travail dissimulé, depuis la loi du 11 mars 1997) n’est pas l’apanage des étrangers sans papiers. Comme le démontrent les chiffres publiés par le ministère du travail, 90 % environ du travail au noir est réalisé par des Français ou des étrangers pourvus des papiers nécessaires.
Pour les sans-papiers, par contre, il est le plus souvent une nécessité : difficile de trouver un emploi déclaré quand on est étranger sans papier, quoi qu’en paraisse croire l’actuel ministre de l’intérieur qui, dans sa circulaire du 24 juin 1997 sur la régularisation de la situation des étrangers sans papiers, leur demande de justifier de « ressources issues d’une activité régulière ».
Or, il n’est pas rare que la précarité administrative des sans-papiers soit utilisée par leurs employeurs pour les exploiter dans des conditions pires que s’ils étaient simplement, comme tout salarié ordinaire, sous la menace au moins implicite du chômage. Ces employeurs agissent comme si la protection que la loi accorde aux salariés ne visait que ces derniers lorsqu’ils sont eux-mêmes en situation administrative illégale. Ce qui est faux, au moins en théorie. Le code du travail accorde, pour l’essentiel, les mêmes droits aux sans-papiers qu’aux autres salariés : rémunération, congés, durée du travail, hygiène et sécurité, indemnité de rupture… (article L. 341-6-1 du code du travail) [1].
Les employeurs qui ne respectent pas ces droits peuvent être condamnés non seulement sur le plan civil (si le conseil de prud’hommes est saisi), mais aussi sur le plan pénal, à la suite d’un contrôle en général. Or, si le code du travail comporte des dispositions destinées à sanctionner les employeurs de main d’œuvre non déclarée, ou les employeurs d’étrangers sans autorisation de travail, ou encore les employeurs qui ne payent pas au moins le SMIC, ou bien ceux qui imposent des horaires démentiels aux salariés, il ne prévoit pas de moyen juridique de sanctionner l’ensemble complexe de conditions de travail et d’hébergement scandaleuses qui sont parfois imposées aux étrangers.
Le délit d’atteinte à la dignité humaine
Le code pénal, qui a été très largement remanié et modernisé, et dont la nouvelle version est applicable depuis le 1er mars 1994, comporte des dispositions nouvelles sanctionnant les délits d’atteinte à la dignité humaine par obtention d’une « fourniture de services […] en échange d’une rétribution manifestement sans rapport avec l’importance du travail accompli » par une personne en état de dépendance [2].
Si ces infractions entraînent des sanctions classiques (emprisonnement, amende), elles ne prévoient pas, lorsque l’exploiteur délinquant est étranger, d’interdiction du territoire français.
Cependant, lorsqu’est commis un délit pouvant entraîner cette interdiction du territoire français, ce qui est le cas de l’aide au séjour irrégulier d’étranger (art. 21 de l’ordonnance du 2 novembre 1945), il peut être considéré que l’atteinte à la dignité humaine caractérise la gravité de l’infraction qui permet de prononcer l’interdiction du territoire français à l’encontre de l’auteur étranger de l’infraction, même si celui-ci appartient aux catégories protégées de l’éloignement. C’est ce qu’a énoncé récemment la Cour de cassation [3].
L’histoire est tristement banale : un homme, de nationalité chinoise et installé depuis son enfance en France où il est marié et a deux enfants, monte une affaire de fabrication de chaussures. Au départ, il fait fabriquer en Chine et importe, puis il décide de fabriquer en France.
Il crée, depuis 1992, une SARL et installe un atelier à Nantes. Mais cette « relocalisation » ne serait peut-être pas rentable si l’on payait les salaires au niveau français. Et le personnel employé par la SARL montée par ce monsieur est donc réduit au minimum : officiellement, il n’emploie qu’une seule personne.
En fait, son atelier comporte trente-six postes de travail équipés de machines et, lorsqu’un contrôle aura lieu, il apparaîtra qu’il emploie seize personnes non déclarées en plus de l’unique salariée officielle. Parmi les non déclarés, douze sont des Chinois dépourvus de papiers.
Si l’employeur ne les fait pas venir lui-même de Chine, il sait où les recruter puisque l’une des ouvrières indique qu’il est venu la chercher à Paris en voiture.
Les Chinois sont logés dans des chambres aménagées sur une mezzanine surplombant l’atelier et comportant treize couchages. Les ouvriers sans papiers ne touchent pas leur salaire : celui-ci, d’un montant de 3 000 à 4 000 francs (ce manque de précision laisse songeur quant au niveau réel de la rémunération et à la tenue de la comptabilité) est supposé être payé, en liquide, directement à la famille restée en Chine. Ou peut-être à l’organisation ayant assuré l’acheminement en France ? L’histoire ne permet pas de le savoir.
Dix francs de l’heure
Bon prince, l’employeur précise pourtant qu’il ne refusait pas aux ouvriers qui en faisaient la demande des avances de 300 à 500 francs. Que pouvaient-ils bien en faire d’ailleurs ? L’employeur les logeait et les nourrissait dans l’atelier même où ils travaillaient de 8 heures à 22 heures, six jours sur sept. Il leur restait donc bien peu de temps pour dépenser les quelques centaines de francs qu’on leur remettait.
Même à 4 000 francs par mois pour 84 heures de travail par semaine, soit à peu près 10 francs de l’heure, on est loin du minimum légal de salaire. Les juges de la Cour d’appel de Rennes [4] considèrent que cette rétribution est manifestement sans rapport avec l’importance du travail accompli dans un situation de particulière dépendance.
Ainsi, l’employeur a été condamné par le tribunal correctionnel à des sanctions d’une sévérité rare si l’on compare avec d’autres affaires de travail illégal : deux ans d’emprisonnement dont un ferme, 300 000 francs d’amende et la fermeture de l’entreprise pendant cinq ans.
Cette sévérité n’a toutefois pas paru suffisante au Parquet, qui a fait appel. En effet, si les salariés étaient exploités grâce au fait qu’ils étaient des étrangers sans papiers, l’employeur, bien qu’en situation régulière de séjour, était également étranger.
L’appel du Parquet avait donc pour but d’obtenir le prononcé de ce qu’on appelle la double peine et qui consiste à infliger au délinquant étranger, après la sanction que l’on peut dire « normale », applicable à tout un chacun, une autre peine qui est l’interdiction du territoire.
Résultat : la peine d’emprisonnement a été raccourcie à dix-huit mois, mais sans sursis, l’amende a été maintenue à l’identique, la fermeture de l’entreprise n’a pas été imposée, mais une interdiction du territoire français de dix ans a été prononcée.
Cette affaire permet de faire plusieurs remarques.
Tout d’abord, la nouvelle infraction d’atteinte à la dignité humaine par obtention d’une fourniture de services contre une rétribution manifestement sans rapport avec l’importance du travail accompli par une personne en état de dépendance doit faire l’objet de certaines précisions. S’il n’est pas très difficile de caractériser le premier élément de l’infraction qu’est l’absence ou l’insuffisance notoire du paiement, puisqu’il existe, en France, un salaire minimum légal, la caractérisation de la situation de dépendance est plus délicate. Or, les juges ont exposé fort justement que « entrés clandestinement en France, sans papiers, sans ressources et sans domicile, les ressortissants chinois employés par les époux T. ne pouvaient que se plier aux conditions de travail qu’on leur imposait ».
On ne peut que les approuver d’avoir ainsi reconnu la situation de dépendance des sans-papiers, obligés de subir n’importe quelle exploitation et les atteintes à la dignité humaine qui en découlent souvent.
Mais on peut se dire aussitôt que la libre circulation (un rêve ?) aurait pour avantage de supprimer non pas toutes les situations de dépendance, mais au moins celle dans laquelle se trouvent les étrangers sans papiers et que décrivent si bien les juges. L’objectif d’ouverture des frontières n’est pas un appel à la venue d’un sous-prolétariat prêt à se louer à n’importe quelles conditions pour la plus grande joie d’un patronal « libéral » : ce sous-prolétariat docile est déjà là, parmi, justement, les sans-papiers. Mais c’est au contraire un moyen de permettre un accès effectif de tous les salariés à la protection qu’offrent les lois sociales contre les abus de l’exploitation organisée par les employeurs.
Des obstacles à la lutte contre le travail illégal
On voit, dans l’affaire rapportée ici, que l’exploitation des étrangers sans papiers est facilitée par le fait que leur employeur connaît leur langue. Cela peut expliquer, au moins en partie, que les employeurs d’étrangers sans titre de travail condamnés par les tribunaux soient en proportion élevée des employeurs eux-mêmes étrangers.
Ce qui bat en brèche l’idée trop couramment véhiculée de solidarité à l’intérieur d’une « communauté » nationale ou ethnique. Les clivages entre riches et pauvres, forts et faibles, paraissent, eux, beaucoup plus réels.
Ensuite, on peut s’interroger sur le fait que l’heureuse innovation du code pénal sanctionnant l’exploitation indigne de travailleurs ne puisse être mise en œuvre facilement et directement par les services de l’inspection du travail. Ceux-ci sont seulement habilités à constater par procès-verbaux les infractions au code du travail.
Les infractions définies par d’autres codes ne peuvent faire l’objet que d’un simple rapport au Parquet [5], sauf si le code du travail les mentionne expressément, ce qui n’est le cas que pour quelques articles du code de la sécurité sociale et pour le seul article du code pénal qui concerne les discriminations sexuelles [6].
Ainsi, un inspecteur du travail ne peut pas relever directement une infraction d’atteinte à la dignité d’une personne par versement d’une rémunération nulle ou notoirement insuffisante en échange de son travail.
Il est vrai que l’affaire racontée ci-dessus a été traitée par les services de la PAF, ancêtre de l’actuelle DICCILEC. Les officiers de police judiciaire peuvent relever les infractions en toutes matières : code du travail ou code pénal leur sont également accessibles.
Mais il faut bien alors constater que les dernières réformes (loi Debré du 24 avril 1997) permettant aux officiers de police judiciaire de pénétrer dans les entreprises en dehors des procédures normales n’ont aucun intérêt réel pour la répression du travail illégal.
On ne sait pas exactement, à la lecture de l’arrêt de la Cour d’appel, comment le contrôle a commencé avant la saisine d’un juge d’instruction, qui a probablement délivré une commission rogatoire pour la visite de l’atelier. Mais on sait que la police a d’abord effectué une enquête à l’extérieur de l’atelier, par surveillance sur la voie publique et enquête administrative.
Ceci correspond à une enquête préliminaire, telle qu’elle est prévue par le code de procédure pénale, avant que ne soit donné aux policiers un droit d’entrée dans les entreprises. Les policiers auraient également pu utiliser une procédure particulière déjà inscrite dans le code du travail, qui permet aux officiers de police judiciaire d’obtenir d’un juge une autorisation spéciale de visiter des lieux de travail même sans l’accord de l’employeur [7].
Point n’était donc besoin, comme l’a fait la loi Debré, d’ajouter à la police un pouvoir de peu de portée, mais qui a pour effet d’irriter l’inspection du travail. Les inspecteurs du travail, en effet, ne confondent pas, dans un même soupçon, les employeurs et les salariés, comme tendent parfois à le faire certains policiers. Ce nouveau pouvoir donné à la police risque donc d’accentuer la défiance entre les différents services, alors que, si les rôles sont clairs, les coopérations peuvent être efficaces.
Plus de témoins, pas d’enquête
L’intervention de la police a eu comme effet que les étrangers sans papiers employés illégalement dans les conditions relevant de l’atteinte à la dignité humaine ont fait l’objet immédiatement d’arrêtés préfectoraux de reconduite à la frontière qui semblent avoir été rapidement mis à exécution. Le ministère de l’intérieur s’est probablement félicité (dans cette affaire qui date de 1994), d’une mise en œuvre aussi rapide et efficace de mesures d’éloignement. On doit néanmoins constater que cette célérité, en éloignant très rapidement du territoire français et, par la même occasion, du juge d’instruction les témoins utiles, a rendu impossible l’enquête qu’il aurait fallu mener sur la filière d’introduction.
Enfin, plusieurs mentions de l’arrêt de la Cour d’appel de Rennes laissent pour le moins perplexe.
En effet, l’arrêt indique que comparaît « T., né le… à Z. en Chine, de nationalité française ». Dans un paragraphe intitulé « Sur l’interdiction de séjour », la Cour prononce une interdiction… du territoire français de dix ans.
La confusion faite par les juges entre l’interdiction de séjour (qui ne peut viser que des lieux déterminés où un délinquant se voit interdire de se rendre et de se trouver), et l’interdiction du territoire français, sanction évinçant de l’ensemble du territoire national un délinquant qui ne peut évidemment être qu’un étranger, est déjà grave. Le droit pénal est d’interprétation stricte, et les erreurs de vocabulaire entre des termes juridiquement bien définis sont peu admissibles.
Mais on est carrément stupéfait du rapprochement entre la mention de la nationalité française de Monsieur T. et de sa condamnation à une interdiction du territoire français.
Monsieur T. est effectivement chinois et non français. Il s’agit certes d’une erreur matérielle. Mais on ne peut que déplorer (le mot est faible) la légèreté avec laquelle peut être signé un arrêt contenant une telle contradiction, à l’occasion d’une sanction aussi grave et aussi fondamentalement contestable que l’interdiction du territoire.
Notes
[1] Voir Plein Droit n° 31, avril 1996, « Les droits du salarié employé illégalement : Un dispositif protecteur inutilisé »
[2] Art. 225-13 et 225-14 du nouveau code pénal
[3] Cass. Crim. 6 mai 1997, n° 2586
[4] CA Rennes 3 avril 1995, n° 5/00673
[5] Art. 40 du code de procédure pénale
[6] Art. 225-2 3° du code pénal auquel renvoie l’article L. 611-1 du code du travail
[7] Art. L. 611-13 du code du travail
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