Article extrait du Plein droit n° 53-54, juin 2002
« Immigration : trente ans de combat par le droit »
Deux parcours d’avocats
Liora Israël
Doctorante au Groupe d’Analyse des Politiques publiques, à l’Ecole normale supérieure de Cachan.
*Jean-Jacques de Felice : un avocat idéaliste
Si la carrière de Jean-Jacques de Felice s’inscrit dans une certaine continuité – son père était avocat et homme politique, il fut ministre et secrétaire d’État pendant la Quatrième République –, son engagement s’est construit, nous dit-il, à l’entrecroisement d’une vie personnelle, de convictions et d’engagements, dans le contexte de l’après-guerre ; à travers un certain nombre d’analyses sur le colonialisme, sur les répressions, le rôle de l’État et la place du droit.
Dès ses études, il a ainsi ressenti une certaine opposition entre le droit tel qu’on le pratiquait ou qu’on l’apprenait dans les facultés, plutôt conservateur, et ses propres positions. Ce conservatisme, cette frilosité, ont également été présents chez ses collègues avocats et chez les magistrats qu’il a rencontrés tout au long de sa carrière : « A chaque fois, les magistrats et les avocats ont été et restent, me semble-t-il, du côté de l’ordre établi et contre toute contestation qui finalement crée le droit des périodes à venir ». Ses combats politiques ont été menés, depuis la guerre d’Algérie, auprès de ses amis souvent comme lui militants de la Ligue des droits de l’homme : Pierre Stibbe, Yves Jouffa, Daniel Mayer, Madeleine Rebérioux, Pierre Vidal-Naquet... qui, selon lui, se sont le plus souvent trouvés « isolés, en minorité, en contestation avec ce que Mounier appelait l’Ordre établi ».
Cette proximité avec des intellectuels, d’autres juristes comme Casamayor ou son « patron » Mourad Oussedik, va se construire tout au long de la guerre d’Algérie, qui va constituer l’occasion de la formation professionnelle et politique de Jean-Jacques de Felice. Celui-ci avait pourtant commencé sa carrière d’avocat, en 1952, en s’intéressant au droit des mineurs : « Je me suis spécialisé d’abord dans la défense des mineurs, j’ai défendu beaucoup d’enfants parce que j’avais été responsable de mouvements éclaireurs unionistes, de scouts protestants, et puis responsable de colonies de vacances. Je m’étais beaucoup attaché à l’injustice sociale. Je faisais ça dans les quartiers de l’Est parisien qui étaient les plus défavorisés, donc j’ai pris conscience de l’inégalité sociale qui m’est apparue éclatante, et j’ai défendu beaucoup de mineurs ».
C’est cette première « spécialisation » qui va conduire indirectement Jean-Jacques de Felice à ce qui va devenir sa cause à la fin des années 50, la défense des Algériens et, en particulier, des militants nationalistes dans le contexte de la guerre d’Algérie. « La guerre d’Algérie est survenue quelques temps après, et, à ce moment-là, je défendais des enfants algériens qui étaient dans les bidonvilles de Nanterre, et les parents – les pères – qui ont été assez rapidement raflés, réprimés, violentés, voyant ou ayant vu que je m’occupais bien de la défense des mineurs, de leurs enfants, m’ont demandé de les défendre. Ce n’était pas du tout une perspective politique mais j’avais une conscience – à l’époque peu à peu elle se forgeait – de l’injustice de ces situations de peuples colonisés. Les parents m’ont demandé de les défendre, donc j’ai défendu d’abord des militants de base, des gens qui étaient accusés d’avoir cotisé au FLN et qui étaient soumis à des répressions de toute sorte. A ce moment là, les prisons se sont remplies de centaines et de centaines d’Algériens, et j’étais tous les jours à Fresnes, à la Santé, auprès d’entre eux. Je me suis beaucoup attaché à ce peuple algérien ».
C’est donc au quotidien, dans la fréquentation des familles algériennes des bidonvilles puis des militants nationalistes que Jean-Jacques de Felice se forge peu à peu une conscience politique qui va s’affirmer au sein de la Ligue des droits de l’homme, dont il devient l’un des responsables. Il entretient également de nombreux liens avec la Cimade, particulièrement appréciée de certains de ses clients algériens : « J’ai beaucoup travaillé avec la Cimade. Je voyais bien à cette époque-là que les partis, les syndicats étaient ressentis par mes clients algériens comme moins désintéressés que la Cimade ou d’autres personnes individuelles... Mes clients algériens dans la prison me disaient : avec la Cimade, on sait qu’on ne sera pas utilisé ».
Expérience professionnelle forte, occasion à la fois de structuration de sa pensée politique et d’inscription dans des réseaux militants, l’épisode de la guerre d’Algérie fut donc essentiel dans la carrière de Jean-Jacques de Felice.
Jean-Jacques de Felice est arrivé au Gisti au moment de la fondation de l’association, dans le sillage d’autres avocats comme Georges Pinet et Simone Pacot. Avec ces derniers, avec d’autres juristes et des travailleurs sociaux inscrits dans la mouvance de la gauche critique issue de mai 68, ils étaient membres du Mouvement d’action judiciaire (MAJ) qui, dans la mouvance d’autres groupes comme le Groupe d’information prison (GIP), mêlait inspiration foucaldienne, débats critiques sur la société et confrontation d’expériences entre intellectuels et travailleurs sociaux.
Ils étaient notamment « attentifs aux mouvements des travailleurs immigrés, aux risques d’expulsion, aux grèves de la faim qu’ils engageaient car il y avait des combats qui devenaient de plus en plus collectifs contre les marchands de sommeil, contre les pouvoirs publics, contre les policiers, il y avait toute une série de répressions qu’il fallait dénoncer... Donc il s’est constitué un créneau qui est devenu plus juridique avec le MAJ avec un angle d’attaque qui était celui de la défense des travailleurs immigrés, la défense de leurs droits, et on s’est assez vite rendu compte que le droit pouvait être un outil. »
C’est le Gisti qui a réussi à mettre en forme cette intuition politique, notamment à l’aide du noyau des quatre jeunes énarques qui avaient été à l’origine de l’association : « Les énarques avaient cette dimension presque... comment expliquer ça ? plus approfondie et sérieuse, plus universitaire, si vous voulez. Mettre à la disposition des travailleurs immigrés des connaissances très techniques, universitaires de professeurs de droit, d’avocats très soucieux de la défense... »
Le Gisti s’est donc constitué sur cette base relativement technique, et si Jean-Jacques de Felice y a été actif dans les premières années de l’association comme l’attestent les comptes rendus de ces réunions, il manifeste aujourd’hui une certaine distance à l’égard de cette spécificité : « Moi, j’ai toujours été en difficulté avec l’état d’esprit trop juridique. J’ai toujours pensé que si on s’enfermait dans le droit, on arrivait, à la fin, à oublier un peu l’essentiel. Parce que si le droit devient de plus en plus technique et répressif dans ses détails, l’avocat, même s’il défend les intérêts des gens, reste associé à ce système légal sans le contester. J’ai beaucoup apprécié le travail du Gisti. Mais il a pris le risque de devenir de plus en plus technicien d’un droit qu’il avait dénoncé en lui-même. »
C’est le même sentiment qui est exprimé lorsqu’on lui demande de raconter la manière dont fonctionnait le Gisti dans les années 1970 : « Il y avait des réunions, des recours... Mais si vous voulez, tous ces amis sont devenus, sont restés plus des professionnels juristes, je ne dis pas amoureux du droit mais très engagés dans la défense des textes, dans la construction des textes. Moi ce qui m’animait plus, c’était l’utopie à long terme, c’est-à-dire le dépassement du droit. Mais ce qui est la caractéristique de ces moments-là, c’est qu’il y avait des échanges, et parfois des échanges extrêmement vifs, je ne dis pas brutaux, mais je me souviens de discussions épiques avec de grandes fâcheries entre des gens qui se réunissaient... C’était souvent 46 rue de Vaugirard chez les étudiants protestants ou à la Cimade, entre travailleurs du droit, avocats, magistrats, travailleurs sociaux, individualités, professeurs, philosophes... Mais le Gisti, de plus en plus, est devenu un regroupement de techniciens, me semble-t-il. Ce qui m’a beaucoup intéressé dans cette période là, c’est l’idée de participer à un combat que l’on croit inutile ou voué à l’échec ou utopique, et que finalement on est tout surpris de voir gagner au bout de quelques années... L’apartheid par exemple, si on nous avait dit, il y a trente ans, qu’on arriverait à son abolition, on ne l’aurait jamais cru... C’était très fraternel, à la fois très conflictuel, très idéaliste et puis très contradictoire... »
Christian Bourguet : pour un droit des étrangers militant
Fils de pasteur, né en 1934 à Nîmes mais ayant grandi en Algérie et au Maroc, Christian Bourguet fait remonter à ses souvenirs d’enfance sa sensibilité à la question de la différence des cultures : « Les cultures respectives étaient à la fois différentes et mélangées, et c’est quelque chose qui me reste très profondément. En plus, mon père était très intéressé par l’Islam, par tous les problèmes d’alphabétisation, donc j’ai été depuis très tôt convaincu par l’idée que des communautés pouvaient vivre tout à fait correctement ensemble ».
C’est dans ce Maghreb qui reste pour lui associé à l’idée d’une certaine tolérance qu’il commence son droit, puisqu’il s’inscrit en licence au Maroc en 1952, tout en travaillant dans un cabinet d’avocat, avant de partir à Sciences Po-Grenoble pour poursuivre ses études dans de meilleures conditions. Son objectif, en tant que juriste, est de devenir professeur de droit plutôt qu’avocat : mais, après son premier DES, il reçoit sa feuille de route et doit partir comme officier en Algérie. De retour à Paris, en septembre 1962, il peine dans un premier temps à trouver du travail. Il passe quatre ans dans un cabinet où il apprend véritablement sa profession, et, sombre héritage de la guerre d’Algérie, il participe aux procès des membres de l’OAS. Autre versant de son apprentissage, Christian Bourguet participe également au concours de la Conférence du stage, et s’en tire fort brillamment puisqu’il est second secrétaire de la promotion de 1965. Cet épisode, qui peut sembler anecdotique, est important pour la suite de sa carrière, puisque c’est dans le cadre de ce concours qu’il rencontre deux autres avocats stagiaires, un spécialiste de droit du travail, Bertrand Vallette et un jeune collaborateur de Robert Badinter, François Chéron, avec qui il va monter un cabinet d’avocats.
Durant les années 1966-1970, deux types d’affaires vont plus particulièrement être importantes pour les liens futurs de Christian Bourguet avec le Gisti. D’une part, suite aux événements de mai 68, il va défendre de nombreux étudiants. Ce sont les mêmes qui, quelque temps plus tard, militants dans les foyers d’immigrés, vont lui faire connaître cette réalité. Par ailleurs, Christian Bourguet va assurer la défense de Christian Belon, qui fut le premier français à détourner un avion de ligne pour attirer l’attention sur le sort des Palestiniens, en 1970. Cette défense le conduira au Liban, où l’avion avait atterri, puis le fera entrer dans les réseaux de soutien aux mouvements palestiniens puis iraniens.
D’un point de vue juridique, cette expérience lui permettra notamment d’acquérir une spécialisation sur les questions d’asile et de réfugiés. Pendant les années 1970, pratique professionnelle et pratique militante se confondent donc en partie : la défense des étudiants de 68 le mène à la lutte des foyers, la sensibilité aux questions internationales le conduit à une technicité juridique nouvelle mais aussi à des engagements tels que l’adhésion à l’Association française des juristes démocrates, entre 1971 et 1979, et à Amnesty International. Pour le compte de ces deux organisations, Christian Bourguet entreprend de nombreuses missions internationales comme observateur judiciaire.
Mais revenons au Gisti, et au témoignage de Christian Bourguet : « En 68, j’ai défendu beaucoup d’étudiants. Parmi eux, certains ont choisi, dans les années 70, soit de partir travailler à l’usine, soit de vivre et travailler dans les foyers d’immigrés pour les informer sur leurs droits, leur apprendre à lire, à écrire... En réalité, ce sont en quelque sorte les précurseurs du Gisti...
Par la suite, ils ont commencé à créer, dans les foyers, des comités de résidents qui ont revendiqué des droits, et notamment le droit d’obtenir le départ des gérants qui étaient tous d’anciens militaires à la retraite, et qui traitaient les immigrés des foyers comme s’ils se trouvaient dans de véritables enclaves coloniales. C’était insupportable et donc – appelons-les comme on les appelait à ce moment-là – ces gauchistes cherchaient au fond à dénoncer ça et à travailler sur cet événement. Et le Gisti, si j’ai bien compris – parce que je n’ai pas participé en réalité à la création même du Gisti – a été créé au fond sur les mêmes idées, mais par des gens qui avaient d’autres engagements, qui étaient plus “branchés’’ sur un travail technique. Tandis que les autres, ceux avec qui je travaillais, moi, étaient vraiment des agitateurs, des politiques ; c’était des trotskistes, c’était des Lutte Ouvrière, c’était tout ça. Quand ils allaient dans les foyers, ils m’emmenaient, je participais un petit peu à la formation des gens, pour leur dire : “Oui, vous avez ces droits-là’’.
Cette première familiarisation avec le monde des foyers d’immigrés qui, à la même période, préoccupe aussi le Gisti dont les membres rédigent plusieurs notes sur le sujet, va déboucher sur un mouvement important :
« Et c’est comme ça qu’un beau jour, je crois que c’était en 73, ça a commencé. J’avais défendu des gens d’un foyer AFTAM de Montreuil. Ils connaissaient d’autres personnes qui étaient dans un foyer à Compiègne. Ces derniers m’avaient demandé de les défendre, parce qu’ils trouvaient qu’ils payaient trop cher. Ils sont allés au palais de justice et rencontré un magistrat qui était membre du syndicat de la magistrature – on l’a appris plus tard – qui leur a expliqué comment faire. Et, finalement, j’ai déposé pour eux une plainte pour prix illicite, puisque, à l’époque, les prix étaient encore bloqués ». Cette première plainte va donner naissance à une première grève de loyers, puis à plusieurs autour de plaintes similaires déposées pour d’autres foyers dans lesquels vont se développer des comités de résidents, puis un Comité de coordination qui va commencer à se réunir régulièrement.
« Très, très vite, au bout de quelques réunions seulement, j’ai vu arriver André Legouy et Patrick Mony qui étaient à l’époque respectivement Gisti et Cimade. Je m’occupais d’une bonne dizaine de foyers, quand on m’a dit qu’Arlette Grunstein était désignée comme avocate pour un foyer, j’ai dit : “Super !’’ On commence à travailler ensemble très vite, et là il va y avoir des procès tous azimuts. Grosse, grosse, très grosse bagarre, qui va durer en fait jusqu’en 81. »
Cette longue bataille judiciaire, le Gisti va en assurer la coordination en se chargeant de la diffusion de l’information et notamment de la jurisprudence entre les avocats. Ce travail commun va d’ailleurs constituer une sorte de formation militante pour une génération de jeunes avocats. « Ça a permis de former tout un groupe de jeunes avocats qu’on va retrouver ensuite dans toutes les luttes. Le Gisti, c’était l’adresse commune, ça a été la base de travail de tout ce combat, qui a été un combat monstrueux. A un moment, il y a eu 120 foyers en grève en France ». Si le rôle du Gisti a ainsi été important, c’est aussi du point de vue de la définition d’une ligne politique particulière, visant à laisser le contrôle des opérations aux intéressés eux-mêmes : « J’ai toujours participé aux négociations [avec le pouvoir politique] en tant qu’avocat. Le Gisti n’a jamais, à ma connaissance, participé aux négociations en tant que négociateur. Le Gisti assistait les membres du Comité de Coordination, comme moi. La ligne politique, au sens général du terme, était de dire : c’est leur lutte, ce sont les immigrés des foyers qui prennent les décisions, nous, on est là pour les aider, éventuellement les conseiller, mais les décisions ce sont eux qui les prennent. »
Il n’est pas question ici de cerner tous les enjeux de la lutte des foyers [1]. On peut néanmoins retenir que cette expérience, du point de vue de l’avocat Christian Bourguet dans ses rapports avec le Gisti, a eu une double importance : c’est à cette occasion, à travers le Comité de Ccoordination, qu’il a découvert l’association et la double spécificité de son ancrage juridique et de sa volonté de soutenir les luttes des immigrés sans les instrumentaliser. Par ailleurs, cet épisode est aussi l’apprentissage d’une forme de travail en réseau entre jeunes avocats militants qui se spécialisaient dans le domaine du droit des étrangers.
Si la lutte des foyers s’est avérée une riche expérience, elle s’est néanmoins estompée pour Christian Bourguet à la fin des années 70, pour des raisons personnelles et professionnelles. C’est vers 1983- 1985 qu’il revient sur le terrain du droit des étrangers, à l’occasion d’une nouvelle affaire : « À partir de 1983, j’ai eu l’idée de me dire : une reconduite à la frontière qu’est-ce que c’est ? L’idée c’était de dire : raccompagner quelqu’un à la frontière c’est l’accompagner au-delà de la limite qui s’appelle frontière. Donc ça veut dire d’abord qu’il y a une limite. Mais pour ramener des gens dans leur pays, on les envoie en avion, donc à quel endroit se trouve cette limite pour sortir de France ? Est-ce que ça ne serait pas avant la sortie de l’espace aérien français, est-ce que ça ne serait pas dans l’aéroport ? »
Christian Bourguet développe ainsi l’idée qu’au-delà de la zone de contrôle des douanes, le voyageur n’est plus sur un territoire national mais dans un espace international, puisque, par exemple à l’occasion d’une escale, on ne lui demande pas de présenter son passeport s’il ne sort pas de l’aéroport. « Donc, je soutiens ça pour un palestinien qu’on voulait renvoyer en Jordanie alors qu’il était né dans les territoires occupés et qu’il ne connaissait pas la Jordanie, il avait simplement pris un passeport jordanien pour venir faire ses études en France. Et là je perds, je vais en appel, je perds, je vais en cassation, je perds : tout le territoire de Roissy est en territoire français. »
Ce premier échec sur la question ne l’empêche pas de continuer à défendre de nombreux étrangers en insistant sur ces questions de reconduite à la frontière, notamment à l’occasion d’une nouvelle affaire concernant plusieurs jeunes gens originaires du Bangladesh, renvoyés sur Londres parce qu’ils avaient pris un vol Karachi-Londres-Paris.
Christian Bourguet nous raconte : « Et donc moi, instruit par cette première affaire, je leur dis : même à Karachi, vous soutenez que vous êtes dans une zone internationale, que vous ne voulez pas sortir. Du coup, on les a renvoyés sur Paris. Et du coup, là, je fais des recours et je soutiens devant le tribunal administratif qu’il doit y avoir un sursis à statuer au refus d’entrer, parce que cette zone est en France, comme les tribunaux judiciaires viennent de le dire. Et là, extraordinaire, le tribunal administratif dit : pas du tout, c’est hors de France. Le Conseil d’État dira : c’est hors de France. Donc, c’est à la fois en France et hors de France, selon le sens dans lequel on traverse ! Et c’est comme ça qu’à partir de 88, je commence à faire des référés voie de fait contre le ministre de l’intérieur, pour les gens qui sont dans les aéroports, et à cette occasion j’ai rencontré des gens, avec le Gisti d’ailleurs, le Gisti s’est beaucoup investi sur l’affaire...
Par exemple, Patrick Mony pourrait vous raconter qu’on a rencontré un commissaire de police d’Orly qui nous a donné énormément de renseignements, qui nous a fait visiter tous les locaux, etc. A la limite, c’est lui qui nous a donné cette idée de la zone internationale, en nous disant que, pour eux, les policiers, c’était la zone internationale, et que c’était la fiction qui leur permettait de priver les gens de liberté. Je me suis engouffré là-dedans pour développer l’idée. Et c’est ça qui donnera lieu à une condamnation du ministre de l’intérieur en 91, qui donnera lieu à la loi sur les zones d’attente, qui donnera lieu à la négociation à laquelle j’ai participé avec le Gisti ou pour le Gisti pour la mise au point du cahier des charges des associations visiteuses en zone d’attente. D’ailleurs, le Gisti se fera finalement virer au profit de l’OMI. Il y a eu aussi toutes ces négociations avec le ministère de l’intérieur. Donc j’ai recommencé à travailler avec le Gisti en gros à partir de 83-84. »
Le second rapprochement de Christian Bourguet avec le Gisti s’opère donc sur ces questions, en collaboration avec quelques interlocuteurs privilégiés dans l’association, et de manière complémentaire avec d’autres formes d’investissements, comme la participation pendant plusieurs années aux formations organisées par l’association à destination de membres du milieu associatif ou de travailleurs sociaux. Cet engagement sur les questions de droit international et de réfugiés s’articule à un rapport au droit qui se veut créatif, quitte à remettre en cause une certaine routine perçue dans le fonctionnement de l’association : « Mon objectif, c’est d’essayer d’avoir de nouvelles idées, d’explorer des terrains pas encore bien explorés parce que personne au fond n’a suffisamment bien réfléchi à ce qu’on pouvait faire dans ce cas de figure, à ce que ça signifiait, au prolongement de telle ou telle théorie que plus personne ne discute parce que ça semble évident à tout le monde. Au fond, développer une espèce de doute cartésien permanent, de dire je ne crois en rien ; je reprends tout le raisonnement à la base, et j’essaie de voir s’il n’y a pas un endroit où ça pourrait coincer. Si ça coince, je m’engouffre, ça durera six ans s’il le faut... Ce qu’il manque peut-être au Gisti, ce sont de vrais séminaires de réflexion et de brain trust, un peu comme on en a eu avec le groupe de Genève sur les réfugiés, par exemple à un moment donné sur l’histoire de la désobéissance civile. Des gens disaient : “Moi, les illégaux, je les prends en charge chez moi, je ne me cache pas, et si on m’arrête, je vais en prison, et je dis pourquoi, et je revendique’’. Ce type d’attitude-là est important pour faire bouger les choses.
Cet article avait avant tout pour fonction de retracer deux parcours d’avocats compagnons de route plus ou moins proches du Gisti, à différents moments de leur carrière. À travers ces entretiens et ces points de vue personnels transparaissent un même attachement à une association « ressource » de la part d’avocats soucieux de défendre la cause des immigrés dans une perspective politique, qu’elle soit issue de l’expérience de la guerre d’Algérie ou de la proximité militante avec les membres des foyers ou des réfugiés politiques. Néanmoins, on perçoit également que ces mêmes avocats ont tendance à critiquer une certaine spécialisation technicienne du Gisti. Il resterait à établir si ce jugement illustre avant tout un désenchantement ou une nostalgie des luttes des années 1970, ou renvoie à une limite du travail par le droit comme instrument de remise en cause du politique. ;
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