Article extrait du Plein droit n° 65-66, juillet 2005
« Étrangers en Europe, étrangers à l’Europe »

Un laboratoire pour enterrer le droit d’asile

Emmanuel Blanchard et Claire Rodier

membre du Gisti. ; salariée du Gisti.
Malte a été, jusqu’à une période récente, une terre d’émigration plus que d’immigration mais, située entre les côtes libyenne et italienne, elle est placée sur le chemin des routes migratoires entre l’Afrique et l’Europe. Longtemps simple halte ou refuge involontaire pour des migrants aux voyages interrompus par les aléas de la météo marine ou des négociations avec les passeurs, elle est devenue la base avancée de l’Union européenne en Méditerranée.

Depuis le 1er mai 2004, date de l’accession de Malte à l’Union européenne, cette petite île méditerranéenne de 400 000 habitants s’est trouvée, à la faveur d’une actualité brûlante, à l’avant-garde de la politique de communautarisation de contrôle des frontières extérieures de l’Union. Gardien de la frontière sud, l’État maltais a dû mettre sa législation et ses pratiques en conformité avec l’acquis communautaire en matière d’asile et d’immigration.

Jusqu’en 2004, les autorités maltaises et les migrants partageaient un intérêt commun : les premières ne souhaitaient pas s’encombrer des seconds qui, de toute façon, voulaient continuer leur chemin vers l’Europe continentale. Lorsque la police ne fermait pas les yeux sur la présence temporaire d’exilés en attente de solutions pour rejoindre un autre pays, les autorités s’employaient parfois à les y aider, y compris, par le canal d’organisations caritatives, avec des incitations financières. En perspective de son adhésion, Malte a cependant dû apporter des gages quant à sa capacité à contrôler la présence d’étrangers sur son territoire et leur légitimité à y séjourner. Non demandeur d’une immigration économique présentée comme risquant de déstabiliser les marchés de l’emploi et du logement, le gouvernement maltais a surtout dû s’organiser pour se « mettre aux normes » européennes en matière d’asile, c’est-à-dire organiser les procédures qui permettent aux réfugiés de faire valoir leur éventuel droit à une protection. Car on sait qu’indépendamment de la volonté des pays d’accueil, le fait d’avoir subi ou de craindre de subir des persécutions dans son pays d’origine ouvre en principe droit au séjour aux étrangers protégés par la convention de Genève.

Gardienne de la frontière sud de l’Europe

C’est ainsi qu’en 2000, Malte s’est dotée d’une loi sur l’asile (Refugee Act) sur laquelle nous reviendrons. Mais, plus que ce texte national, ce sont les règles européennes qui fondent la politique répressive menée à l’encontre des demandeurs d’asile. En vertu du règlement Dublin qui vise à éviter qu’un même réfugié sollicite l’asile dans plusieurs pays de l’UE [1], Malte a été placée en position de devoir assumer la responsabilité de l’examen de nombreuses demandes d’asile.

Selon « Dublin », en effet, est responsable du traitement des demandes, dans l’immense majorité des cas, le premier pays de l’espace communautaire traversé par l’étranger. Le plus petit État de l’UE, aux moyens et infrastructures manifestement inadaptés à cette nouvelle prérogative, se retrouve ainsi mécaniquement investi du rôle de « gardien » d’un des postes-frontières sud de l’Europe parmi les plus exposés.

Cette nouvelle contrainte, combinée avec une tradition de mise en détention des étrangers en situation irrégulière (le temps d’organiser leur départ) dans un pays qui, pour être « terre de rencontres  » et « carrefour de cultures  », comme le vantent les guides, n’en nourrit pas moins une défiance certaine vis-à-vis des étrangers lorsqu’ils ne sont ni des touristes ni des partenaires commerciaux, a abouti à une politique d’enferme-ment systématique de tous les demandeurs d’asile se présentant aux frontières sans documents de voyage ou de visas, c’est-à-dire l’immense majorité des cas.

A noter qu’à Malte, la confusion entre « migrants » et « demandeurs d’asile » est totale, les autorités utilisant indistinctement les deux termes, auxquels elles substituent volontiers celui de « clandestins » pour désigner les occupants des quelque cinq ou six « reception centers  » dans lesquels ils sont détenus. Cette politique est justifiée par le fait que les laisser en liberté risquerait, selon le ministre maltais de l’intérieur, de « créer plus de problèmes, non seulement pour Malte, mais aussi pour les pays voisins  » [2]. Une façon de reconnaître le rôle de filtre assigné à Malte par ses partenaires de l’Union européenne.

Dans ce contexte, l’enfermement répond à un double objectif : à l’égard des migrants et des demandeurs d’asile, c’est un outil de dissuasion, théoriquement destiné à décourager leurs ambitions continentales et à écarter l’étape maltaise des circuits migratoires ; vis-à-vis de l’UE, c’est une réponse à ses exigences de contrôle des flux de demandeurs d’asile. Bien que la pratique soit manifestement non conforme aux principes qui encadrent le droit des réfugiés (en application de la convention de Genève, l’enfermement des demandeurs d’asile ne peut être admis que dans des circonstances exceptionnelles), l’Union s’en est accommodée, préférant cette entorse aux droits fondamentaux à un aménagement pourtant indispensable du règlement Dublin qui permettrait, par exemple, aux demandeurs de faire examiner leur requête dans un autre pays. Il est vrai qu’autoriser les demandeurs d’asile à choisir leur pays d’accueil aurait pour effet de remettre en cause ce qui est devenu un objectif des politiques européennes (et nationales) en direction des exilés : leur rendre la vie impossible pour les dissuader de demander l’asile. Pour sauver les apparences (normes européennes de respect des droits de l’homme obligent !), un habillage légal enrobe toutefois le régime maltais de détention, auquel s’ajoute une prise en compte « bienveillante » par les autorités de certaines situations « humanitaires ».

Le régime légal de l’asile verrouillé

A Malte, la détention ne vise pas spécifiquement les demandeurs d’asile : elle constitue, selon une loi qui date de 1970, la sanction administrative du franchissement illégal de la frontière. Elle concerne par conséquent l’essentiel des étrangers qui arrivent par mer. De quelques dizaines au début des années quatre-vingt, le nombre des boat people est passé à plusieurs centaines dix ans plus tard (plus de 1 500 en 2002), qui débarquent par vagues saisonnières. Autant de personnes qui sont immédiatement placées dans des centres fermés le temps que leur situation soit examinée. Jusqu’à 2004, cette période d’attente était illimitée et, en pratique, certains étrangers pouvaient être privés de liberté pendant plus de deux ans. Sous la pression des observateurs internationaux [3], la détention est désormais encadrée par la loi et ne peut dépasser six mois.

Ce régime carcéral, on l’a dit, concerne aussi les demandeurs d’asile, même si la loi sur l’asile n’y fait aucune allusion. Car il n’est pas fait de distinction entre les migrants qui franchissent illégalement la frontière, selon qu’ils sollicitent une protection ou pas, même si, en vertu de la convention de Genève, on ne peut faire grief aux demandeurs d’asile de se déplacer sans document de voyage.

Le même décalage entre ce qui est formellement prévu par les textes et la pratique caractérise la procédure, qui évoque un « droit d’asile en trompe-l’œil » [4]. Sur le papier, rien à redire. Aux termes de la loi de 2000, tout étranger qui demande l’asile est entendu – en principe dans un délai d’une semaine – dans le cadre d’un entretien confidentiel par le Commissaire aux réfugiés, qui donne un avis au ministre de l’intérieur. Éclairé par cet avis, le ministre peut prendre une décision de reconnaissance du statut de réfugié (donnant droit au séjour et au travail), d’octroi d’un statut « humanitaire » ou de rejet de la demande. En cas de rejet, le demandeur peut faire appel devant une commission d’appel et bénéficier, à cette fin, de l’aide légale sous la forme d’un avocat appointé par les autorités maltaises.

La réalité est cependant bien éloignée de ce cadre théorique : au sein de ce processus, seul l’entretien avec le Commissaire aux réfugiés se passe dans les conditions organisées par la loi. Mais les délais d’attente pour y être convoqué atteignent plusieurs mois, au cours desquels le demandeur, détenu dans un des centres de l’île, ne reçoit aucune information sur la procédure dans laquelle il est engagé ni sur le sort qui l’attend. Si sa demande est rejetée en première instance, il lui sera fort difficile d’être assisté par un avocat, le régime de l’aide légale impliquant que le bénéficiaire se déplace au cabinet du conseil qui lui est désigné, ce qui est naturellement impossible s’agissant de clients qui se trouvent en détention.

Dans l’hypothèse où cet obstacle serait levé, il a de toutes façons peu de chances d’être bien défendu, car il n’existe pratiquement aucune formation universitaire ou professionnelle préparant au droit des réfugiés et des étrangers. Et si, ayant trouvé un avocat compétent, il présente dans les meilleures conditions possibles un recours devant la commission d’appel, il est peu probable qu’il obtienne satisfaction : au début de l’année 2004, après trois ans d’application de la loi sur l’asile, le taux d’annulation par la commission d’appel des décisions de rejet du Commissaire aux réfugiés était égal à… 0 %, à l’issue d’une procédure exclusivement écrite.

Doté de ce dispositif davantage conçu pour répondre aux standards européens que pour épouser les besoins des personnes en quête de protection, Malte se targue pourtant d’être, à l’égard des demandeurs d’asile, l’un des pays les plus accueillants d’Europe. De fait, près de la moitié des demandeurs se voient reconnaître le droit à un statut, proportion très supérieure à ce qu’on rencontre ailleurs dans l’Union européenne. Des chiffres trompeurs, lorsqu’on sait que, sur cet ensemble, moins de 7% obtiennent le statut de réfugié. Aux autres est réservé un statut « humanitaire », qui correspond à un droit de séjour de courte durée et précaire, sans droit au travail ni à un autre type de prise en charge que l’hébergement en centre ouvert et la nourriture. Ne disposant d’aucune perspective d’insertion, ces bénéficiaires du statut humanitaire n’ont pas d’avenir à Malte.

En réalité, tout se passe comme s’ils étaient titulaires d’une sorte de « sauf-conduit » qui ne dit pas son nom, destiné à les inciter à quitter Malte pour rejoindre et sans doute demeurer clandestinement dans un autre pays de l’Union.

Là réside une des incohérences du système maltais et l’hypocrisie d’une politique européenne qui se satisfait des apparences de la légalité au lieu de chercher des solutions adaptées à la situation. D’évidence, ce pays n’est pas en mesure d’accueillir les milliers de migrants et demandeurs d’asile qui transitent par son sol et auxquels seule une solution européenne est à même d’assurer protection ou moyens de subsistance, selon les cas. Non pas dans le cadre du « partage du fardeau », selon l’expression désormais consacrée pour désigner ce qui devrait relever de la simple solidarité, mais au nom d’une liberté d’aller et venir sur un territoire européen largement en capacité d’absorber ces exilés.

Au contraire, à exiger de Malte, notamment par le biais du règlement Dublin, qu’elle serve de rempart à ses partenaires des Vingt-Cinq en retenant les exilés qui échouent sur ses côtes, l’Union européenne joue avec le feu, en l’incitant à jouer la dissuasion à toutes les étapes. Un montage dont le prix, en terme de respect des droits fondamentaux, est lourd à payer. Pour régler l’amont, Malte a ainsi passé des accords avec la Libye, pourtant sévèrement critiquée par le parlement européen pour le traitement qui y est réservé aux étrangers [5], afin de pouvoir y refouler les migrants dont c’est le dernier pays de transit, et d’organiser, dans des patrouilles maritimes communes, la chasse aux boat people. Dans le même esprit, c’est une véritable partie de « ping pong » qui s’est mise en place entre Malte et l’Italie, chaque pays cherchant à éviter d’avoir à accueillir les exilés qui naviguent à la limite de ses eaux territoriales (voir encadré). Une fois qu’ils sont sur place, la gestion des migrants et demandeurs d’asile, on l’a vu, s’inscrit dans une politique revendiquée et assumée d’enfermement généralisé, source de toutes les dérives. Dans le rapport d’une mission effectuée en février 2004, la FIDH fait état d’un grand nombre de troubles psychologiques parmi les occupants des camps maltais, probable résultat d’un état d’anxiété exacerbée dû à l’attente indéfinie, l’inactivité, l’absence de contacts avec l’extérieur, l’incertitude sur l’avenir, autant de facteurs qui contribuent « à faire régner un sentiment récurrent d’abandon, d’insécurité et de détresse, perceptibles lors des entretiens avec les personnes concernées  » [6]. Nul doute que ce climat délétère a la dissuasion pour fonction, de même que son prolongement, lorsque les migrants, une fois mis en liberté par les autorités maltaises mais privés de toute opportunité d’intégration sociale sont abandonnés à eux-mêmes avec le gîte – dans des locaux fort semblables aux centres fermés dont ils sont sortis – et le couvert – « les mêmes repas qu’à l’intérieur du camp  », ont rapporté des ex-détenus à la FIDH – comme seul viatique. Qui pourrait raisonnablement s’étonner que, même pour ceux qui ont obtenu un statut, la seule solution d’avenir soit hors de Malte ?

« Ping-pong » entre Malte et l’Italie avec réfugiés kurdes



Le 9 octobre 2004, les autorités du port italien de Gioia Tauro refusaient d’enregistrer les demandes d’asile présentées par treize ressortissants turcs d’origine kurde, dont deux mineurs, et les renvoyaient à bord du navire de commerce, le Lydia Oldendorff, dans les cales duquel ils avaient voyagé clandestinement depuis la Turquie. Bien que le cargo ait ensuite pu, le 14 octobre, accoster à La Valette, port de Malte, ses passagers n’étaient pas autorisés à débarquer dans ce pays, les autorités maltaises estimant n’être pas responsables du traitement de leurs demandes d’asile. Le Lydia Oldendorff devait alors stationner au large de Malte pendant plus de deux semaines, son capitaine, dont la destination suivante était la Turquie, ayant accepté de différer son retour pour ne pas mettre en danger la vie des demandeurs d’asile qu’il transportait, originaires de ce pays. Ce n’est qu’à l’issue de ce long délai, et après que deux représentants de la délégation italienne du HCR, ayant vainement essayé de négocier avec les autorités des deux pays, se sont rendus à bord même du cargo et ont décrit les conditions de détresse et de stress extrêmes des passagers, que le gouvernement italien a finalement accepté leurs demandes d’asile et a autorisé leur accostage en Sicile.

Extrait du rapport de mission de la FIDH, Droit d’asile en Italie : l’accès aux procédures et le traitement de demandeurs, juin 2005 – http://www.fidh.org/IMG/pdf/it419fr.pdf

Apparemment, cette idée n’a pas effleuré ceux qui, au nom de la Commission européenne et du Conseil de l’Union européenne étaient chargés, au moment du processus d’adhésion, de vérifier que le pays répondait aux critères requis. Relevant que « Malte dispose d’une capacité d’accueil limitée des immigrés clandestins et des demandeurs d’asile  », le Conseil constate avec satisfaction, en avril 2004, que « les autorités maltaises s’efforcent de [leur] garantir des conditions d’accueil aussi correctes que les circonstances le permettent  » [7] De son côté, la Commission, en septembre 2003, « félicite Malte pour les progrès accomplis (…). Elle encourage toutefois « le pays à faire des efforts en ce qui concerne le droit d’asile  » et estime que « Malte devrait réduire la durée de ses procédures d’asile et améliorer les capacités d’accueil et de détention des migrants  ». En mars 2004 (rien n’ayant changé), elle observe que « les demandeurs d’asile sont maintenus dans des centres de détention pendant de longs mois  ».

Un an plus tard, la situation n’avait fait qu’empirer dans les camps maltais où les incidents se multiplient, et l’Union envisageait de repousser un peu plus loin au sud le cordon sanitaire dont elle s’entoure contre les migrants : au début du mois de juin 2005, c’est avec la Libye que le Conseil de l’UE a décidé d’engager une coopération en matière de gestion des flux migratoires. Loin de faire figure de repoussoir, le modèle maltais de gestion de l’immigration et de l’asile est donc en passe de servir d’exemple… ;




Notes

[1Le jargon communautaire qualifie cette pratique d’asylum shopping.

[2Déclaration de Tonio Borg, ministre de l’intérieur, à l’occasion de la venue à Malte, le 27 juillet 2003, de son homologue italien.

[3Notamment le Commissaire des droits de l’homme du Conseil de l’Europe, Alvaro Gil-Roblès, qui a effectué une visite à Malte au mois d’octobre 2003 et a fait part de ses observations dans un rapport rendu public au début de l’année 2004.

[4Claire Rodier, Catherine Teule, « L’Europe sous la menace du syndrome maltais », Cultures 4amp ; Conflits, n° 57, 2005.

[5Résolution du parlement européen sur Lampedusa, 14 avril 2005, P6_TA- PROV(2005) 0138

[6FIDH, mission internationale d’enquête, Enfermer les étrangers, dissuader les réfugiés : le contrôle des flux migratoires à Malte, septembre 2004.

[7Réponse du Conseil à la question parlementaire p.2875-03, 4 avril 2004.


Article extrait du n°65-66

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Dernier ajout : jeudi 17 avril 2014, 14:59
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