Article extrait du Plein droit n° 65-66, juillet 2005
« Étrangers en Europe, étrangers à l’Europe »

Appel à signatures : La loi « Sarkozy » du 27 novembre 2003 : nier le travail des ouvriers sans papiers pour les priver de tout espoir de régularisation

Le caractère répressif et régressif de la loi « Sarkozy » du 26 novembre 2003 sur l’entrée et le séjour des étrangers en France a été immédiatement perçu et dénoncé. S’agissant de sa disposition modifiant les conditions de régularisation des étrangers ayant vécu et travaillé dix ans en France, la pratique a malheureusement confirmé les effets extrêmement pernicieux de ce texte, très tôt pressentis. Au fil des mois, un constat s’est imposé aux avocats engagés sur le terrain dans la défense des droits des étrangers : la disposition litigieuse, utilisée de manière systématique par les préfectures, fait aujourd’hui des ravages et cristallise désormais les plus graves inquiétudes des personnes sans papiers, qui se sentent piégées et désemparées. En raison du caractère à la fois juridiquement contestable et particulièrement injuste de cette nouvelle disposition, un petit groupe d’avocats a pris l’initiative de rédiger le texte qui suit. L’objectif est à la fois d’alerter l’opinion et de créer une mobilisation dans le milieu juridique et judiciaire afin de convaincre les tribunaux d’écarter l’application de cette nouvelle disposition législative – ou à tout le moins d’en retenir l’interprétation la plus minimaliste – et, à terme, d’en obtenir l’abrogation. Le texte est donc proposé à l’adhésion des juristes – avocats, magistrats, professeurs –, en vue de faire paraître, dans la presse généraliste, une tribune qui en reprendra la teneur et la liste des signataires

Depuis 1998, la loi « Chevènement » exigeait dix ans de présence en France pour qu’un étranger sans papiers puisse solliciter la régularisation de sa situation administrative. L’article 12 bis 3 de l’ordonnance du 2 novembre 1945 prévoyait ainsi que : « la carte de séjour temporaire portant la mention vie privée et familiale est délivrée de plein droit (…) à l’étranger, ne vivant pas en état de polygamie, qui justifie par tout moyen résider en France habituellement depuis plus de dix ans ou plus de quinze ans si, au cours de cette période il a séjourné en qualité d’étudiant ». La loi « Sarkozy » du 27 novembre 2003 a ajouté à cet article la disposition suivante : « Les années durant lesquelles l’étranger s’est prévalu de documents d’identité falsifiés ou d’une identité usurpée ne sont pas prises en compte ».

Ne nous leurrons pas : les « documents d’identité falsifiés » auxquels s’en prend la nouvelle loi ne concernent concrètement que l’usage d’une fausse carte de séjour, par un étranger sans papiers, pour se mettre en règle avec la législation du travail et travailler de façon déclarée. L’usage d’une fausse carte de séjour est en effet le seul moyen par lequel un étranger sans papiers peut obtenir des fiches de paie à son nom. Ce faisant, les cotisations à la sécurité sociale, au chômage, à la retraite, sont prélevées sur son salaire sans pour autant qu’il puisse d’ailleurs, dans la majorité des cas, bénéficier des prestations correspondantes.

Le subterfuge juridique d’une extrême iniquité mis en place par la loi « Sarkozy » a ainsi clairement pour objet et pour effet d’empêcher la régularisation de personnes ayant travaillé et cotisé en France pendant de nombreuses années. Les préfectures l’ont bien compris ainsi, et se fondent sur ce texte pour refuser désormais de prendre en considération, comme preuves de présence en France, les fiches de paie des demandeurs à la régularisation qui vivent et travaillent ici depuis dix ans.

Il en résulte un durcissement généralisé des conditions de régularisation, allant même jusqu’à la négation de fait de toute possibilité de régularisation. La situation ainsi créée est dramatique. Non seulement les demandes de régularisation sont rejetées, mais beaucoup d’étrangers sans papiers ont même peur de déposer leur dossier avec les fiches de paie, au risque de perdre le bénéfice de toutes leurs années de présence en France.

Cette « perversion légale » des mécanismes de régularisation est évidemment inacceptable, car même si la carte de séjour est fausse, puisque par hypothèse la personne est sans papiers, le travail, lui, est vrai, les fiches de paie aussi, et les cotisations encaissées par l’État le sont aussi. L’irrégularité du séjour n’affecte en rien la régularité du travail. Surtout, elle n’affecte en rien la réalité du travail, et donc de la présence. Il ne peut donc y avoir de meilleures preuves d’une présence effective en France que les fiches de paie. Et bien souvent, c’est même la seule preuve tangible que peut avoir une personne sans papiers, pour qui il est très difficile, si ce n’est impossible, d’avoir un bail ou des factures à son nom. C’est d’ailleurs ce que la jurisprudence a admis de manière constante.

Bien consciente de ce qu’un étranger sujet à régularisation était par hypothèse en situation irrégulière, et qu’il devait néanmoins travailler pour vivre pendant les dix ans de présence exigés de lui avant de pouvoir être régularisé, la plus Haute juridiction administrative considérait que « pour l’application de cette condition relative à la seule situation effective de l’intéressé, il n’y avait pas lieu de tenir compte de la circonstance qu’il [le demandeur à la régularisation] aurait résidé en France tout ou partie de cette période, en utilisant un faux titre de séjour. » (Conseil d’Etat, 16 juin 2004, req. n° 262559, décision rendue postérieurement à la modification législative, mais sur le fondement de la loi ancienne encore applicable aux faits de l’espèce). Cette réalité et sa reconnaissance par les juridictions les plus éminentes, la loi « Sarkozy » a prétendu les balayer d’un trait, en punissant le travail déclaré au prétexte de l’irrégularité du séjour, et en condamnant les ouvriers sans papiers à une clandestinité perpétuelle.

Nous, avocats, magistrats, juristes, pensons que cette loi introduit dans le dispositif juridique des contradictions graves qui justifient de la combattre, et de convaincre les tribunaux d’en paralyser les effets. La modification de l’ordonnance de 1945 porte en particulier atteinte au principe de « sécurité juridique » sous-jacent aux droits fondamentaux consacrés par la Convention européenne des droits de l’homme, laquelle s’impose au juge national et lui commande d’écarter les lois nationales incompatibles.

Ce principe de sécurité juridique garantit le droit de toute personne à compter sur un système cohérent qui ménage un juste équilibre entre les intérêts de l’administration et les siens (CEDH, De Geouffre de la Pradelle c/FRANCE, 16 décembre 1992). Il commande donc aux États de veiller à éviter que des situations juridiques dans lesquelles sont en jeu des droits subjectifs puissent être à tel point incertaines que la nature même de ces droits s’en trouve atteinte.

Or, la modification de l’article 12 bis 3 de l’ordonnance de 1945 (devenu aujourd’hui l’article L. 313-11 3° du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile) rend la loi imprévisible et inintelligible et, partant, arbitraire. Elle place ce faisant les personnes sujettes à régularisation dans une situation d’insécurité juridique quant à la jouissance de leurs droits fondamentaux, notamment le droit au respect de la vie privée et familiale consacré par l’article 8 de la Convention européenne.

• Cette modification est en effet tout d’abord manifestement contraire à l’esprit et à la lettre de l’article 12 bis 3° lui-même, qui prévoit que le demandeur à la régularisation peut apporter la preuve « par tout moyen  » de sa résidence habituelle en France pendant dix ans. Dans sa nouvelle rédaction, l’article 12 bis 3° autorise donc à la fois explicitement tout moyen de preuve, tout en préconisant le rejet des preuves les plus indiscutables que sont les fiches de paie, ainsi que toutes celles qui portent la trace du travail (relevés de banque sur lesquels sont versés les salaires, feuilles d’impôt...).

De plus, la modification insérée par la loi « Sarkozy » transforme volontairement les fiches de paie en « machines à détruire les autres preuves », puisque non seulement elles ne sont plus retenues comme preuve de la présence en France, mais en outre leur production dans les dossiers de régularisation conduit au refus de prendre en considération l’année de présence correspondante, même si d’autres éléments de preuve ont été fournis.

En droit, il s’agit là encore d’un régime d’exception directement contraire au principe de l’admission de tout moyen de preuve. En fait, le nouvel article 12 bis 3 rend quasiment impossible la preuve de la présence en France pendant dix ans pour un étranger sans papiers, alors même que ce texte pose le principe de cette régularisation. Avec cette loi en somme, pour être régularisable, il faut être... déjà régulier !

La modification de l’article 12 bis 3°, sous couvert de décrire et d’organiser les conditions de la régularisation de plein droit, aboutit en définitive à paralyser le mécanisme même de régularisation que la loi a précisément pour objet d’instaurer. Pervertissant la loi, elle vide de toute substance les droits qu’elle entend consacrer. Ce sont en conséquence des centaines de milliers de personnes vivant et travaillant ici qui sont ainsi placées dans une inacceptable situation de non-droit à durée indéfinie.

L’atteinte à la sécurité juridique est patente, en particulier pour les personnes qui avaient déjà plusieurs années de présence en France attestées par des fiches de paie au moment où le nouveau texte est entré en vigueur.

• En refusant de prendre en considération le travail des étrangers sans papiers, cette loi introduit en outre dans le dispositif juridique national une contradiction grave avec le principe du droit au travail pour tous, dont le code du travail aussi bien que le code de la sécurité sociale portent la trace : le code du travail (article L. 341-6-1) en reconnaissant la légitimité du travail du salarié, fût-il en situation non régulière, et en imputant la sanction du travail non régulier non pas au salarié mais à l’employeur ; le code de la sécurité sociale en prévoyant une prise en charge de tout salarié victime d’un accident du travail, même s’il n’est pas déclaré.

Là encore, l’organisation de mécanismes juridiques volontairement contradictoires et incompatibles entre eux est porteuse d’insécurité juridique et d’arbitraire. La loi ne peut à la fois admettre la réalité du travail des ouvriers sans papiers, et la nier quand il s’agit d’attester de leur présence effective en France.

Enfin, ajoutant l’odieux au juridiquement inacceptable, la loi « Sarkozy » transforme un texte sur le droit à régularisation en un instrument de police, puisque la plupart des préfectures utilisent désormais systématiquement les fiches de paie produites par les demandeurs à la régularisation pour les traquer sur leurs lieux de travail, et faire pression sur les employeurs pour qu’ils les licencient. Certaines préfectures n’hésitent pas à aller jusqu’à menacer les personnes déposant un dossier avec des fiches de paie de poursuites pénales pour usage de faux.

Pour toutes ces raisons, nous dénonçons cette atteinte caractérisée aux droits fondamentaux des personnes concernées. Nous demandons en conséquence, en particulier au nom des principes qui lui sont supérieurs dans la hiérarchie des normes, d’une part l’abrogation de la disposition litigieuse par les pouvoirs publics ; d’autre part, en tout état de cause, la mise à l’écart de cette disposition par les juridictions qui auront à en connaître. ;

Si vous souhaitez rejoindre cette mobilisation, merci d’adresser un message à l’une des deux adresses électroniques mentionnées ci-dessous, en indiquant clairement vos nom, prénom et qualité, et votre accord pour figurer en qualité de signataires.

Marie-Anne Ballanger

e-mail : ma.ballanger@wanadoo.fr

Cécile Ostier

e-mail : ostiercecile@hotmail.com



Article extrait du n°65-66

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Dernier ajout : jeudi 17 avril 2014, 14:59
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