Article extrait du Plein droit n° 65-66, juillet 2005
« Étrangers en Europe, étrangers à l’Europe »

L’indispensable citoyenneté

Javier de Lucas

Professeur de philosophie du droit et de philosophie politique – Université de Valencia (Espagne)
Toutes les politiques migratoires menées actuellement en Europe réduisent les migrations à leur dimension d’économie de travail. Et le traité constitutionnel ne fait que renforcer cette vision instrumentale de l’immigration guidée par la recherche obsessionnelle d’un maximum de bénéfices. Ce modèle n’est pas acceptable, car il institutionnalise l’exclusion des migrants. On ne peut tolérer qu’une partie de ceux qui contribuent à la société se voient privés de ce qu’exige la démocratie, l’accès aux droits politiques, à la citoyenneté.

La plus grande difficulté à laquelle sont confrontées nos sociétés aujourd’hui, et qui ira en s’amplifiant tant en termes de légitimité que d’efficacité, concerne la gestion de leurs transformations en réalités multiculturelles, tout en respectant les exigences de la légitimité démocratique et de l’état de droit, et en maintenant les minima de cohésion et de stabilité. Ce constat est particulièrement évident quand on se réfère au projet européen. L’Union européenne est un projet politique qui part d’une réalité sociale de plus en plus multiculturelle. Cette évolution exige de nous la capacité de réfléchir et de proposer une argumentation et des mesures qui permettent un modèle pluraliste et inclusif ou, exprimé autrement, égalitaire au niveau juridique et politique, et, en même temps, ouvert à l’insertion de nouveaux sujets publics. Ce qui inclut la rupture du postulat d’homogénéité culturelle et sociale (qui n’est pas économique, juridique, ni politique), condition non obligatoire mais constitutive de nos démocraties, même dans les modèles apparemment antagoniques des États-Unis et de la France.

Il est donc absolument nécessaire de dépasser le point de vue réducteur, qui pourtant se perpétue dans l’Union économique, sur les politiques d’immigration. Car le défi de l’immigration est beaucoup plus important que la difficulté d’accommoder les statistiques et les recours liés aux nécessités du marché du travail, ou les mesures à adopter pour maintenir les standards de l’ordre public.

Pour une égalité entière

Il faut regarder plus loin et comprendre que les flux migratoires sont le catalyseur qui nous place devant l’obligation de repenser à la racine nos réponses à la construction démocratique du lien social et politique, car celles-ci sont porteuses aujourd’hui d’un déficit d’insertion et de pluralité, dans la mesure où elles institutionnalisent l’exclusion des immigrants, sujets de l’espace public, leur impossibilité conceptuelle de pouvoir devenir des citoyens. Sans égalité, il n’y a pas lieu de parler d’intégration. L’égalité est une égalité entière, ou bien ce n’est pas de l’égalité. Pour cela, l’idée d’égalité ou d’intégration doit signifier également l’intégration politique, car la plénitude des droits inclut les droits politiques, le statut de citoyen, ou son équivalent.

De mon point de vue, le plus urgent, dans l’Europe des Vingt-Cinq, et donc en Espagne, est de définir un autre modèle de gestion des flux migratoires, compte tenu de la diversité des populations concernées existantes et à venir, car le modèle que nous avons n’est pas acceptable. Le problème est que la politique migratoire actuelle de l’Union européenne n’est pas dotée d’un cadre adéquat et que l’actuel projet de traité établissant une constitution pour l’Europe ne vient pas apporter de solution. Le test de l’accès des immigrants à la citoyenneté est un des arguments les plus clairs de ce déficit.

Le projet de constitution peut-il représenter un espoir pour les étrangers ? Contient-il une ouverture quant à l’accès à la citoyenneté ?

En réalité, nous devrions voir au-delà. La question n’est pas de savoir s’il faut ouvrir des brèches et lesquelles pour que les immigrants puissent accéder à la sacro-sainte citoyenneté, privilège exclusif des citoyens des États nationaux européens. Non. La vraie question, beaucoup plus importante et qui montre à quel point l’immigration est une question politique centrale est : la dissymétrie, les conditions de discrimination et de domination qui dessinent le statut juridique des immigrants n’exigent-elles pas de réviser notre réponse sur la façon de formuler le lien social et politique, sur notre modèle de souveraineté et de citoyenneté, pour l’accommoder aux exigences d’une gestion démocratique des sociétés multi-culturelles (qui le sont aussi par la présence structurelle des flux migratoires), c’est-à-dire, qui soit en accord avec les principes de l’État de droit, les droits humains ? Quelle citoyenneté devons-nous offrir à nous-mêmes et aux immigrants ? L’Europe s’achemine-t-elle vers la construction d’une nouvelle citoyenneté ?

La réponse est simple et radicale. C’est non. Le traité constitutionnel se limite à approfondir les dogmes de notre vision sur l’immigration, la mal nommée « politique migratoire ». Des dogmes qui réduisent les migrations à leur dimension d’économie de travail, qui donnent du phénomène une vision instrumentale, limitée et égoïste, comme obsédée par la recherche d’un maximum de bénéfices, que nous avons fini par accepter comme nécessaire, mais que nous nous refusons à considérer dans son intégralité, en tant que phénomène social global. Une vision focalisée sur l’arrivée de travailleurs et de main-d’œuvre, et non sur celle de personnes et de cultures, qui veut que l’immigrant soit seulement un travailleur étranger invité à remplir une fonction et à partir quand il l’aurait accomplie.

Impensable qu’ils envisagent de rester

Ce dogme induit une prétendue politique d’immigration, réduite à sa fonction de police des frontières et de comptabilité statistique débouchant sur la formule magique du nombre d’immigrants strictement nécessaires et supportables, nombre dont personne ne sait par quel diable on a pu l’établir. Sans oublier la paranoïa qui, depuis le 11 septembre 2001, voit dans chaque immigrant, un terroriste en puissance. Tel est le cocktail qui résume notre politique de migration : blinder les accès pour ceux qui doivent devenir provisoirement des travailleurs étrangers nécessaires, et lutter de façon ouverte contre le supposé cancer de l’immigration illégale. Comme il est impensable que les immigrants puissent avoir l’intention de rester, ce qui relève de l’intégration semble être négligeable.

En ce sens, le traité constitutionnel ne reprend même pas les quelques recommandations positives issues du conseil européen de Tampere d’octobre 1999. Le conseil avait réussi à imposer une nouvelle conception des flux migratoires en tant que phénomène structurel qui devait être géré de manière démocratique, en conjuguant la légitimité qu’exige le respect des droits universels, les conditions d’égalité, avec la coopération avec les pays d’origine afin qu’ils avancent sur le plan du respect des droits humains, de l’État de droit et de la démocratie. Ce pari allait jusqu’à donner la priorité aux politiques d’intégration comprises comme un processus bidirectionnel exigeant négociation entre la société d’arrivée et primo migrants (que nous refusons de considérer comme nouveaux voisins, parce que nous ne voulons pas qu’ils s’imaginent pouvoir rester). Ces politiques d’intégration signifiaient surtout égalité totale de droits entre citoyens nationaux et étrangers. Le traité constitutionnel a été clairement une occasion ratée. Il se contente de reprendre le modèle centré sur l’immigration de travail et à insister sur le contrôle de la gestion des flux de manière à sélectionner des immigrants qualifiés.

Il est certain que, bien que le traité d’Amsterdam ait fixé au mois de mai 2004 la communautarisation des politiques d’immigration, un an après, il ne reste plus que quelques éléments de cette politique, et pas précisément les plus présentables. Les dernières initiatives des institutions européennes au niveau de l’exécutif (conseil, commission) ont réitéré l’obsession sécuritaire et repris le langage de l’immigration comme objet d’équilibre du marché du travail. Le conseil européen de La Haye de novembre 2004, alors que le texte du traité constitutionnel était en phase de ratification, propose une philosophie européenne détaillée de la politique d’immigration, dans laquelle l’instauration de contrôles biométriques des immigrants prend plus de place que les questions d’intégration.

De son côté, la Commission a présenté, en janvier 2005, son Livre vert sur l’immigration économique dans lequel elle insiste sur cette obsession que les bons et les vrais immigrants sont seulement les travailleurs étrangers nécessaires dans nos conjonctures de marché et disposés à accepter les conditions que nous leur imposons. Les priorités consistent donc, une fois de plus, à trouver les procédures qui favoriseront le recrutement, dans les conditions les plus rentables, des travailleurs que nous voulons recevoir et, dans ce contexte, le Livre vert s’interroge sur un éventuel assouplissement, pour ces seuls travailleurs, du régime du regroupement familial. Dit autrement, la Commission ne considère pas l’unité familiale comme un droit mais seulement comme une mesure de politique de gestion des flux.

Compte tenu de ces antécédents, on comprend que le traité constitutionnel n’accepte pas grand chose, comme en témoigne le refus d’élargir la notion de citoyenneté européenne à ceux qui rempliraient la condition de résidence stable, comme l’a demandé le mouvement « Appel pour la citoyenneté » et le « Manifeste de Madrid », de juin 2004. L’article I-10 est clair : « Toute personne ayant la nationalité d’un État membre possède la citoyenneté de l’Union. La citoyenneté de l’Union s’ajoute à la citoyenneté nationale et ne la remplace pas  ». Il n’est pas question d’ouvrir la notion de citoyenneté au-delà des États membres. Rien n’est dit de la citoyenneté plurielle et inclusive, et cela malgré la devise de l’Union européenne qui est « Unie dans la diversité  » (article I-8). Mais quand le traité constitutionnel parle de diversité culturelle à promouvoir, il s’agit de la diversité culturelle européenne, pas de celle du reste du monde. Comme l’indique l’article II-8, « [L’Union] respecte la richesse de sa diversité culturelle et linguistique  ». Qu’est-ce que cela signifie ? Y a-t-il une diversité culturelle de l’Union européenne, une autre de l’Europe, et une autre étrangère qui ne pourra jamais devenir européenne ? Quelle notion de culture, de processus culturel, traduit cette proposition ?

Pour les constituants (la Convention puis la Conférence intergouvernementale) l’octroi de la citoyenneté est strictement subordonné à la nationalité d’un des États membres. C’est la même chose avec la culture : il y a domination d’une culture neutre, définie semble-t-il en termes essentiels, étatiques, fermés, excluants, rejetant par là même l’égalité pleine pour les résidents stables ou permanents déjà cités (rappelons qu’ils représentent quelque vingt millions de personnes, c’est-à-dire l’équivalent du septième pays de l’Union européenne). Ils pourront certes se mouvoir librement à l’intérieur de l’espace de l’Union européenne, mais ne pourront pas s’installer pour travailler. Finalement, les droits que nous reconnaissons à ceux qui ne sont pas Européens de souche, nous les leur concédons du bout des lèvres comme un privilège ou un acte de générosité paternaliste…

Ainsi, dans la référence à la politique d’immigration, inclue dans le chapitre IV (espace de liberté, de sécurité et de justice), le titre « Politique sur les contrôles aux frontières, asile et immigration  », donne une idée de la façon dont on appréhende la question de l’immigration. Il est prévu d’élaborer une loi ou loi-cadre européenne pour la régulation du contrôle aux frontières [1], la délivrance des visas, les conditions d’entrée, de séjour et d’expulsion, et de définir les droits des ressortissants de pays tiers qui résident légalement dans l’espace communautaire.

Accéder à la citoyenneté

Mais, en réalité, et bien que l’on proclame que l’Union va développer une politique commune d’immigration destinée à garantir, à tout moment, « un traitement équitable des ressortissants de pays tiers qui résident légalement dans les États membres  », il n’est pas question d’intégration sauf pour dire que la loi cadre européenne « pourra établir des mesures pour inciter et soutenir l’action des pays membres destinée à favoriser l’intégration des ressortissants de pays tiers qui résident légalement sur son territoire, avec exclusion de toute harmonisation des dispositions légales et réglementaires des États membres  » [2].

L’important est ailleurs : il porte sur la façon de rendre plus efficace l’imperméabilité de nos frontières et les mécanismes de transit des immigrants désirés, et parvenir à ce que cela se fasse à notre avantage et à moindre coût. Comment peut-on soutenir qu’on mène des politiques de coopération et de co-développement avec les pays d’origine alors que ces politiques ont surtout une fonction policière reposant sur une conception géostratégique, à savoir le rôle de l’Union européenne dans le monde. Il s’agit là d’une attitude néo-coloniale qui consiste à ériger l’Union européenne en métropole des pauvres dépendants.

Nous arrivons ainsi au sujet principal qui est comment rendre la citoyenneté accessible aux immigrants. Certains ont signalé les contradictions qui existent dans le projet de « citoyennisation » des immigrants et le rendraient inacceptable. Je me réfère très concrètement à la position de Sandro Mezzadra et Saskia Sassen, qui sont deux exemples de ce que peut être et doit être la provocation intellectuelle, l’indispensable tâche de mise en question de ce que l’on nous présente comme évident, puisqu’il s’agit des dogmes habituels de la pensée unique sur lesquels se fonde une bonne partie de la pensée politiquement correcte, et en particulier de « la bible progressiste ». Les deux auteurs ont abordé, dans une perspective critique, l’analyse des modèles de politiques migratoires qui tendent vers un même résultat, la tranquillité des bonnes consciences et le maintien du statu quo.

Mezzadra questionne ce que peu ont osé dénoncer de peur d’être taxés d’irresponsables ou d’ingénus incurables : le droit à la mobilité vraie qu’il appelle, de façon provocante, le « droit de fuite ». On est évidemment très loin de la mobilité sélective imposée par le modèle du marché global qui, alors qu’il abat toutes les frontières pour faire circuler le capital et les marchandises, s’emploie à bâtir des voies étroites et des murs de contention aux immigrants qui deviennent du coup des fugitifs. Cette position met en lumière les deux extrêmes habituels de l’analyse critique des flux migratoires actuels, avec, d’un côté, l’idéalisation des immigrants que l’on va jusqu’à considérer comme le nouveau sujet révolutionnaire universel et, de l’autre, leur présentation comme des victimes de la nouvelle phase de colonisation entreprise par le capitalisme global.

La thèse la plus intéressante pour le débat sur la citoyenneté est celle qui, dans la ligne de Sassen, estime que l’idéal de l’accès ou de l’intégration des immigrants à la citoyenneté présente des risques, à commencer par celui de rompre le respect que l’on a envers l’autonomie du projet migratoire lui-même qui ne passe pas nécessairement par le séjour définitif (ni même stable) dans le pays d’accueil. Mezzadra, comme Sassen, essaie d’aller plus loin dans sa lecture ingénue du message « progressiste » qui part de la critique inévitable du lien entre nationalité et citoyenneté pour construire une politique de la citoyenneté qui s’affranchit de la naturalisation comme rite obligatoire, mais ne prévient pas du risque que, de cette façon, on favorise ce qu’il qualifie de projet de « citoyennisation » qui ne peut pas ne pas être aliénant, une forme de plus de domestication.

Les risques d’un discours homogénéisant

Cette critique serait complémentaire de celle dénoncée par Sassen qui, au-delà de ce qui aujourd’hui semble être un lieu commun de la gauche (la défense du droit de vote municipal comme droit des immigrants résidents), considère qu’avant de poser la question de la citoyenneté et de la résidence, on devrait proposer la critique du discours homogénéisant qui ne tient pas compte de la politique d’immigration et de ses instruments (le droit de l’immigration), et renforce les mécanismes de discrimination, de hiérarchisation et de domination dont souffrent les femmes migrantes. Car, au cœur de cette contre-géographie de la globalisation à laquelle il se réfère, on trouve non seulement de nouveaux territoires mais surtout de nouveaux sujets, de nouveaux agents (pas si neufs que ça, en réalité) : en premier lieu, les femmes, ce qui s’explique par la féminisation croissante de la force de travail et la pauvreté présentes dans les modèles de gestion des flux migratoires.

A mon avis, ces auteurs n’ont pas tort, si l’on examine l’optique paternaliste, unilatérale, qui domine une bonne partie des expressions de ce projet européen, même quand ils se risquent à parler de citoyenneté et de droit de participation. Cependant, je ne pense pas que l’on doive généraliser. Il y a des expériences positives, des projets menant à une citoyenneté plurielle et intégratrice, des exemples tels que l’actuel projet de plan de citoyenneté et d’immigration de la « generalitat  » de Catalogne et, surtout, quelques initiatives municipales qui ne méritent pas cette disqualification. Pour ma part, j’ai défendu de manière répétée la légitimité d’un processus d’accès à la citoyenneté, à l’intégration civique, donc politique, qui débuterait au niveau municipal et qui s’étendrait en termes d’intégration, de pluralité et de graduation comme un droit, en tout cas pas comme une obligation, et encore moins comme un privilège ou un alibi pour prolétariser et assujettir ces sujets.

Nous savons qu’une bonne partie des immigrants n’essaie pas de se convertir en citoyens, car ils désirent garder leur identité qui les renvoie à leur condition de citoyen du pays d’origine. Néanmoins, ils désirent bien sûr l’égalité entière des droits et, pour cela, ils veulent voter, être capables de décider. Ils veulent la citoyenneté juridique mais aussi la citoyenneté politique si l’on peut. Je crois que c’est là que se trouve la clé : bâtir un modèle de citoyenneté qui n’exige pas de rompre avec ses racines et qui permette de participer pleinement.

A mon sens, cela exige de développer une notion différente de citoyenneté, un modèle qui permette la citoyenneté plurielle, simultanée (puisqu’il n’existe pas de citoyenneté transfrontalière), la citoyenneté multiple, bien que cela suppose de suspendre certains droits qui y sont attachés s’ils s’exercent dans d’autres pays. Cette citoyenneté graduelle, commencerait par la première communauté politique, la cité. Pour cela, on part de la notion d’immigrants comme voisins, résidents et, par conséquent, comme citoyens de ces premières communautés politiques que sont les villes, avec tous les droits et devoirs des autres voisins, les habitants des villes qui sont arrivés avant eux et qui, comme ressortissants de l’État, sont naturellement citoyens.

C’est pourquoi, ils ne doivent pas avoir seulement des droits civiques et sociaux mais également des droits politiques. Le premier échelon de la citoyenneté civique serait à nouveau le premier échelon de l’idée européenne, les cités, la communauté politique municipale. Ce projet contribue à la révision des critères qui définissent l’appartenance, le titre de souveraineté et de droit. Cela signifie réexaminer nos propositions concernant les droits de participation politique. Une partie importante de cette réponse demande, à mon avis, que l’on favorise les instruments associatifs des et pour les immigrants.

Pour le reste, il s’agit d’un argument qui reçoit un appui social et citoyen considérable, à travers des mouvements et des initiatives de tous horizons mais qui se rejoignent pour ancrer l’accès à la citoyenneté dans la résidence stable (à partir de trois ans), au niveau local. Cette citoyenneté de voisinage, avec des droits politiques entiers au niveau municipal (ce qui va au-delà du droit au suffrage actif ou passif, du droit de vote) serait à la fois multilatérale (double, triple ou même quadruple) et graduelle, depuis le premier niveau d’autonomie, jusqu’à celui de l’État pour arriver ensuite au niveau européen.

Il s’agit d’ouvrir ces prisons de fer qui enferment la citoyenneté, celle du lien nationalité–travail formel–citoyenneté, et celle de citoyenneté–espace public–genre. Il s’agit de créer de nouvelles formes de citoyenneté, plurielles, multilatérales, à caractère graduel, qui se connectent à la citoyenneté comme « droit à la citoyenneté », « droit à la cité », « droit à la présence », surtout pour ceux qui ont été abandonnés aux territoires où, officiellement, ils ne résident pas, n’ont pas de pouvoir, en considérant qu’à partir de ces espaces, ces acteurs (les femmes, les immigrants, surtout les sans-papiers) sont en train de tisser une nouvelle politique.

La solution consiste à éviter la dépendance entre la citoyenneté et la nationalité (par naissance ou par naturalisation) laquelle met en relief l’incapacité de la proposition libérale à surpasser les racines ethno-culturelles du prétendu modèle républicain de citoyenneté. La citoyenneté doit revenir à ses racines et s’appuyer sur la condition de résidence. D’où l’importance de la notion de voisinage, de citoyenneté locale qui, d’autre part, est celle qui nous permet de comprendre plus facilement comment les immigrants partagent avec nous – les citoyens de la ville, les voisins – les tâches, les besoins, les devoirs et par conséquent aussi les droits qui en découlent.

La difficulté, comme je l’ai dit plus haut, réside dans la manière de rendre accessible cette condition de résidence stable équivalente à celle de citoyen. S’agit-il d’une condition que l’on acquiert simplement après une période consolidée de résidence (de quelle durée : trois ans, cinq ans ou plus ?) ou est-il nécessaire, en plus, de passer un test d’adaptation ou d’intégration et de loyauté constitutionnelle (examen de langue, de connaissance de la Constitution), à l’image du dispositif en vigueur aux États-Unis, et que quelques pays de l’Union européenne ont adopté ?

Pour ma part, en accord avec Carens ou Rubio Marin, je considère qu’il doit s’agir d’un effet automatique, qui découle de la stabilité de résidence. En dépit du caractère raisonnable de quelques unes des conditions énoncées, on ne peut ignorer que tout ce qui dépasse un principe simple, celui de la libre acceptation de la mise en ordre juridico-constitutionnelle, me semble approcher dangereusement d’un modèle d’assimilation culturelle en tant que condition de l’intégration politique.

Comme nous l’avons vu, la recette est très simple : ce que l’on doit exiger des immigrants comme des citoyens est le respect ou mieux, l’accomplissement de la légalité juridico-constitutionnelle (car le terme de respect et surtout tous les autres termes équivalents utilisés pour parler du « contrat civique d’adhésion des immigrants », comme l’avait proposé Jacques Chirac, en France, sont emprunts de subjectivité). On ne peut demander ni plus ni moins. Les immigrants n’ont pas à offrir plus que ce qui est exigé des citoyens. Pourquoi devraient-ils prouver qu’ils connaissent la Constitution et pas les citoyens ? Les citoyens portent-ils par hasard en eux, dès leur naissance, une carte génétique relative à la Constitution ?

Le modèle de gestion démocratique de sociétés plurielles comme les nôtres dans lesquelles les immigrants sont un facteur important et, de plus, représentent ce qui constitue authentiquement le contrat démocratique, car ils nous ont choisis comme société d’accueil, ne peut pas résister plus longtemps à cette exclusion institutionnalisée dans laquelle une partie de ceux qui contribuent à la société et aux charges de l’État se voient privés de ce qu’exige la démocratie, le droit d’intervenir et de décider des critères de gestion de la vie publique. Ce sont là les droits politiques qui vont au-delà du droit de vote. Et ces droits, la citoyenneté, doivent pouvoir être à la portée de ceux qui veulent faire partie de notre société. ;




Notes

[1Article III-265.2 du traité constitutionnel.

[2Article III-267.4 du traité constitutionnel.


Article extrait du n°65-66

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Dernier ajout : jeudi 19 juillet 2018, 15:57
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