Article extrait du Plein droit n° 71, décembre 2006
« Histoires de mobilisations »

Évacuation de Cachan : l’État absent

Jean-Luc Rongé

Après l’expulsion du « squat » de Cachan, la commune a pris en charge l’hébergement d’urgence dans le gymnase « Belle-Image » des familles qui refusaient le logement en hôtel organisé par la préfecture. Les services départementaux, qui sont intervenus pour assister les enfants et les mères dépourvus de tout, confinés dans ce lieu exigu où sont demeurées plusieurs centaines de personnes durant cinquante-cinq jours, ont donc été contraints de gérer ce qu’on peut appeler une crise humanitaire. Michèle Créoff, directrice du pôle enfance du département du Val-de-Marne, expose les défis auxquels les services départementaux ont dû faire face.

Michèle Créoff 

– Plus de mille personnes étaient installées à la résidence universitaire du CROUS. Depuis trois-quatre ans, il y avait un dispositif géré par la préfecture pour reloger les gens en situation régulière qui vivaient dans ce squat et accompagner vers leurs pays d’origine ceux qui étaient en situation irrégulière. Le 17 août, les forces de police ont procédé à l’expulsion. Il y restait quatre cents à cinq cents personnes, dont majoritairement des femmes et des enfants.

Le soir, les femmes ont refusé de monter dans les cars affrétés par la préfecture qui devaient les orienter vers des hôtels. Tant et si bien qu’à 19 heures, une centaine de femmes sont restées sous une pluie battante avec cent vingt à cent trente enfants.

Le maire de Cachan a proposé d’héberger les femmes et les enfants pour une ou deux nuits dans le gymnase, qui est une petite salle de sport de deux cents mètres carrés située dans une petite rue entre une école primaire et une école maternelle, en face d’une crèche... en attendant de mobiliser la préfecture pour trouver une solution. La préfecture n’a pas souhaité trouver une autre solution.

Nous nous sommes retrouvés, protection maternelle et infantile et protection de l’enfance dans une situation où nous avions sur ces deux cents mètres carrés une centaine de femmes, cent vingt-six enfants dont quatre-vingts de moins de trois ans, une trentaine de moins de six mois et quatre naissances prévisibles à gérer.

Le choix que nous avons fait, c’est d’être immédiatement présents auprès de ces populations avec plusieurs objectifs : essayer de prévenir autant que possible les problématiques sanitaires, assister la décompensation psychique des mères et des enfants, accompagner les femmes enceintes qui allaient accoucher et informer régulièrement sur l’hygiène minimum à tenir dans le lieu pour éviter la propagation de toute maladie.

Qui intervenait : le pôle Enfance seul, le département ?} C’est le département avec ses différentes directions. La direction de la logistique a commandé et livré des repas pour deux cents personnes tous les jours, puisque les gens n’avaient aucune possibilité de cuisiner ni de tenir au frais. Il fallait éviter les risques d’intoxications alimentaires d’autant que nous avions beaucoup de petits et de femmes. Il était aussi plus judicieux de livrer des repas pour éviter également les problèmes nutritionnels. Ces populations étaient accompagnées par des bénévoles, des militants associatifs et des familles de Cachan et des environs venues soutenir et accompagner les services publics. On n’a pas tout fait tout seuls.

À la PMI, nous avons dégagé deux puéricultrices de liaison au sein du gymnase. Nous avons demandé à des collègues d’arrêter leur travail de secteur pour se mettre à la disposition de familles. Elles ont organisé des femmes-relais à l’intérieur du gymnase : cinq, six femmes, parlant bien le français, qu’elles connaissaient déjà, en qui elles avaient confiance. [...] Elles devaient être également responsables de l’organisation de l’hygiène, du ménage, etc. Les collègues de la PMI les ont organisées avec les bénévoles associatifs. Tous les matins, un médecin de PMI et une puéricultrice passaient au gymnase, se renseignaient auprès des femmes-relais de la situation sanitaire. On faisait un premier tri, on organisait une rapide conversation avec les mères et une visite des bébés. S’il y avait besoin d’une consultation médicale, on emmenait la mère et l’enfant au centre PMI.

Il faut savoir que les femmes et les enfants ne pouvaient pas sortir parce qu’elles se faisaient arrêter par la police qui faisait des rondes et interpellait toute personne sortant du gymnase. Nous ne pouvions pas demander aux femmes de se déplacer au centre de PMI. À l’intérieur, nous ne pouvions pas installer une antenne médicale, parce qu’il n’y avait pas assez de places dans les deux cents mètres carrés occupés par à peu près trois cents personnes. Il a fallu imaginer ce dispositif : un premier tri journalier sur le gymnase et un accompagnement dans les voitures de service, ou celles des bénévoles, des femmes et des enfants qui avaient besoin d’une consultation ou de soins.

Très rapidement, nous nous sommes rendu compte, après une première inquiétude sur un début d’épidémie de gastro-entérite et de dermite, qu’il fallait que nous renforcions le dispositif d’hygiène. Sur place, c’était impossible. Il n’y avait que quelques douches dont une partie était occupée par les grévistes de la faim. Il n’y avait pas de possibilité de baigner les bébés quotidiennement. Nous avons mis en place un convoyage tous les matins, samedis et dimanches compris, d’une trentaine de bébés accompagnés de leurs mères, en voiture, jusqu’au centre de PMI pour donner les bains, et on distribuait des vêtements propres. Leurs effets personnels étaient pour la plupart mis dans des conteneurs placés sous la surveillance de la préfecture. Pour une bonne part, ces familles avaient perdu leurs papiers, leurs cartes « Vitale », les vêtements, ceux des bébés, etc.

Il fallait assurer le change complet des enfants tous les jours, des pieds à la tête. Nous avons distribué le linge à laver. C’est la PMI qui s’en est chargée, en partie. Il fallait distribuer dans les crèches, municipales ou départementales, pour qu’elles fassent tourner les machines. Les familles bénévoles, elles aussi, repartaient le soir avec du linge à laver. La PMI triait les vêtements et les redistribuait tous les matins au gymnase. Ils ont géré ça pendant deux mois.

Nos collègues de PMI participaient aussi à toutes les rencontres des habitants et des associations sur le devenir, non pour participer à la prise de décision, mais pour être présents et, notamment dans les moments de tension – et il y en a eu de très forts –, pour intervenir, prendre les enfants et les extraire du groupe. Ils maintenaient leur présence dans une posture professionnelle là où les populations étaient et où les enjeux se décidaient.

C’était extrêmement important d’être présent parce qu’il fallait qu’un service public soit sur les lieux et nous étions les seuls auprès de cette population. La commune de Cachan a mis à disposition un médecin du centre médico-social pour les hommes.

Toutes ces discussions se passaient dans le gymnase ?} Dans le gymnase ou dehors, il n’y avait pas d’autre lieu. On a eu deux moments de crise importante. Après quinze jours de cette situation, j’ai appelé Médecins du monde (MDM) pour une mission exploratoire. Nous n’avions pas l’expérience de gestion de crise, de regroupement aussi massif sur des lieux aussi exigus. Nous avions besoin que des experts médicaux de l’humanitaire viennent nous dire si le dispositif qu’on avait mis en place était pertinent.

Ils sont venus début septembre. Si nous connaissions la situation sanitaire des femmes et des enfants, on avait cependant des inquiétudes sur celle des autres résidents. Nous avions également un souci en terme de prévention de la tuberculose qui est également de la compétence du département. Dans le cadre de cette mission, MDM a repéré une personne célibataire qui pouvait être potentiellement atteinte de la tuberculose. C’est comme cela que ce cas a été dépisté… et médiatisé. Cela a démontré que nous étions bien dans une crise sanitaire. On s’est très rapidement rendu compte que le protocole du ministère de la santé ne pouvait pas se mettre en place dans les conditions prévues. On ne pouvait pas monter une antenne mobile et on ne pouvait pas dire aux gens d’aller dans les lieux de dépistage puisqu’ils ne pouvaient pas quitter le gymnase sans être arrêtés. D’autres moments forts, c’est que nous avons eu huit naissances. La PMI a accompagné les femmes dans les hôpitaux environnants. Il n’était pas question que les nourrissons retournent sur le gymnase. Nous avons pris plusieurs dispositifs : soit les femmes et les bébés étaient accueillis dans les familles bénévoles durant ces semaines, soit ils étaient accueillis dans les dispositifs « mère-enfant » de l’ASE.

Le préfet a également des compétences en matière sanitaire, notamment la prophylaxie des maladies transmissibles ?} La DDASS était saisie. Elle a proposé qu’on négocie un sauf-conduit, une sorte de corridor sanitaire, des lieux et des trajets sur lesquels le préfet s’engageait à ne pas arrêter les gens. Déjà, on n’avait plus confiance puisque la promesse avait déjà été faite et des gens avaient été arrêtés dans les hôtels où ils étaient hébergés par la préfecture alors qu’il avait donné l’assurance qu’il ne les arrêterait pas. On a essayé de trouver un autre dispositif, on a présenté cette difficulté à la direction générale de la santé. C’était vers la mi-septembre. Au même moment, nous avons diagnostiqué deux cas de varicelle sur les enfants. Nous étions plus inquiets puisque la varicelle, ce n’est pas très grave quand on est dans une situation normale, mais quand on est en surpopulation avec cent vingt enfants en bas âge, des femmes enceintes, en début ou en fin de grossesse, une population vulnérable, stressée, des corps qui ne sont pas en excellente santé en terme de réaction…

Cette inquiétude sur la tuberculose, la varicelle et le devenir des grévistes de la faim a déclenché la prise de position pour une médiation nationale. Au niveau de nos compétences sanitaires, nous avons à chaque fois mobilisé la DDASS en usant des signalements nécessaires sur la tuberculose et la varicelle et à chaque fois, on a monté des dispositifs de gestion de crise avec elle.

La fin de l’histoire, c’est l’évacuation du gymnase à partir d’une médiation avec M. Gaubert de la Licra, M. Sopo de SOS-Racisme et France terre d’asile (FTDA) pour une répartition des populations dans les foyers de FTDA, dans les hôtels et dans des possibilités de relogement pour ceux qui avaient des titres de séjour. Le dispositif d’hébergement de FTDA n’a pas été suffisant. On a dû aménager en pleine nuit une gendarmerie désaffectée, propriété du département, pour accueillir quarante deux personnes, vingt familles composées de dix-neuf adultes et vingt trois enfants. [...]

Le lieu de l’ancienne gendarmerie permet l’installation d’une vie privée et communautaire avec les commodités minimales ?} En pleine nuit, nos collègues des bâtiments ont remis en état les toilettes, le chauffage, les douches et les chauffe-eau… les lieux étaient désaffectés depuis six ans. Aujourd’hui, il y a quatre logements avec une chambre par famille. La cuisine et la salle de bain sont communes à une unité d’habitation de quatre chambres. On termine les évaluations sociales et sanitaires au cas par cas et nous allons essayer de trouver des solutions pour chacune de ces familles, en lien avec le dispositif de FTDA et celui qu’a mis en place le ministère de l’intérieur pour l’examen des dossiers de régularisation.

Le département a des prises en charge hôtelières ?} Sur le Val-de-Marne, nous avons mille deux cents familles à l’hôtel. Dix millions d’euros par an ! Il y a autant de familles à l’hôtel financées par l’aide sociale à l’enfance que d’enfants confiés : mille huit cents à l’hôtel et autant confiés à l’ASE. C’est un dispositif de protection de l’enfance parallèle qui est en train de se mettre en place à partir de l’hébergement. La question la plus urgente que nous avons sur le département, c’est la protection des familles sans domicile. C’est « la » situation de crise, beaucoup plus que les mineurs isolés étrangers ou les alternatives au placement.

Quand vous avez eu les discussions sur la réforme de la protection de l’enfance, je suppose que cette question a été posée au niveau départemental, notamment en matière budgétaire. On a dû se poser la question de la prestation hôtelière : est-ce vraiment une mission de l’ASE ? Faut-il placer les enfants ou héberger les familles ?} La question n’a pas été posée comme cela. Est-ce une mission de l’ASE alors que dans les lois de décentralisation, l’hébergement des familles sans domicile demeure de la compétence de l’État ? Ce qu’on souhaitait, quand on a travaillé sur les propositions de réforme de la protection de l’enfance, c’est que cela soit clarifié et que la loi précise que la mission d’hébergement des familles ou les problèmes de l’habitat indigne sont de la compétence de l’État avec possibilité, pour l’ASE, d’envoyer les familles dans ces situations vers les services de l’État. À la lecture du projet de loi, c’est une proposition qui n’a pas été retenue.

On n’a jamais présenté le problème du placement des enfants comme l’alternative à l’hébergement à l’hôtel. Ce n’est pas judicieux, le placement est là lorsque la séparation est nécessaire en terme de trouble du lien, ce qui n’est pas le cas des familles qui sont à l’hôtel. Elles ont des difficultés liées à leur situation, mais elle sont en capacité d’élever leurs enfants, elles gardent leurs compétences. L’autre raison, même si c’est beaucoup plus cynique, c’est que cela coûte beaucoup plus cher de placer un enfant à l’ASE que d’héberger la famille à l’hôtel. Même avec la présence régulière de puéricultrices, il n’y a pas photo avec le prix de journée d’un foyer de l’enfance.

Le seul placement d’enfant qui a eu lieu faisait suite à l’arrestation de ses parents. L’affaire a été médiatisée : les parents avaient été mis à l’hôtel après la première évacuation, puis placés en centre de rétention. L’enfant de deux ans, atteint d’une grave maladie, nous a été confié. Les parents ont été finalement libérés parce que la maladie de l’enfant était incurable dans le pays de destination.

Par notre présence sur les lieux, nous avons tout fait pour éviter d’avoir à placer des enfants.

Vous avez géré une crise humanitaire…} La situation vécue est une belle illustration de ce qui est en train de se produire : une protection de l’enfance à deux vitesses. On a des dispositifs extrêmement complexes et sophistiqués sur les pathologies du lien, et puis une protection à destination des familles étrangères où l’on est dans l’action humanitaire, où la question du traumatisme que vivent les enfants et les femmes enceintes n’est vraiment pas la question fondamentale que se posent les pouvoirs publics.

Les psychologues ont-ils détecté des stress post-traumatiques que peuvent subir des enfants qui ont été témoins ou victimes de situation dures, violentes ?} Dans des situations semblables que nous avions vécues précédemment, il y avait une présence du Samu. Ici, le Samu n’est pas passé. Je n’ai jamais vu ça. C’est le Samu qui diligente les cellules d’appui psychologique. Il est rattaché à un hôpital mais il est mobilisé par l’État. Le préfet considérait que ce n’était pas son souci. On a analysé des moments de prostration extrêmement inquiétants sur des enfants et sur des femmes. On a géré tant bien que mal avec nos services PMI. Il faudra qu’on garde un œil sur ces situations ; on est inquiet pour un certain nombre de ces enfants. Sur le site de l’ancienne gendarmerie, nous avons demandé l’intervention d’une de nos psychologues spécialisée dans la gestion du stress post-traumatique. On lui a demandé une première évaluation. Elle a déjà constaté des situations psychologiques inquiétantes auprès des femmes et des enfants qui résident là.

Les enfants ont vécu l’expulsion de l’ancien bâtiment universitaire, deux ou trois épisodes violents autour du gymnase avec la police qui chargeait des femmes qui portaient des enfants, et la dernière évacuation n’a certes pas eu lieu dans la violence, mais dans un climat de précipitation, de peur, d’hésitations. Ils montaient dans les cars, devaient en redescendre, les parents ne savaient pas où ils allaient. Ils ont tous vécu des moments de violence pure et un stress constant. Les derniers moments où on allait au gymnase, les enfants s’accrochaient aux adultes qui passaient. On voyait bien les indicateurs d’enfants qui étaient en situation de stress. Quelques-uns restaient prostrés. On n’est pas du tout rassurés du devenir de ces enfants à moyen terme.

Quant aux familles qui ont été hébergées dans d’autres départements, je ne sais pas ce qui va être négocié avec France terre d’asile.



Article extrait du n°71

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Dernier ajout : jeudi 17 avril 2014, 14:59
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