Article extrait du Plein droit n° 71, décembre 2006
« Histoires de mobilisations »
Résistance à l’immigration jetable
Nathalie Ferré *
Maître de conférence en droit privé à l’université Paris XIII, Présidente du Gisti
L’existence d’une énième réforme du statut des étrangers a surpris au début de l’hiver 2005. Certes, on sait la propension des ministres de l’intérieur qui se sont succédé à vouloir laisser trace de leur passage, prolongé ou furtif, place Beauvau. Mais celui alors en fonction avait déjà endossé la paternité d’une loi, celle du 26 novembre 2003, modifiant le code de l’entrée et du séjour des étrangers en France et du droit d’asile (Ceseda), et d’aucuns pouvaient raisonnablement penser, eu égard aux importants changements apportés, qu’il n’était pas temps de se remettre à l’ouvrage. Une nouvelle intervention pouvait être jugée d’autant plus surprenante que Nicolas Sarkozy n’avait eu de cesse de vanter les qualités et les mérites de son avant-dernier opus, parfaitement équilibré et susceptible – enfin ! – de maîtriser l’immigration. Mais il y a des ambitions personnelles et des stratégies politiques qui ne font guère bon ménage avec l’utilisation réfléchie de la loi. Bref – et chacun(e) est prié(e) d’en être convaincu(e) – il fallait encore une loi pour désigner le problème et apporter enfin des solutions appropriées. Le calendrier était alors bien pesé et pensé. Comme la partition qui va se jouer entre l’intérieur et les organisations.
Lorsque des associations récupèrent la première version du projet (datée du 18 décembre et supposée confidentielle) en pleine période de vacances de Noël, elles s’aperçoivent très vite que cette réforme a un parfum particulier. D’abord, elle comprend des dispositions extrêmement dures à l’égard de catégories d’étrangers pouvant faire valoir des droits à vivre en France. Comment ne pas être effrayé en effet par l’acharnement orchestré contre le regroupement familial et les conjoints de Français ? On sait que d’autres catégories de personnes sont dans le collimateur, mais qu’il existe des oppositions entre le ministère de l’intérieur et celui de la cohésion sociale, laissant place à des incertitudes sur le sort qui leur sera finalement réservé. C’est le cas en particulier des étrangers malades, catégorie qui sera finalement maintenue en l’état [1]. On constate aussi, dans le même temps, que la réforme qui s’annonce entend mettre en place une reprise de l’immigration de travail et de « prestige » ; on s’amuse déjà, non sans ironie et effroi, de la nouvelle carte alors appelée « capacités et talents » (qui deviendra ensuite « compétences et talents »). Selon un postulat qui prend des allures de slogan, la seconde immigration – voulue – doit se substituer à la première, non désirée. Plus tard, en février 2006, lorsqu’il s’agira de présenter la réforme à l’opinion, le ministre de l’intérieur aura définitivement fixé le leitmotiv de sa campagne de communication : il faut arrêter l’immigration subie et promouvoir une immigration choisie.
Ainsi, en janvier 2006, à l’appel de quelques associations œuvrant dans le champ de l’immigration et de l’asile depuis des années, nombreuses sont les organisations (syndicats, ensemble des partis de gauche sauf le Parti socialiste, collectifs de sans-papiers…) qui se retrouvent dans les locaux de la Ligue des droits de l’homme pour dénoncer l’avant-projet. Le texte est décrypté pour les profanes, analysé et mis en perspective. C’est le début d’une mobilisation, d’un véritable élan qui tranche avec la façon peu concertée dont les mêmes organisations avaient tenté de révéler les dangers de la précédente réforme.
Naissance de l’Ucij
L’un des premiers exercices de ce collectif naissant est de se doter d’un nom suffisamment identifiable pour désigner son objet et prompt à mobiliser : ce sera finalement « Uni(e)s contre l’immigration jetable ». Il est apparu très vite aux yeux de tous que ce qui caractérisait le projet, ce ne sont pas tant les atteintes aux libertés et droits fondamentaux des étrangers que les modalités choisies pour la reprise d’une immigration légale officielle. En effet, le projet met en place très clairement différents statuts, assortis de droits modulables selon lesdits statuts, avec pour figure dominante, celle du travailleur temporaire dont le droit au séjour est strictement aligné sur la durée du contrat de travail imposée par l’employeur. Dans les premières versions, il est prévu le retrait automatique du titre en cas de perte d’emploi. Voilà le modèle-type du travailleur jetable, corvéable, placé dans une extrême subordination à l’égard de celui qui l’emploie, réduit à sa force de travail et condamné à se taire.
Le collectif imagine un visuel – sur fond vert, une poubelle barrée avec un homme à l’intérieur – qui inspirera nombre d’opposants au « contrat première embauche ». L’image du « jetable » sera du reste le point cardinal de la convergence des luttes sociales en ce début d’année 2006. L’Ucij a participé par la suite à toutes les manifestations « anti-CPE », à la fois par conviction et par l’envie de montrer qu’il y avait là un projet global de société nécessitant la mobilisation de tous.
Tous les lundis soirs pendant six mois, l’Ucij va ainsi se réunir et décider des actions à mener en vue de combattre le projet [2]. Une des premières missions que se donnent les organisations participantes est d’informer sur le texte. Lors du premier meeting, fin janvier 2006, plus d’un millier de personnes s’entassent dans la grande salle de la bourse du travail, rue Charlot à Paris. C’est le début d’une longue série de débats et de rencontres en région parisienne et en province, où se sont créés des collectifs Ucij locaux, où un public de convaincus et de néophytes sur le sujet vient entendre parler de la réforme et réfléchir sur les formes d’action.
Outre une pétition [3], le collectif – et c’est là à notre connaissance une première – va proposer, sur son site [4], à la disposition de tous, une analyse réactualisée de la réforme. Cette analyse va être largement utilisée, et constituer – ce qui n’est pas courant pour un document de nature juridique – un instrument de mobilisation. Elle va permettre aussi à l’Ucij d’apparaître dans le champ public. Les parlementaires notamment vont en faire un outil de travail qui servira de base aux réunions préparatoires aux débats à l’Assemblée nationale et au Sénat, orchestrées par l’opposition.
Le jeu du collectif
Pendant de longues semaines, les organisations vont accepter de s’effacer derrière l’Ucij. Il y aura bien quelques écarts ou divergences de vue, mais globalement le caractère collectif de la lutte l’a emporté. Il y a alors, de façon indiscutable, une volonté commune de faire reculer le projet gouvernemental. Les spécificités et les modes d’action propres des organisations, leur histoire aussi ne viendront pas altérer cette volonté. Ainsi, pour ne prendre qu’un exemple, en mars 2006, alors que le projet a été présenté un mois auparavant au comité interministériel de contrôle de l’immigration, qu’il est ficelé et déposé au Parlement, le ministère de l’intérieur prend contact avec quelques organisations sélectionnées aux fins d’échanger sur la réforme. Elles refuseront dans l’ensemble d’y aller, en indiquant l’inutilité de la démarche, l’opération de communication qu’elle induit et… l’existence d’une analyse commune, expression de la position collective sur la réforme entreprise. Quand les débats à l’Assemblée nationale commencent et que le temps des auditions est arrivé, l’Ucij demande à être auditionné en tant que tel et impose de choisir lui-même ses représentants avec le souci de combiner compétences et stratégie politique et de montrer la diversité de sa composition. C’est ainsi qu’il se présentera devant la commission présidée par Thierry Mariani, désigné comme rapporteur du projet.
Des représentants de l’Ucijont collaboré de manière régulière avec certains députés et sénateurs de l’opposition. La façon de participer aux travaux parlementaires suscite toujours des interrogations et des divergences au sein des collectifs. Elle se pose de façon générale en termes de mesure : jusqu’où doit-on aller ? Certaines organisations estiment que la collaboration doit s’arrêter à l’analyse critique des textes en préparation et qu’il appartient aux seuls élus de rédiger des amendements ; d’autres au contraire penchent pour une coopération plus étroite de façon à éviter le pire et de corriger – ou de tenter de corriger – de la meilleure façon possible les dispositions les plus iniques. Ce débat a bien évidemment eu lieu au sein de l’Ucij. Il a été décidé, à une large majorité, que le collectif en tant que tel ne proposerait pas d’amendement… Plusieurs organisations membres ont néanmoins accepté de soutenir le travail des quelques parlementaires mobilisés, non pas en écrivant directement quelques amendements parmi les plus délicats, mais du moins en proposant de les relire. Rappelons ici que le texte a été adopté selon la procédure d’urgence [5], ce qui ne se justifiait aucunement et a représenté un obstacle de fait au travail de l’opposition et, donc, une entrave à l’exercice du pouvoir législatif.
On ne peut pas, dans cette brève rétrospective, ne pas dire quelques mots sur le comportement du Parti socialiste. Il a fallu en effet patienter avant que ledit parti ne se décide à rejoindre le collectif en signant la pétition évoquée plus haut [6]. La rencontre obtenue avec le secrétaire général, l’engagement individuel d’élus socialistes et de fédérations en pointe, et l’insistance du mouvement des jeunes socialistes, membre de l’Ucij dès sa constitution, ont fini par convaincre le PS de dépasser ses réticences qui ne tenaient pas a priori au fond du projet et donc de sa potentielle dénonciation, mais plutôt à la façon dont son positionnement serait vécu et à l’accueil que des organisations si diverses – et pour certaines très hostiles au Parti socialiste – pouvaient lui réserver. En tout état de cause, nous n’étions pas dans le même contexte qu’en 2003, où le PS avait été plutôt silencieux sur la première réforme entreprise par l’actuel ministre de l’intérieur, double peine oblige. La signature du Parti socialiste n’a pas entraîné une réelle mobilisation de ses adhérents contre le projet, et son implication est restée fort modeste : aucun représentant ne sera jamais présent aux réunions hebdomadaires.
Si la lutte contre le projet sur l’immigration et l’intégration a souffert de la mobilisation sur d’autres fronts (multiples manifestations contre le CPE), elle en a aussi profité. Certes, au bout du compte, un projet gouvernemental a échoué, un autre a été adopté sans mettre en péril, loin de là, le gouvernement, et toute idée de comparaison quant à l’ampleur des mouvements sombrerait dans le ridicule. Il n’en demeure pas moins que la convergence des luttes (précarité, mépris de la personne humaine…) a naturellement permis le rapprochement des acteurs de terrain et des artisans de l’opposition : rencontres et discussions avec les étudiants, rapprochements syndicaux…
On pourrait dès lors se demander pourquoi ce contexte propice n’a pas permis de faire reculer l’État par l’abandon d’un texte dont les pouvoirs publics pouvaient largement se dispenser, tout en mettant en œuvre l’entreprise générale recherchée et affichée (on pouvait déjà, avant de changer la loi, choisir les étrangers dont « on » a besoin, les enfermer dans un statut précaire, poursuivre les pratiques extrêmement dures, voire illégales, à l’égard des membres de famille et les empêcher de venir, etc…). Il n’y a pas une raison, mais une conjonction de facteurs : une mobilisation déjà longue qui avait épuisé les « troupes mobilisables » (comme les jeunes lycéens et étudiants, notamment), une réticence syndicale récurrente de la part, si ce n’est des structures, en tout cas de la base, une opinion publique convaincue que l’immigration est un problème et que les propositions pour le régler sont a priori légitimes, l’art de communiquer du ministre de l’intérieur… Cette difficulté de rassembler dans la durée contre les projets iniques dans le champ de l’immigration et de l’asile constitue une constante, sous réserve de mouvements de solidarité inattendus (comme autour de Cachan) [7].
Lutter contre les pratiques
Dans le champ propre à l’immigration, le projet apparaît dans un contexte particulièrement délétère en termes de pratiques administratives et policières. Le gouvernement osera même publier une circulaire, en date du 21 février 2006, passée relativement inaperçue au-delà des cercles d’initiés, et qui, derrière un juridisme effrayant, est un véritable manuel pour l’arrestation des sans-papiers. Elle autorise, sans le dire, les agents de l’ordre à procéder à des contrôles au faciès avec le concours notamment des procureurs [8]. L’Ucij a très vite pris acte qu’un certain élargissement de son objet initial était indispensable : à sa lutte contre le projet, il était urgent d’intégrer la lutte contre les pratiques.
Par ailleurs, le combat de l’Ucij va rencontrer celui du Réseau éducation sans frontières (RESF), qui rassemble pour partie les mêmes militants [9]. En mai 2006, le jour même où le projet de loi s’apprête à être discuté au Sénat, le ministre de l’intérieur annonce, avec fracas, qu’il va régulariser certaines familles « sans papiers » ayant un ou des enfants scolarisés en France. Il y a des hasards de calendrier qui ne trompent pas. Outre la volonté de détourner l’attention du projet, le moment choisi coïncide avec la montée en puissance de la mobilisation de RESF à l’approche de la fin de l’année scolaire… et donc de la mise à exécution de la menace de Nicolas Sarkozy, à savoir en finir avec le moratoire arraché en octobre 2005 et procéder à l’éloignement effectif d’étrangers sans papiers avec enfant(s) scolarisé(s). Lors de la conférence de presse organisée le jour de l’ouverture des débats au Sénat par l’UcijJ, les journalistes ne sont intéressés que par cette annonce : rien ne percera alors sur le contenu de la future loi, et tous les médias accorderont la première place à cette décision de revoir les dossiers d’une poignée de familles dont le sort administratif aurait pu être réglé par simple application de la loi. La réforme proprement dite passe alors « aux oubliettes » ; elle ne bénéficiera quasiment plus d’espace dans les médias.
Toujours est-il que cela permet de renforcer le lien entre les deux collectifs qui font alors le choix stratégique d’organiser ensemble une manifestation nationale le 1er juillet – le jour de l’« ouverture de la chasse à l’enfant », pour reprendre les mots de RESF – qui réunira entre 10 000 et 15 000 personnes [10]. Le lien entre le sort réservé aux familles sans papiers ayant des enfants scolarisés et cette nouvelle loi, machine à fabriquer davantage de précarité, à venir grossir les rangs des personnes en situation irrégulière, notamment en supprimant les possibilités légales de régularisation, tombe sous le coup de l’évidence. Mais déjà le temps de la réforme est passé.
L’Ucij, poussé cependant par la dynamique collective qu’il a su impulser, a décidé de ne pas disparaître après l’adoption de la loi du 24 juillet 2006. Même s’il peine à trouver un second souffle, il pourrait trouver matière à rebondir à l’approche d’échéances électorales importantes.
P.-S.
* L’auteur tient d’emblée à dire que cette vision de l’Ucij lui est propre. D’autres pourraient sans aucun doute retenir d’autres éléments factuels et porter un regard différent sur ce collectif, dont la naissance est de toutes les façons trop proche pour ouvrir la voie à une analyse pertinente.Notes
[1] Le ministre de l’intérieur prétendra en même temps qu’il n’a jamais été question de remettre en cause cette catégorie « de plein droit » (s’agissant de la délivrance d’une carte « vie privée et familiale »), puis qu’il a été sensible aux arguments de certaines organisations pour renoncer au projet initial. Voir dans ce numéro l’article de Antonin Sopena, p. 26.
[2] Les réunions du lundi ont rassemblé, à chaque fois, entre 50 et 80 participants représentant autant d’organisations.
[3] Plus de 100 000 personnes et 815 organisations ont signé la pétition en novembre 2006. Elle continue à être en ligne, malgré l’entrée en vigueur de la loi.
[5] On notera que beaucoup de dispositions de la loi du 24 juillet 2006 ne sont toujours pas applicables, à défaut de décrets d’application. L’urgence était bien relative…
[6] L’Ucij n’a jamais vraiment réglé la question de l’appartenance au réseau. La seule signature de la pétition par une organisation est considérée comme valant adhésion. Les décisions sont prises généralement le lundi par les représentants des organisations, parfois lors d’échanges sur la liste électronique de discussion. Le seul fait d’être signataire de la pétition n’entraîne pas une inscription systématique sur ladite liste. Il en résulte qu’un certain nombre d’organisations se sont bornées à signer, sans jamais participer aux discussions collectives.
[7] Si Cachan a bénéficié d’une forte couverture médiatique, en raison du soutien apporté par des personnalités du monde artistique et culturel, les manifestations de rue n’ont jamais été massives. La mobilisation contre le projet de loi Debré, en 1997, demeure à ce jour la dernière grande manifestation sur l’immigration. Voir aussi, dans ce numéro, les articles pp. 10 et 13.
[8] Voir à cet égard, « Le parquet, complice de la chasse aux sans papiers », Plein droit n° 70, qui reproduit le courrier signé de l’UCIJ et adressé au procureur général de la Cour de cassation.
[9] Notons que les collectifs locaux Ucij et RESF peuvent parfois même se confondre.
[10] Jusqu’alors, les actions de cette nature portées par l’Ucij avaient rencontré un certain succès, profitant d’une forte mobilisation des collectifs de sans-papiers, parfois largement minoré par les médias. Ce fut le cas en particulier de la manifestation qui s’est tenue le 2 avril sur la place de la République et où près de 50 000 personnes se sont déplacées pour venir se promener dans le village associatif et écouter de nombreux artistes.
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