Article extrait du Plein droit n° 90, octobre 2011
« Réfugiés clandestins »

Asile en Europe : une hypocrisie ?

Jean-François Dubost

juriste responsable du programme Personnes déracinées, Amnesty International*.
L’arrêt MSS contre Belgique et Grèce pourrait être fêté comme une victoire par toutes les personnes qui demandent l’asile en Europe et celles qui les défendent, la Cour européenne des droits de l’homme reconnaissant que la procédure d’asile est défaillante en Grèce, que la Belgique est coupable de l’avoir ignoré et qu’il est possible de revenir sur le règlement Dublin quant de telles circonstances existent. Sauf que cet arrêt n’est pas le premier.

Le 21 janvier 2011, la Cour européenne des droits de l’homme (la Cour) prononçait la condamnation de la Belgique et de la Grèce pour les atteintes portées aux droits fondamentaux d’un demandeur d’asile.

Particulièrement attendue depuis des mois par les organisations non gouvernementales, cette décision est venue confirmer le bien fondé des critiques qui, depuis de nombreuses années, sont faites à l’encontre des choix politiques de l’Union européenne en matière d’asile. Cette décision peut aussi être vue comme un coup de boutoir supplémentaire porté au règlement « Dublin II » qui, depuis 2003, impose aux demandeurs d’asile le pays de l’UE qui examinera leur requête [1].

Le 21 janvier, la Cour a donc prononcé à l’unanimité la condamnation de la Grèce pour avoir soumis à la torture ou à des traitements inhumains ou dégradants des étrangers relevant de sa juridiction. Elle l’a également condamnée pour « des défaillances de la procédure d’asile suivie à l’égard du requérant et du risque d’une expulsion en Afghanistan sans un examen sérieux du bien-fondé de sa demande d’asile et sans accès à un recours effectif ». Dans la foulée, la Cour a condamné la Belgique au motif notamment qu’en le renvoyant en Grèce, elle a « exposé le requérant à des risques résultant des défaillances de la procédure d’asile dans cet État ».

Victoire donc sur les pratiques des États membres de l’Union européenne. Victoire pour des demandeurs d’asile aux prises avec une législation européenne dont les droits et garanties sont réduits au plus petit dénominateur commun. Couronnement finalement du travail inlassable des militants, juristes, avocats qui, depuis des années, n’ont cessé de dénoncer les conditions dans lesquelles les États de l’Union européenne s’affranchissent, en toute mauvaise foi, de leurs obligations de protéger les demandeurs d’asile, au nom de l’avènement d’un régime européen d’asile censé être commun.

Pour celles et ceux qui, depuis des années ont tenté de faire valoir devant les juridictions nationales, les arguments finalement repris et définitivement actés par la Cour, cette décision peut avoir un goût amer, tant le chemin a été long avant d’y aboutir. Et qui dit long chemin, dit nombreux transferts vers la Grèce, pour de nombreuses personnes demandant l’asile et autant de violations de la Convention européenne des droits de l’homme.

Dès lors, cette décision peut être lue comme une victoire ou un énième coup d’épée dans l’eau, surtout si l’on considère que la Cour n’a, au final, convoqué dans son raisonnement que des principes déjà élaborés par elle-même il y a plus d’une dizaine d’années dans un contexte parfaitement identique, et sur lesquels elle s’était endormie.

Cette vigilance à éclipses sur la situation parfaitement documentée des demandeurs d’asile en Grèce pose la question de l’effectivité de la protection des droits de l’ensemble de ces demandeurs d’asile et migrants au sein du Conseil de l’Europe et de UE. Surtout lorsque les États de ces ensembles dits « de sécurité, de liberté et de justice » poursuivent, à tout prix, leur lutte contre les migrations en ne tenant compte finalement – que très marginalement de leurs obligations européennes de protection des droits des personnes migrant et/ou demandant l’asile.

Au su et au vu de tous

La situation déplorable des droits des migrants et demandeurs d’asile en Grèce est presque aussi ancienne que le règlement « Dublin II » lui-même. Ce constat est révélateur de l’hypocrisie des États européens au regard des principes censés soutenir la mise en œuvre du règlement « Dublin II ».

Deux idées sous-tendent ce système juridique complexe : un seul État de l’Union européenne est responsable de l’examen d’une demande d’asile présentée par une personne sur le territoire de l’Union européenne ; les demandeurs d’asile ne peuvent déposer qu’une seule demande dans cet espace censé offrir partout une protection équivalente. Entré en vigueur le 18 février 2003, le règlement « Dublin II » a commencé à être appliqué à compter du 2 septembre 2003.

Dès 2002, Amnesty International et la Fédération Internationale Helsinki [2], avaient tiré la sonnette d’alarme en ciblant les violations des droits humains et les mauvais traitements commis en Grèce par les forces de l’ordre contre les migrants et demandeurs d’asile, et la xénophobie.

Dès le mois de novembre 2004, le Haut-commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) a répondu à une demande de la direction de l’immigration norvégienne portant sur la possibilité pour les demandeurs d’asile transférés vers la Grèce d’engager une procédure d’asile. Le HCR a indiqué aux autorités norvégiennes que les personnes qui avaient déjà déposé une demande d’asile en Grèce n’étaient pas, dans tous les cas, protégées contre le refoulement en cas de renvoi en Grèce. Il a donc proposé aux autorités norvégiennes d’obtenir, avant tout transfert, l’assurance par la Grèce que les personnes renvoyées verraient leur cas examiné et qu’elles auraient la possibilité de faire appel de décisions négatives éventuellement prises en leur absence. La Norvège pouvait également décider de prendre en charge l’examen des demandes d’asile de ces personnes jusqu’à ce que la situation change en Grèce. Le ton était donné.

Le 5 octobre 2005, un rapport complet d’Amnesty International sur la situation des demandeurs d’asile et migrants en Grèce a dénoncé la faillite de l’État dans sa responsabilité d’assurer le respect des droits humains dans la procédure d’asile. L’organisation relevait également que des organismes intergouvernementaux avaient déjà fait part de leurs préoccupations, notamment le Comité européen de prévention de la torture (CPT), le Comité des Nations unies contre la torture, le Comité des droits de l’homme et le Comité européen des droits sociaux. En décembre 2005, les États ont laborieusement achevé l’adoption de la dernière directive de la première phase d’harmonisation des politiques d’asile.

Pendant neuf années, un flot continu de dénonciations, rapports, recommandations, alertes n’a cessé de s’accumuler contre la Grèce. Un large éventail d’intervenants avec en tête des rapports et recommandations des instances du Conseil de l’Europe lui-même (nombreuses visites du Comité de prévention de la torture, déclarations et rapports du Commissaire aux droits de l’homme). La Cour, dans sa décision de janvier 2011 recense pas moins de 23 rapports publiés depuis 2006 par des organisations nationales, internationales et non gouvernementales dénonçant la situation en Grèce. D’ailleurs, la Cour avait antérieurement prononcé à trois reprises la condamnation de la Grèce à raison des mauvais traitements infligés aux demandeurs d’asile et migrants [3]. Pendant ce temps, les transferts des demandeurs d’asile se sont poursuivis, en dépit des mobilisations associatives, telles que celles de la Coordination française pour le droit d’asile en France. En vain.

Le 19 avril 2007, la Cour de justice des Communautés européennes a condamné la Grèce pour manquement aux obligations découlant de la directive dite « accueil des demandeurs d’asile » du 27 janvier 2003. En 2008, la Commission européenne a procédé à une évaluation de la première phase d’harmonisation des politiques d’asile. Le constat, comme prévu, fut plus que mitigé, et la situation de la Grèce clairement évoquée bien que jamais citée.

Pour les États, l’application du règlement « Dublin », même dans ces conditions, était une question de principe et, aussi absurde que cela puisse paraître, de solidarité. Le système « Dublin II » devait tenir, sans doute comme unique symbole du régime d’asile européen commun.

Le « jusqu’au-boutisme » français

Au mois de février 2008, la Norvège et la Suède décident de suspendre le renvoi des demandeurs d’asile vers la Grèce. D’autres suivront plus tardivement, y compris peu avant la décision de la Cour de janvier 2011. La France, quant à elle, se montre plus que réticente à toute application des exigences de la Convention européenne des droits de l’homme à la procédure « Dublin », peu contredite par la jurisprudence du Conseil d’État.

La question de la conformité des transferts à l’égard des règles internationales de l’asile (convention de Genève de 1951) s’est pourtant posée tôt en France. Le 24 mars 2005, le Conseil d’État a, par exemple, rejeté la requête d’Adel X, Soudanais, qui, ayant été transféré par la France en Grèce une première fois, avait tenté de déposer à nouveau une demande d’asile et contestait une nouvelle tentative de transfert. Pour le Conseil d’État, « la Grèce est un État Partie à la convention de Genève du 28 juillet 1951 […] » et le requérant ne « saurait utilement se prévaloir du faible nombre de pourcentage de demandes d’asile reconnues comme fondées par les autorités grecques pour prétendre que sa réadmission en Grèce serait constitutive d’une atteinte au droit d’asile  » [4]. Jusqu’en 2010, le Conseil d’État a refusé de tirer les conséquences « de documents d’ordre général » relatifs aux « modalités d’application des règles relatives à l’asile par les autorités grecques  » [5], à savoir les rapports du Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, du Comité de prévention de la torture ou des ONG.

Ce faisant, le Conseil d’État a refusé d ‘adopter le raisonnement suivi par la Cour dans l’affaire MSS, qui prend en compte les données connues de tous sur la situation en Grèce. Il a ainsi offert un très bon argument aux autorités françaises pour refuser toute décision générale de suspension. L’évolution de sa jurisprudence, en 2010, n’y changera rien. Le Conseil d’État « nuance » alors quelque peu ses exigences en précisant qu’il « appartient néanmoins à l’administration d’apprécier dans chaque cas, au vu des pièces qui lui sont soumises et sous le contrôle du juge, si les conditions dans lesquelles un dossier particulier est traité par les autorités grecques répondent à l’ensemble des garanties exigées par le respect du droit d’asile  » [6].

Rappel chronologique



28 juin 1951 : Convention de Genève relative aux réfugiés (ONU)

  • 4 novembre 1951 : Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (Conseil de l’Europe)



  • 15 juin 1990 : Convention de Dublin sur la détermination de l’État responsable de l’examen d’une demande d’asile (Communautés européennes)



  • 27 janvier 2003 : Directive relative à des normes minimales pour l’accueil des demandeurs d’asile (UE)



  • 18 février 2003 : Règlement « Dublin II » établissant les critères et mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande d’asile (Union européenne)



  • 29 avril 2004 : Directive relative aux normes minimales permettant de prétendre à une protection internationale (UE)



  • 1er décembre 2005 : Directive relative à des normes minimales concernant la procédure d’octroi et de retrait du statut de réfugié (UE)

Côté gouvernemental, Brice Hortefeux, puis son successeur Éric Besson ont sacrifié le respect des droits fondamentaux de façon à pouvoir tirer parti du « partage » (d’ailleurs inéquitable) des demandeurs d’asile au sein de l’UE, tel que le permet le règlement « Dublin II ». Le premier indiqua avoir reçu des assurances du gouvernement grec. Le second se contenta d’appeler à la solidarité avec la Grèce.

Énième rappel à l’ordre

La décision du 21 janvier est certes une bonne nouvelle dans le cas d’espèce, mais elle intervient dans un cadre géographique et juridique particulier, un espace où se superposent deux systèmes de protection des droits humains, celui de l’Union européenne et celui du Conseil de l’Europe, qui devraient être mis en application par les systèmes juridiques nationaux des États.

Devant une situation aussi claire, impossible à contester, mettant en jeu des principes qui, selon la Cour, consacrent « des valeurs fondamentales de toute société démocratique  » (la prohibition de la torture), les États et l’Union européenne ont pourtant réussi à maintenir des situations intenables pour finir par s’en remettre à la Cour, se dédouanant au passage de leurs responsabilités.

Les intérêts politiques de contrôles des migrations ont tenu tête aux principes posés par les conventions — celle de Genève comme la Convention européenne des droits de l’homme. Ce constat est amplement conforté par le fait que le raisonnement adopté par la Cour dans l’affaire MSS n’est pas innovant. Les États, tout comme les juridictions nationales, étaient en mesure de l’anticiper sur la base des rapports émanant des instances du Conseil de l’Europe, lesquels se référaient aux principes que la Cour avait dégagés plusieurs années auparavant. Mais la mauvaise volonté des États a été patente.

L’obligation de respecter l’article 3 de la CEDH pèse sur les États lorsqu’ils entendent renvoyer une personne sur le territoire d’un État où elle risque de subir des « traitements inhumains ou dégradants » [7]. Ils doivent s’assurer de l’absence d’un tel risque, surtout lorsque le renvoi s’effectue vers un État susceptible de la refouler à son tour [8]. L’affaire MSS insiste, par ailleurs, sur le fait qu’aucun État n’est exonéré de ses obligations à l’égard des grands textes internationaux (convention de Genève, CEDH) parce qu’il a, par ailleurs, ratifié des accords régionaux (règlement « Dublin II ») [9]. Ce dernier impératif avait déjà été souligné par la Cour en 2001 dans une situation identique : l’affaire T.I. contre Royaume-Uni. Un ressortissant, de nationalité sri lankaise contestait, en effet, son renvoi par le Royaume-Uni vers l’Allemagne, en application de la convention de Dublin — l’ancêtre du règlement actuel – au motif qu’il risquait d’être refoulé par l’Allemagne vers son pays d’origine où il était exposé à des traitements que prohibe la CEDH.

À cette occasion, la Cour avait indiqué de façon explicite que « lorsque les États établissent […] des accords internationaux pour coopérer dans certains domaines d’activité [en l’occurrence, la convention de Dublin], la protection des droits fondamentaux peut s’en trouver affectée  », « il serait contraire au but et à l’objet de la Convention [la CEDH] que les États contractants soient ainsi exonérés de toute responsabilité au regard de la Convention [CEDH] dans le domaine d’activité concerné  ».

Onze années plus tard, la Cour est contrainte de se répéter parce que les États n’ont pas voulu l’entendre. Lorsqu’ils appliquent le règlement « Dublin II », « il appartient aux États de s’assurer que la procédure d’asile du pays intermédiaire offre des garanties suffisantes permettant d’éviter qu’un demandeur d’asile ne soit expulsé, directement ou indirectement, dans son pays d’origine sans une évaluation, sous l’angle de l’article 3 de la Convention, des risques qu’il encourt ».

Faudra-t-il que, dans dix ans, la Cour de Strasbourg soit encore obligée de faire la leçon à l’Union européenne et à ses membres ?




Notes

[1Parmi d’autres critères, le plus ravageur est celui qui désigne le premier pays de l’UE dans lequel la présence d’un demandeur a été signalée. Pour l’essentiel, il s’agit de l’un des Etats de la périphérie de l’Union - ceux qui respectent le moins les règles de l’asile.

[2Greece : In the Shadow of Impunity : Ill-treatment and the Use of Firearms, Amnesty International and International Helsinki Federation joint publication (AI Index : EUR 25/022/2002)

[3CEDH, 22 juillet 2010, AA c/ Grèce, CEDH, 26 novembre 2009, Tabesh c/Grèce, n° 8256/07, CEDH, 11 juin 2009, S.D. c/ Grèce, n° 5354/07

[4CE, 24 mars 2005, Adel X, n°278805

[5Voir par exemple, CE, 6 novembre 2009, n° 332918

[6Voir par exemple, CE, 20 mai 2010, n° 339478

[7CEDH, Ahmed c. Autriche ; 17 décembre 1996

[8CEDH, TI c. Royaume, requête 7 mars 2000

[9CEDH, Waite et Kennedy c. Allemagne, 1999-1


Article extrait du n°90

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Dernier ajout : jeudi 17 avril 2014, 15:00
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