Article extrait du Plein droit n° 108, mars 2016
« Sportifs immigrés : le revers de la médaille »

Quand le sport jongle avec les nationalités

Christophe Daadouch

juriste, formateur en travail social
Y aurait-il une nationalité administrative et une nationalité sportive qui relèveraient de deux ordres juridiques différents ? Dans les faits, on constate que chaque fédération sportive élabore ses propres règles, indépendamment de la définition qu’en donne le code civil. Et si à chaque compétition sportive, hymnes nationaux et drapeaux réveillent les plus forts sentiments nationaux, il s’agit là d’une fierté qui repose sur une fiction car les véritables règles qui s’appliquent sont liées à la domination d’une nation dans un sport ou à des enjeux financiers.

À chaque compétition sportive internationale, hymnes nationaux et drapeaux réveillent les plus forts sentiments nationaux. Comme l’écrivait l’historien Eric Hobsbawm, « la communauté imaginée de millions de gens semble plus réelle quand elle se trouve réduite à 11 joueurs dont on connaît les noms [1] ».

Dans le même temps, se pose à chaque occasion la question de la composition des sélections nationales, du nombre de sportifs naturalisés quand ce n’est pas la question de la couleur de la peau ou de la religion de ceux qui nous représentent  [2]. Dans un cas, l’éthique sportive serait en cause, dans l’autre, il en irait de l’image de la nation de par le monde.

Pis, quand un joueur préfère défendre les couleurs de son club plutôt que celles de sa nation, il est largement critiqué. C’est le cas du talentueux basketteur Joakim Noah pour qui « l’équipe de France n’a jamais été une priorité  », bien moins que ne l’est son club de Chicago, et qui s’est toujours défini comme « un citoyen du monde ».

Les rares sports à échapper à ces tensions sont ceux où les marques publicitaires ont remplacé les drapeaux nationaux (cyclisme [3], courses automobiles) ou ceux qui sont portés par l’individualisme (tennis  [4], golf, boxe).

Malgré ce nationalisme exacerbé à chaque compétition, la notion de nationalité en matière de sport n’a pas grand-chose à voir avec la nationalité telle qu’on l’entend habituellement.

Le droit distingue clairement la nationalité légale ou administrative, et la nationalité sportive dépendant des fédérations internationales. La première est le statut liant une personne à un État souverain fondé sur la filiation, la naissance ou la résidence, et conférant un ensemble de droits et devoirs. La seconde permet de définir la possibilité de participer à une compétition internationale sous les couleurs d’une nation  [5] ou d’échapper à des règles de quotas de nationaux par club.

Cette distinction est clairement affirmée par le tribunal arbitral du sport en 1993 à propos d’un basketteur belgo-américain  [6]. Aux termes de considérants de principe, ledit tribunal précise que « la nationalité légale a trait au statut personnel découlant de la citoyenneté d’un ou plusieurs États, la nationalité de basketball est un concept uniquement sportif, définissant les règles de qualification des joueurs en vue de leur participation à des compétitions internationales. Il s’agit de deux ordres juridiques différents, l’un de droit public, l’autre de droit privé, qui ne se recoupent pas et n’entrent pas en conflit ».

Lex sportiva

Il y aurait donc une lex sportiva désignant l’ordre juridique transnational propre au sport  [7]. Du coup, chaque fédération élabore ses règles relatives à la nationalité sportive, indépendamment de la nationalité telle que nous l’entendons dans le code civil. Dans certains sports, un étranger peut ainsi représenter la France et, a contrario, un Français peut ne pas concourir sous nos couleurs.

Pour le football, les règles sont clairement posées : la nationalité est une condition pour jouer en équipe de France. Selon le règlement de la Fédération internationale de football association (Fifa) : « Tout joueur possédant à titre permanent la nationalité d’un pays […] est qualifié pour jouer dans les équipes représentatives de l’association dudit pays. » Rappelons toutefois qu’avant d’être connu pour ses liens avec le Qatar, Michel Platini, alors jeune retraité, avait porté les couleurs de l’équipe nationale du Koweït sans que personne n’ait jamais pu comprendre le fondement juridique de cette intégration [8].

À l’inverse, le rugby prévoit la possibilité, pour des non-nationaux, de défendre les couleurs de leur pays d’accueil. Selon le règlement  8.1 établi par la fédération internationale de rugby (World Rugby), la nationalité sportive s’obtient selon trois critères :

  • être né dans le pays en question ;
  • ou avoir un parent ou un grand-parent qui y est né ;
  • ou encore avoir résidé trois ans consécutivement avant la date du match dans le pays en question et ne jamais avoir disputé un seul match sous les couleurs de son pays de naissance.

Fort de cette possibilité, le dernier sélectionneur de l’équipe de France, Philippe Saint-André, avait largement ouvert la sélection à des étrangers, en particulier à des Sud-Africains [9], créant de vives polémiques  [10], non pas du fait de la nouveauté mais du nombre de joueurs concernés [11]. Le tout pour les résultats que l’on sait lors de la dernière coupe du monde en 2015 [elle est sévèrement battue en quart de finale]. Lors de cette même compétition, l’équipe japonaise comptait une dizaine d’étrangers (principalement des Néo-Zélandais) et l’équipe des îles Samoa, une douzaine de non-nationaux. Quant aux Néo-Zélandais, ils ont largement intégré dans leur équipe des Fidjiens ou Samoans, avec, là aussi, les résultats que l’on connaît [ils remportent la coupe du monde].

S’il n’est donc pas nécessaire d’être français pour défendre les couleurs de la France, on peut l’être et ne pas pouvoir la représenter. La question des binationaux et des naturalisés donne lieu à d’importantes restrictions dans les règlements des différentes fédérations sportives.

Pour le football, un joueur devenu français ou binational ne peut porter le maillot bleu que s’il n’a pas disputé de match international « A » (donc hors équipe de jeunes ou matchs amicaux) et s’il remplit l’une des conditions suivantes :

  • il est né en France ;
  • sa mère ou son père biologique y est né(e) ;
  • sa grand-mère ou son grand-père y est né(e) ;
  • il a vécu sur le territoire au moins cinq années consécutives après ses 18 ans.

Bref, nombre de nos talents auront à choisir et, chaque année, ces situations cornéliennes alimentent les gazettes sportives, de Nabil Fekir aujourd’hui à Karim Benzema hier. Permettons-nous trois conseils aux intéressés :

  • il faudra résister à la double pression de leurs agents, qui raisonneront sur d’autres critères que l’identité nationale, et de leurs parents, souvent attachés, eux, à la terre d’origine ;
  • il faudra ne pas se tromper de nation sous peine d’être la risée de l’autre pays en cas d’échec sportif [12] ;
  • et résister aux polémiques liées au fait d’avoir été formés ici et de choisir de mettre leur talent au bénéfice de l’autre pays [13].

Naturalisations utilitaristes

Si le football ne pose pas de condition de durée de résidence pour concourir sous nos couleurs, d’autres réglementations internationales le font. La possibilité de représenter plusieurs sélections nationales dans une même carrière sportive découle de règles variables d’un sport à l’autre, voire d’une compétition à l’autre.

L’idée est de limiter les naturalisations aux seules fins utilitaristes, particulièrement en ce qui concerne la reine des compétitions, les Jeux olympiques. Ainsi, selon les règles de l’Association internationale des fédérations d’athlétisme (AIFA), les athlètes ne sont pas autorisés à participer aux compétitions internationales pendant un an après l’acquisition de la nouvelle nationalité. Cependant, s’ils habitent continuellement depuis plus d’un an dans leur pays d’adoption ou si l’AIFA voit dans leur participation un « cas exceptionnel », ils sont exemptés de l’application de cette règle.

Par ailleurs, les athlètes qui ont déjà représenté un autre pays ne peuvent pas, en principe, participer aux compétitions internationales pendant trois ans après l’acquisition de la nouvelle nationalité. À deux exceptions près :

  • s’il y a un consentement des deux pays concernés, la durée peut être réduite à un an ;
  • si l’athlète a résidé dans le pays dont il a acquis la nationalité pendant une période continue de trois ans immédiatement avant la compétition internationale en question.

Ce fut par exemple le cas de l’heptathlonienne Eunice Barber qui concourut pour la Sierra Leone puis pour la France, ou de la sprinteuse Merlene Ottey qui, après avoir obtenu neuf médailles olympiques pour la Jamaïque, devint slovène à 42  ans et continua à participer – avec moins de succès (on peut changer de nationalité mais pas encore d’âge) – à des compétitions internationales et olympiques. On ne compte plus le nombre d’athlètes des hauts plateaux de l’Éthiopie, du Kenya, du Soudan ou de Somalie, naturalisés et représentant des cieux plus cléments, échappant ainsi aux règles des quotas olympiques de représentants par nation. Très proche des règles précitées de l’AIFA, la Charte olympique prévoit, elle aussi, un délai de trois ans pour participer à deux compétitions successives pour deux pays différents [14]. Un (très bon) sportif peut donc obtenir des médailles pour deux pays différents sur une période de quatre ans.

La réglementation de la Fédération internationale de handball est une des plus souples et a donné lieu, lors du championnat du monde de 2015, à de nombreuses polémiques. L’équipe du Qatar est en effet arrivée en finale avec une équipe composée exclusivement de naturalisés tunisiens, égyptiens, monténégrins et un… Français (Roiné) qui avait remporté le même titre avec l’équipe de France en 2011. L’article 6.1 des statuts prévoit cumulativement que, pour défendre une équipe nationale, les joueurs :

  • doivent avoir la nationalité du pays pour lequel ils jouent ;
  • trois ans avant leur convocation pour l’équipe nationale en question, ils ne doivent avoir joué dans aucune équipe nationale d’un autre pays lors d’un match officiel ;
  • le joueur a vécu sur le territoire de la fédération concernée pendant plus de 24 mois à un moment de sa vie.

Une seule limite est posée afin d’éviter des mercenaires sportifs : il n’est permis de changer de fédération nationale qu’une seule fois dans sa carrière sportive, c’est-à-dire qu’on n’est autorisé à jouer que pour une seule autre équipe nationale. Autant dire qu’il vaut mieux ne pas se tromper…

Mercenaires sportifs

Le tennis de table, de son côté, a modifié, en 2008, sa réglementation internationale en posant des durées de naturalisation selon l’âge. Il faut dire que ce sport est confronté à la prééminence des Asiatiques et particulièrement des Chinois. Si l’on prend aujourd’hui le classement des cent meilleures pongistes, les Européennes les mieux classées sont Ying Han (Allemagne), Fu Yu (Portugal), Yanfei Shen (Espagne), Fen Li (Suède) Yifang Xian (France) et Jie Li (Pays-Bas). En 2007, les demi-finales du championnat d’Europe mettaient aux prises une Néerlandaise, une Luxembourgeoise, une Allemande et une Polonaise. Toutes les quatre étaient d’origine chinoise.

Depuis le 1er septembre 2008, pour éviter ces cas de naturalisations qui entravent l’émergence de jeunes Européen(ne)s au tennis de table, la fédération internationale a donc fixé un nouveau cadre réglementaire. Lorsqu’un joueur de moins de 15 ans change de nationalité, il doit patienter trois ans pour prétendre à une sélection avec son nouveau pays. Entre 15 et 18 ans, le temps d’attente est de cinq ans. Il passe à sept ans pour les pongistes changeant de nationalité entre 18 et 21  ans. Un pongiste de plus de 21  ans ne pourra, lui, jamais porter les couleurs de son nouveau pays lors d’un mondial.

Curieusement, ces règles ne s’appliquent pas aux Jeux olympiques qui, on l’a vu, ont leur propre réglementation, la Charte olympique. Cette dernière n’exige aucune durée de naturalisation mais une durée de trois ans avant de pouvoir représenter, en compétition officielle, une nouvelle nation [15]. Une Chinoise naturalisée tardivement pourra donc représenter la France aux JO (qui ont lieu tous les quatre ans) mais pas aux championnats du monde (qui ont lieu tous les deux ans) et encore moins aux championnats d’Europe qui sont annuels.

Le badminton a été confronté aux mêmes difficultés lorsqu’il suffisait de résider un an dans son pays d’adoption pour être habilité à en arborer les couleurs à l’occasion de championnats officiels. Les règles ont été modifiées en juillet 2002, mais, à la différence du tennis de table, tout simplement alignées sur celles de la Charte olympique.

Hypocrisie

Sans être exhaustif, ce tour d’horizon montre à quel point le sentiment national exacerbé lors des compétitions sportives repose sur une fiction faite de règles conjoncturelles liées à la domination d’une nation dans un sport ou à des enjeux financiers. On remarquera d’ailleurs jusqu’où se niche l’hypocrisie. Sauf exception comme le rugby, on l’a vu, il faut être national pour représenter sa nation en sport. Par contre, pour entraîner une équipe nationale une telle condition n’est pas posée. De nombreux entraîneurs français font travailler des équipes nationales africaines de football sans que de gros débats aient été ouverts sur cette possibilité. Et ce alors même que sera perçu comme peu loyal le footballeur formé en France et qui décide de rejoindre une sélection africaine. Lors de la dernière coupe du monde, treize entraîneurs n’avaient pas la nationalité du pays dont ils dirigeaient la sélection. Or, n’y a-t-il pas là poste plus stratégique que celui de sélectionneur ? Poste qui suppose de connaître tout le pays, sa langue, ses équipes, ses styles de jeu et même les antagonismes entre les régions, voire entre les villes. Il n’est pourtant jamais venu à l’idée de quelque fédération de réglementer les exigences de nationalité sur un tel poste alors qu’on refuse aux binationaux de jouer pour deux nations ou d’être sélectionnés sans justifier d’une durée de résidence sur le territoire [16].




Notes

[1Eric Hobsbawn, Nations et nationalisme depuis 1780, Éditions Gallimard, 1992, p. 183.

[2Georges Frêche disait en 2006 : « Dans cette équipe [de France], il y a neuf blacks sur onze. La normalité serait qu’il y en ait trois ou quatre. Ce serait le reflet de la société. Mais là, s’il y en a autant, c’est parce que les blancs sont nuls. J’ai honte pour ce pays. Bientôt, il y aura onze blacks. », Le Midi libre, 11 novembre 2006. Dans le même esprit, Alain Finkielkraut, en 2005 : « En réalité, l’équipe nationale est aujourd’hui "black-black-black", ce qui en fait la risée de toute l’Europe. », Haaretz, 18 novembre 2005.

[3Les équipes nationales ont été supprimées en 1968 sauf à l’occasion de l’annuel championnat du monde. La particularité de cette compétition est que des cyclistes qui s’affrontent toute l’année marques contre marques doivent alors raisonner de manière nationale. Le résultat est peu probant et les réflexes de club prennent vite le pas, lors de cette compétition, sur les réflexes nationaux.

[4En dehors de la Coupe Davis.

[5Jusqu’aux arrêts Bosman (CJUE, 1995, affaire C-415/93) puis Kolpak(CJUE, 2003, affaire C-438/00), le fait d’avoir la nationalité d’un pays donné permettait de participer à son championnat de clubs sans être soumis aux quotas jusqu’alors existants. Ces arrêts ont rendu illégaux de tels quotas pour les ressortissants de l’UE ou de pays associés. Pour autant, des fédérations de football de pays hors UE, comme la Russie ou la Turquie, ont imposé des quotas de non-nationaux.

[6Arbitrage TAS 92/80 B./Fédération internationale de basketball (FIBA), sentence du 25 mars 1993.

[7Selon l’expression de Franck Latty, La lex sportiva - Recherche sur le droit transnational, Martinus Nijhoff Publishers, 2007, 873 p.

[8C’était lors d’un Koweït-URSS, 27 novembre 1988.

[9Il s’agissait des Sud-Africains Spedding, Kockott, Le Roux et du Néo-Zélandais Atonio. Depuis, le premier a été naturalisé.

[10Selon Bernard Lapasset, président de la fédération internationale de rugby : « Où va-t-on s’arrêter ? Que devient l’identité d’une équipe nationale ou celle d’un maillot ? [...] On choisit aujourd’hui son pays d’adoption en fonction de l’argent qu’il procure. Il faut donc fixer une règle. [...] Je ne condamne pas. Mais tout cela conduit inexorablement à l’uniformisation du jeu », Midi Olympique, février 2015.

[11En son temps, Benazzi avait commencé sa carrière en équipe de France en étant marocain. Il fut ensuite très vite naturalisé et devint capitaine de la même équipe. En 2007, De Villiers et Claasen participèrent à une demi-finale de la coupe du monde pour l’équipe de France tout en étant sud-africains.

[12On pense à Camel Meriem (Algérie), Samir Nasri (Algérie), Sabri Lamouchi (Tunisie), Hatem Ben Arfa (Tunisie), Adil Rami (Maroc) ou Younès Kaboul (Maroc), binationaux qui ont choisi de jouer en France mais ont été moins sélectionnés qu’ils auraient pu l’être dans leur autre pays.

[13On se souvient du débat en Allemagne lors d’un match Allemagne-Ghana où les deux frères Boateng, tous deux nés en Allemagne, défendaient, l’un les couleurs allemandes et l’autre celles du Ghana.

[14La règle 41 prévoit qu’« un concurrent qui a représenté un pays aux Jeux olympiques, à des jeux continentaux ou régionaux ou à des championnats mondiaux ou régionaux reconnus par la FI compétente et qui a changé de nationalité ou acquis une nouvelle nationalité peut participer aux Jeux Olympiques pour y représenter son nouveau pays à condition qu’un délai d’au moins trois ans se soit écoulé depuis que le concurrent a représenté son ancien pays pour la dernière fois ».

[15Art. 41, cf. note de bas de page précédente.

[16Le Néerlandais Hiddink a dirigé l’équipe de football des Pays-Bas mais aussi de la Corée du Sud, de l’Australie, de la Russie et de la Turquie. Le Serbe Milutinovic est le seul entraîneur à avoir dirigé cinq équipes différentes en Coupe du monde de football (le Mexique en 1986, le Costa Rica en 1990, les États-Unis en 1994, le Nigeria en 1998 et la Chine en 2002). Tant de pays sauf le sien.


Article extrait du n°108

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Dernier ajout : vendredi 7 février 2020, 13:27
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