Article extrait du Plein droit n° 108, mars 2016
« Sportifs immigrés : le revers de la médaille »

En Équateur, la citoyenneté universelle à l’épreuve des faits

Claudia Charles

juriste, Gisti
L’adoption d’une nouvelle constitution, en 2008, deux ans après l’arrivée de Rafael Correa à la tête de l’Équateur, a pu faire rêver tous les migrants du monde et toutes les associations de défense de leurs droits en instaurant deux principes révolutionnaires : la citoyenneté universelle et la libre circulation. S’y ajoute l’interdiction de pénaliser les personnes étrangères au seul motif de l’irrégularité de leur séjour. Pourtant, l’examen des faits rappelle la dure réalité.

L’élection de Rafael Correa à la présidence de l’Équateur en 2006 et, surtout, l’adoption de la nouvelle Constitution de Montecristi  [1], en 2008, ont attiré l’attention de nombreux défenseurs des droits des personnes migrantes en Amérique latine et ailleurs, tant les principes qui y sont consacrés en matière de politique migratoire sont révolutionnaires. Non seulement elle prône une citoyenneté universelle, mais encore la libre mobilité des personnes, quel que soit leur statut administratif. De même, plus aucune personne ne peut être considérée comme « illégale » du fait de sa condition migratoire. Entre les textes et la réalité, les choses sont toutefois bien différentes et les contradictions toujours nombreuses entre la réglementation en vigueur et la Constitution, sans parler des pratiques de l’administration. L’histoire des politiques migratoires équatoriennes explique pour partie ces divergences.

En 1886, étaient adoptées les premières mesures relatives à l’entrée et au séjour des personnes étrangères. En 1892, une deuxième loi sur les étrangers prévoyait qu’ils «  jouissent dans le pays, selon la Constitution et les lois, des droits civils et des garanties constitutionnelles  ». Au début du XXe siècle, en raison des besoins de main-d’œuvre liés à la hausse des exportations de produits agricoles tels le café et le cacao, les autorités adoptèrent une politique utilitariste d’immigration, ouvrant ainsi les portes aux personnes venant d’autres pays de la communauté andine, des États-Unis, voire d’Europe. Les Chinois ne bénéficièrent pas du même traitement ; un décret leur interdit l’entrée sous prétexte de l’influence pernicieuse qu’ils pouvaient avoir sur les us et coutumes de la société équatorienne, ainsi que sur les industries et transactions commerciales du pays [2].

Le contexte politique européen des années 1930 conduit par la suite à l’adoption d’une législation protectionniste : ne pouvaient entrer sur le sol équatorien que les personnes « utiles » à l’industrie, à l’agriculture ou à l’enseignement, ou qui n’occuperaient pas de postes au détriment de la main-d’œuvre nationale. De même, la loi du 16 février 1938 interdit l’entrée sur le territoire aux personnes souffrant de maladies mentales, incurables ou contagieuses, aux mendiants, aux vagabonds, aux personnes condamnées à l’étranger pour un crime ou un délit, à celles souhaitant exercer des travaux ou occuper des emplois au détriment des nationaux et, enfin, aux « gitanos » quelle que soit leur nationalité (art. 15) [3].

Politique utilitariste

Des années plus tard, le 21 décembre 1971, et alors que le pays est placé sous la coupe du dictateur Velaso Ibarra, sont adoptées deux nouvelles lois : l’une sur la situation des personnes étrangères qui séjournent sur le territoire équatorien ainsi que sur les modalités de reconnaissance d’un droit au séjour (dite « loi sur les étrangers ») ; la seconde sur l’organisation et la coordination des services chargés du contrôle de l’entrée, du séjour, et de la sortie des étrangers en Équateur (appelée « loi sur la migration »). Si ces deux textes ont fait l’objet de modifications législatives ultérieures, les lignes directrices sont toujours en vigueur, dans la continuité de la politique utilitariste et sécuritaire menée par l’Équateur depuis de longues années.

La première de ces lois établit deux catégories d’étrangers : les migrants, à savoir les personnes qui ont l’intention de s’établir durablement dans le pays et y élisent domicile, et les non-migrants, dont le séjour est, en principe, provisoire, parmi lesquels les touristes et les personnes en transit vers d’autres destinations. Relève de la première catégorie dite des « migrants » toute personne qui souhaite investir entre 25 000  à 48 000 dollars dans l’économie du pays (achats de biens, investissement dans l’agriculture, l’industrie, le commerce destiné à l’exportation) ou y vivre avec les membres de sa famille pour peu qu’il dispose d’un minimum de ressources (allant de 800 à 3 000 dollars selon le motif du séjour) ; en relèvent également les conjoint·e·s ou membres de famille au second degré d’un Équatorien ou d’un étranger lui-même titulaire du document octroyant cette qualité de migrant. Font partie de la deuxième catégorie dite des « non-migrants » les diplomates ainsi que tout le personnel des représentations diplomatiques, les étudiants, les personnes venant travailler pour le compte d’une entreprise étrangère ou une institution internationale, les volontaires ou missionnaires, et les touristes. Ces derniers ne peuvent rester plus de trois mois chaque année. Toutes les personnes (sauf celles en transit) doivent se faire enregistrer auprès de la direction générale des étrangers dans les trente jours suivant leur arrivée sur le sol équatorien. Les « migrants » reçoivent une « carte d’identité équatorienne » qui, selon l’article 18 de la loi, constitue « le seul document qui démontre le séjour régulier [de son titulaire] dans le pays ». Les autres, à l’exception des touristes, reçoivent une attestation.

La lecture de ces dispositions laisse entrevoir la première entorse aux principes constitutionnels. L’article 40 de la Constitution précise en effet qu’« il est reconnu à toute personne le droit de migrer. Aucun être humain ne sera ni identifié ni considéré comme illégal du fait de sa condition migratoire ». Or, l’article 56 du règlement d’application de la loi sur les étrangers stipule que toute personne qui ne respecte pas les obligations et formalités prévues par la loi fera l’objet d’un signalement du Directeur général des étrangers devant le juge compétent pour que les sanctions envisagées par la loi sur la migration s’appliquent.

Cette dernière prévoit d’ailleurs toute une série de motifs de refus d’entrée, de séjour et d’éloignement des personnes migrantes lorsqu’elles méconnaissent la réglementation nationale. Est ainsi mentionné (article 9) le fait de ne pas disposer d’un passeport valable au minimum six mois et, le cas échéant, revêtu d’un visa… alors que, d’après les termes de l’article 416 de la Constitution, l’Équateur promeut la liberté de circulation. En vertu de ce principe, aucun visa de court séjour n’était exigé des ressortissants de pays tiers. Mais une première restriction a été apportée le 3 septembre 2010 pour neuf nationalités  [4], du fait d’un afflux migratoire soudain « lié à la traite des êtres humains ». Selon les déclarations à la presse d’un membre du gouvernement, la migration en provenance de ces pays avait augmenté de 300 % entre 2008 et 2009 et cette tendance était toujours à la hausse en 2010. Il a donc justifié cette mesure comme « un acte humanitaire afin d’empêcher que l’Équateur soit utilisé comme tête de pont par des bandes de trafic des personnes  [5] » . Depuis le 1er décembre 2015, Cuba figure également dans cette liste « noire »  [6]. D’autres clauses de refus d’entrée sont également listées : le fait d’essayer de pénétrer sur le territoire équatorien en fraude ou avec une documentation irrégulière ; d’obtenir un visa sans avoir respecté les conditions prévues par la loi ; de souffrir d’une maladie grave, chronique ou contagieuse (comme la tuberculose ou la lèpre) ou encore d’une psychose aiguë. Sont également visées les personnes handicapées si elles ne peuvent pas travailler et ne disposent pas des ressources suffisantes pour ne pas devenir une charge pour l’État équatorien.

La loi prévoit de refuser le séjour aux personnes qui ne sont pas inscrites dans le registre de personnes étrangères, qui n’ont pas obtenu un document d’identité équatorien (pour les « migrants ») ou qui sont restées sur le sol équatorien au-delà du délai autorisé (pour les dits « non-migrants ») (articles 10 et 11 de la loi sur la migration). En outre, les personnes qui, du fait de leurs liens familiaux avec un·e Équatorien·ne, souhaiteraient faire valoir leur statut de « migrants », doivent être au préalable en situation régulière. Un collectif d’associations de défense des droits des migrants rapporte ainsi le cas d’une femme colombienne, concubine d’un Équatorien depuis plus de cinq ans, avec lequel elle a eu un enfant atteint du syndrome de Down. En situation irrégulière, elle n’a pas pu faire valoir son concubinage ni son lien de parenté avec l’enfant, également équatorien, et a fait l’objet d’une décision d’éloignement. Enfermée durant douze jours dans le « centre d’accueil » de Quito, elle a effectivement été expulsée  [7]. De plus, selon la réglementation, si elle revient en Équateur, elle pourra être passible d’une peine de six mois à trois ans de prison et d’une amende de 400 à 400 000 dollars (article 37 de la loi sur la migration).

Enfin, par un arrêté du 2 août 2011, le Conseil consultatif de la politique migratoire a ajouté une condition à l’égard de tout étranger âgé de plus de 18 ans : la présentation du casier judiciaire du pays dont il est originaire ou dans lequel il a résidé les cinq dernières années (ce qui, au demeurant, est très difficile à obtenir pour certaines nationalités, notamment les Haïtiens). Cette disposition contredit l’article 11 de la Constitution selon lequel personne ne pourra être discriminé en raison de son ethnie, son lieu de naissance, son âge, son sexe, son identité culturelle, son état civil, sa langue, sa religion, son idéologie, son affiliation politique, son passé judiciaire ou encore… sa condition migratoire.

La loi sur la migration ne prévoit aucun recours contre le refus d’entrée. Elle précise simplement que, lorsque l’agent de police constate que la personne se trouve en infraction avec la loi, il l’oblige à quitter le territoire national et la remet aux autorités compétentes du pays voisin ou au transporteur. Tout contrevenant qui entre malgré tout sur le sol équatorien sera passible d’une procédure d’expulsion. Les associations de défense des droits des migrants dénoncent ainsi de nombreux cas de personnes qui se trouvent dans la « zone internationale » de l’aéroport Mariscal Sucre de Quito sans qu’elles puissent faire valoir leurs droits devant le juge. En effet, pour la police, ces personnes ne relèvent pas de la responsabilité de l’État, étant donné qu’elles ne se trouvent pas encore sur son sol. Ce raisonnement contredit pourtant l’article 261, § 10 de la Constitution selon lequel l’État exerce sa compétence exclusive sur les ports et les aéroports. Dans le rapport de la coalition d’associations de défense des droits de migrants [8], il est fait état de la situation d’une personne maintenue dans cette zone internationale pendant plus de trente jours. L’ombudsman (defensor del pueblo) a introduit devant le juge une action d’habeas corpus pour mettre fin à cette détention arbitraire. En raison du refus de la police de laisser entrer la personne pour l’audience, le juge s’est finalement déplacé aux installations aéroportuaires. S’il a constaté l’irrégularité de cette détention, il a cependant ordonné l’enfermement de la personne dans le « centre d’accueil » en vue de son éloignement ultérieur. Ce faisant, le juge reconnaissait néanmoins, pour la première fois, sa juridiction sur cette zone internationale  [9].

Violation flagrante de la Constitution

L’article 20 de la loi sur la migration dispose que l’agent de police qui constate un des faits constitutifs du séjour irrégulier d’un étranger peut procéder à son arrestation et le mettre immédiatement à disposition du juge des contraventions compétent, en vue de son éloignement effectif. Il s’agit encore d’une violation flagrante de la norme constitutionnelle selon laquelle aucune personne ne doit être considérée comme « illégale » du fait de sa condition migratoire. La Cour constitutionnelle, par une décision du 17 juin 2013 [10], a pourtant précisé que la réglementation interne qui prévaut en Équateur est la Constitution, à laquelle doit se conformer la législation sur la migration et les étrangers.

Cette disposition va également à l’encontre des conventions internationales que l’Équateur s’est engagé à respecter, comme l’article 7.3 de la Convention américaine des droits de l’homme (CADH) sur le droit à la liberté personnelle. La Cour interaméricaine des droits de l’homme, chargée d’appliquer cette convention, a jugé que cette privation de liberté, au seul motif de la situation irrégulière et sans tenir compte des circonstances individuelles, porte clairement atteinte aux dispositions de l’article cité de la CADH [11]. Pourtant, ce phénomène n’est pas marginal : le rapport de la coalition des associations mentionne les chiffres de 569 personnes expulsées en 2010, 750 en 2011, soit une augmentation de 31 %, dont la plupart sont de nationalités colombienne, péruvienne, cubaine et pakistanaise. Ce chiffre peut paraître négligeable par rapport aux pays du Nord, mais il montre néanmoins que l’Équateur n’est pas le pays de la citoyenneté universelle et de la liberté de circulation.

Le juge des contraventions dispose de 72 heures pour procéder à l’expulsion de la personne dont le séjour irrégulier a été constaté. S’il refuse son éloignement, cette décision devra être obligatoirement envoyée, pour avis, au ministère de l’intérieur dans les trois jours, qui confirmera ou infirmera la décision judiciaire. Dans le premier cas, la personne sera immédiatement libérée. Dans le cas contraire, elle devra être expulsée du territoire (art. 28 et 29 de la loi sur la migration). La décision finale revient donc au gouvernement et non à la justice…

Avant 2011, les étrangers en instance d’expulsion étaient enfermés à Quito, dans la prison de la direction provinciale de police de migration de Pichincha. Depuis 2011, un ancien hôtel a été transformé en « centre d’accueil ». Dans les autres villes, les étrangers sont enfermés dans les prisons faute de lieux spécialement créés à cet effet. Le délai de 72 heures est parfois largement dépassé, notamment lorsque les étrangers viennent de pays pour lesquels il est difficile de trouver un moyen de transport à un coût raisonnable, et qu’ils n’ont pas de ressources suffisantes pour assurer leur retour par leurs propres moyens. Certains juges refusent également de mettre fin à cette détention en raison de « la souveraineté de l’État » qui oblige les personnes étrangères présentes sur son territoire à se mettre en conformité avec les règles relatives au séjour, sans analyser les contradictions de celles-ci avec le texte constitutionnel [12].

Huit ans se sont ainsi écoulés sans que la situation des personnes migrantes change radicalement en Équateur malgré les principes gravés dans le marbre de la Constitution. Le projet de loi organique sur la mobilité humaine, présenté par le gouvernement à l’Assemblée nationale en juin 2015, pourrait-il changer la donne ? Rien n’est moins sûr. Ledit projet prévoit toujours des possibilités de refus d’entrée, des sanctions en cas de séjour irrégulier et des cas d’expulsion pour séjour irrégulier ou pour menace à l’ordre public.

Enfin, même dans le pays de la « citoyenneté universelle » et de la « libre circulation », le projet en question prévoit même la déchéance de la nationalité à l’égard des personnes naturalisées en cas d’actes qui perturbent la paix sociale ou d’actions qui peuvent avoir comme conséquence la déstabilisation politique, voire en cas de rébellion envers l’autorité de l’État ou pour tout autre acte qui met en péril la sécurité de celui-ci. Ce qui démontre qu’il est finalement bien plus facile de mettre en place la déchéance de la nationalité que la reconnaissance effective des droits fondamentaux et la libre circulation « pour tous », qui relèvent bien de la volonté politique du gouvernement.

56 pages, 10 € + frais d'envoi


Notes

[1Du nom du canton où elle fut rédigée et votée par l’Assemblée constituante. Elle a été par la suite ratifiée par référendum le 28 septembre 2008.

[2Registro oficial n° 953, 22 septembre 1899, p. 7730.

[3Loi sur les étrangers, l’extradition et la naturalisation, promulguée le 16 février 1938.

[4Il s’agit de l’Afghanistan, du Bangladesh, de l’Érythrée, de l’Éthiopie, du Népal, du Nigeria, du Pakistan, de la Somalie et de la Chine.

[6Alors que, jusque récemment, le statut de réfugié était accordé quasi « automatiquement » par les États-Unis aux Cubains, avec la normalisation des relations diplomatiques entre les deux pays, les Cubains craignent de ne plus disposer de ce « privilège » et immigrent donc vers les pays d’Amérique centrale. L’Équateur a longtemps constitué une porte d’entrée puisqu’aucun visa n’y était exigé.

[7« En el pais de la ciudadania universal. Informe sobre movilidad humana. Ecuador, 2011 », Coalicion por las migraciones y el refugio, mars 2012.

[8Ibid.

[9Juzgado segundo de lo civil de Pichincha, sentencia juicio n° 1477-2011, 1er décembre 2011.

[10Registro Oficial, Suplemento n° 64, 22 août 2013.

[11Cour internationale des droits de l’Homme (CIDH), 23 novembre 2010, caso Velez Loor c/Panama, n° 12-581.

[12Juzgado 9 de lo civil de Pichincha, decisión n° 0899-2010.


Article extrait du n°108

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Dernier ajout : mercredi 13 décembre 2017, 13:46
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