L’aide à l’entrée ou au séjour irréguliers selon le droit français

A. Les textes et leurs évolutions récentes

L’existence de ce délit date de 1938. Il a peu changé depuis cette date ; et, depuis 1998, seules des sanctions ont changé.

En revanche, plusieurs réformes successives ont tenté de répondre aux nombreuses voix qui dénonçaient l’amalgame entre, d’une part, le "passeur", auteur de traite et d’exploitation des migrantes et des migrants et, d’autre part, la personne qui apporte une aide désintéressée soit à l’un de ses proches, soit par solidarité. À cet effet des exemptions pénales ont été introduites et constamment modifiées entre 1996 et 2018.

Pour suivre l’histoire de ces évolutions de 1938 à 2012, voir Émergence et consécration du « délit de solidarité » et Les étapes de la législation.

À son tour la LOI n° 2018-778 du 10 septembre 2018 pour une immigration maîtrisée, un droit d’asile effectif et une intégration réussie (art.38) a modifié l’article L. 622-4 du Ceseda qui régit ces exemptions pénales. Cette modification s’applique depuis le 11 septembre 2018 y compris aux infractions déjà commises (Instruction du ministre de l’intérieur relative aux dispositions immédiatement applicables de la loi du 10 septembre 2018, §3.3 et Circulaire du garde de Sceaux du 5 décembre 2018 présentant les dispositions de droit pénal immédiatement applicables de la loi n°2018-778 du 10 septembre 2018 pour une immigration maîtrisée, un droit d’asile effectif et une intégration réussie ).

La précédente modification de cet article L. 622-4 du Ceseda, datait de 2012. Nous donnerons ci-dessous ces deux versions successives en indiquant en gras les termes modifiés.

1. Dans le Ceseda

Article L. 622-1

Sous réserve des exemptions prévues à l’article L. 622-4, toute personne qui aura, par aide directe ou indirecte, facilité ou tenté de faciliter l’entrée, la circulation ou le séjour irréguliers, d’un étranger en France sera punie d’un emprisonnement de cinq ans et d’une amende de 30 000 Euros.

Sous réserve des exemptions prévues à l’article L. 622-4, sera puni des mêmes peines celui qui, quelle que soit sa nationalité, aura commis le délit défini au premier alinéa du présent article alors qu’il se trouvait sur le territoire d’un État partie à la convention signée à Schengen le 19 juin 1990 autre que la France.

Sous réserve des exemptions prévues à l’article L. 622-4, sera puni des mêmes peines celui qui aura facilité ou tenté de faciliter l’entrée, la circulation ou le séjour irréguliers d’un étranger sur le territoire d’un autre État partie à la convention signée à Schengen le 19 juin 1990.

Sous réserve des exemptions prévues à l’article L. 622-4, sera puni de mêmes peines celui qui aura facilité ou tenté de faciliter l’entrée, la circulation ou le séjour irréguliers d’un étranger sur le territoire d’un État partie au protocole contre le trafic illicite de migrants par terre, air et mer, additionnel à la convention des Nations unies contre la criminalité transnationale organisée, signée à Palerme le 12 décembre 2000.

Les dispositions du précédent alinéa sont applicables en France à compter de la date de publication au Journal officiel de la République française de ce protocole.

Article L. 622-2

Pour l’application des deuxième, troisième et quatrième alinéas de l’article L. 622-1, la situation irrégulière de l’étranger est appréciée au regard de la législation de l’État partie intéressé. En outre, les poursuites ne pourront être exercées à l’encontre de l’auteur de l’infraction que sur une dénonciation officielle ou sur une attestation des autorités compétentes de l’État membre ou de l’État partie intéressé.

Aucune poursuite ne pourra être exercée contre une personne justifiant qu’elle a été jugée définitivement à l’étranger pour les mêmes faits et, en cas de condamnation, que la peine a été subie ou prescrite.

Article L. 622-3

Les personnes physiques coupables de l’un des délits prévus à l’article L. 622-1 encourent également les peines complémentaires suivantes :

1° L’interdiction de séjour pour une durée de cinq ans au plus ;

2° La suspension, pour une durée de cinq ans au plus, du permis de conduire. Cette durée peut être doublée en cas de récidive ;

3° Le retrait temporaire ou définitif de l’autorisation administrative d’exploiter soit des services occasionnels à la place ou collectifs, soit un service régulier, ou un service de navettes de transports internationaux ;

4° La confiscation de la chose qui a servi ou était destinée à commettre l’infraction, notamment tout moyen de transport ou équipement terrestre, fluvial, maritime ou aérien, ou de la chose qui en est le produit. Les frais résultant des mesures nécessaires à l’exécution de la confiscation seront à la charge du condamné. Ils seront recouvrés comme frais de justice ;

5° L’interdiction, pour une durée de cinq ans au plus, d’exercer l’activité professionnelle ou sociale à l’occasion de laquelle l’infraction a été commise, sous les réserves mentionnées à l’article 131-27 du code pénal. Toute violation de cette interdiction sera punie d’un emprisonnement de deux ans et d’une amende de 30 000 Euros ;

6° L’interdiction du territoire français pour une durée de dix ans au plus dans les conditions prévues par les articles 131-30 à 131-30-2 du code pénal. L’interdiction du territoire français entraîne de plein droit la reconduite du condamné à la frontière, le cas échéant, à l’expiration de sa peine d’emprisonnement.

Article L. 622-4 (version applicable de 2012 au 10 septembre 2018)

Sans préjudice des articles L. 621-2, L. 623-1, L. 623-2 et L. 623-3, ne peut donner lieu à des poursuites pénales sur le fondement des articles L. 622-1 à L. 622-3 l’aide au séjour irrégulier d’un étranger lorsqu’elle est le fait :

1° Des ascendants ou descendants de l’étranger, de leur conjoint, des frères et sœurs de l’étranger ou de leur conjoint ;

2° Du conjoint de l’étranger, de la personne qui vit notoirement en situation maritale avec lui, ou des ascendants, descendants, frères et sœurs du conjoint de l’étranger ou de la personne qui vit notoirement en situation maritale avec lui ;

3° De toute personne physique ou morale, lorsque l’acte reproché n’a donné lieu à aucune contrepartie directe ou indirecte et consistait à fournir des conseils juridiques ou des prestations de restauration, d’hébergement ou de soins médicaux destinées à assurer des conditions de vie dignes et décentes à l’étranger, ou bien toute autre aide visant à préserver la dignité ou l’intégrité physique de celui-ci. Les exceptions prévues aux 1° et 2° ne s’appliquent pas lorsque l’étranger bénéficiaire de l’aide au séjour irrégulier vit en état de polygamie ou lorsque cet étranger est le conjoint d’une personne polygame résidant en France avec le premier conjoint.

Article L. 622-4 (version applicable depuis le 11 septembre 2018)

Sans préjudice des articles L. 621-2, L. 623-1, L. 623-2 et L. 623-3, ne peut donner lieu à des poursuites pénales sur le fondement des articles L. 622-1 à L. 622-3 l’aide à la circulation ou au séjour irréguliers d’un étranger lorsqu’elle est le fait :

1° Des ascendants ou descendants de l’étranger, de leur conjoint, des frères et sœurs de l’étranger ou de leur conjoint ;

2° Du conjoint de l’étranger, de la personne qui vit notoirement en situation maritale avec lui, ou des ascendants, descendants, frères et sœurs du conjoint de l’étranger ou de la personne qui vit notoirement en situation maritale avec lui ;

3° De toute personne physique ou morale lorsque l’acte reproché n’a donné lieu à aucune contrepartie directe ou indirecte et a consisté à fournir des conseils ou accompagnements juridiques, linguistiques ou sociaux, ou toute autre aide apportée dans un but exclusivement humanitaire. Les exceptions prévues aux 1° et 2° ne s’appliquent pas lorsque l’étranger bénéficiaire de l’aide à la circulation ou au séjour irréguliers vit en état de polygamie ou lorsque cet étranger est le conjoint d’une personne polygame résidant en France avec le premier conjoint.

Article L. 622-5

Les infractions prévues à l’article L. 622-1 sont punies de dix ans d’emprisonnement et de 750 000 Euros d’amende :

1° Lorsqu’elles sont commises en bande organisée ;

2° Lorsqu’elles sont commises dans des circonstances qui exposent directement les étrangers à un risque immédiat de mort ou de blessures de nature à entraîner une mutilation ou une infirmité permanente ;

3° Lorsqu’elles ont pour effet de soumettre les étrangers à des conditions de vie, de transport, de travail ou d’hébergement incompatibles avec la dignité de la personne humaine ;

4° Lorsqu’elles sont commises au moyen d’une habilitation ou d’un titre de circulation en zone réservée d’un aérodrome ou d’un port ;

5° Lorsqu’elles ont comme effet, pour des mineurs étrangers, de les éloigner de leur milieu familial ou de leur environnement traditionnel.

Article L. 622-6

Outre les peines complémentaires prévues à l’article L. 622-3, les personnes physiques condamnées au titre des infractions visées à l’article L. 622-5 encourent également la peine complémentaire de confiscation de tout ou partie de leurs biens, quelle qu’en soit la nature, meubles ou immeubles, divis ou indivis.

Article L. 622-7

Les étrangers condamnés au titre de l’un des délits prévus à l’article L. 622-5 encourent également l’interdiction définitive du territoire français, dans les conditions prévues par les articles 131-30 à 131-30-2 du code pénal.

Article L. 622-8

Les personnes morales déclarées responsables pénalement, dans les conditions prévues par l’article 121-2 du code pénal, des infractions définies aux articles L. 622-1 et L. 622-5 encourent, outre l’amende suivant les modalités prévues par l’article 131-38 du code pénal, les peines prévues par les 1° à 5°, 8° et 9° de l’article 131-39 du même code.

L’interdiction visée au 2° de l’article 131-39 du code pénal porte sur l’activité dans l’exercice ou à l’occasion de l’exercice de laquelle l’infraction a été commise.

Article L. 622-9

En cas de condamnation pour les infractions prévues à l’article L. 622-5, le tribunal pourra prononcer la confiscation de tout ou partie des biens des personnes morales condamnées, quelle qu’en soit la nature, meubles ou immeubles, divis ou indivis.

2. 2018 : le principe de fraternité consacré par le Conseil constitutionnel

Tandis qu’une nouvelle réforme des droits des personne étrangères était en cours d’élaboration au sein du parlement, une décision du Conseil constitutionnel est venue changer la donne.

a) Une question prioritaire de constitutionnalité (QPC)

Depuis 2017, le regard médiatique s’était particulièrement porté vers la Vallée de la Roya notamment autour des poursuites et décisions judiciaires concernant Pierre-Alain Mannoni et Cédric Herrou.

Tous deux, condamnés par la Cour d’appel d’Aix-en-Provence, s’étaient pourvus devant la Cour de cassation.
Dans ce cadre, ils invoquaient l’inconstitutionnalité des dispositions qui avaient servi de fondement à leurs condamnations, à savoir les articles L. 622-1 et L. 622-4 du Ceseda. Étaient invoqués non seulement le principe de nécessité et de légalité des délits et des peines mais aussi l’atteinte portée au principe de fraternité. La Cour de cassation, par deux décisions du 9 mai 2018, a accepté de transmettre la QPC au Conseil constitutionnel, estimant que la question, « en ce qu’elle tend à ériger en principe constitutionnel la fraternité », présentait un caractère nouveau.

De nombreuses organisations étaient intervenantes volontaires.
Maître Paul Mathonnet avait accepté de représenter douze d’entre elles : le Collectif National Droits de l’Homme Romeurope, Emmaüs France, la Fasti, la Fondation Abbé Pierre, le Gisti, la Cabane Juridique / Legal Shelter, Médecins du Monde, Médecins sans frontières, le Syndicat des avocats de France, Terre d’Errance (62), le Syndicat de la Magistrature.

Plaidoirie de Paul Mathonnet

Pour un dossier comportant toutes les pièces de la procédure et l’enregistrement de l’audience, voir : QPC « délit de solidarité »

b) La décision du Conseil constitutionnel :

Décision n° 2018-717/718 QPC du 6 juillet 2018

Nous renvoyons à un autre article de ce dossier pour des liens vers des analyses approfondies de cette décision. Seuls seront abordés ici des points qui ont ou devraient avoir des impacts sur la législation du "délit de solidarité".

Extraits de la décision n° 2018-717/718 QPC du 6 juillet 2018 :

En ce qui concerne le grief tiré de la méconnaissance du principe de fraternité :

Aux termes de l’article 2 de la Constitution : « La devise de la République est "Liberté, Égalité, Fraternité" ». La Constitution se réfère également, dans son préambule et dans son article 72-3, à l’« idéal commun de liberté, d’égalité et de fraternité ». Il en ressort que la fraternité est un principe à valeur constitutionnelle.

Il découle du principe de fraternité la liberté d’aider autrui, dans un but humanitaire, sans considération de la régularité de son séjour sur le territoire national. [...]

Toutefois, aucun principe non plus qu’aucune règle de valeur constitutionnelle n’assure aux étrangers des droits de caractère général et absolu d’accès et de séjour sur le territoire national. En outre, l’objectif de lutte contre l’immigration irrégulière participe de la sauvegarde de l’ordre public, qui constitue un objectif de valeur constitutionnelle.

Dès lors, il appartient au législateur d’assurer la conciliation entre le principe de fraternité et la sauvegarde de l’ordre public.

S’agissant de la limitation à la seule aide au séjour irrégulier de l’exemption pénale prévue au 3° de l’article L. 622-4 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile :

Il résulte des dispositions du premier alinéa de l’article L. 622-1, combinées avec les dispositions contestées du premier alinéa de l’article L. 622-4, que toute aide apportée à un étranger afin de faciliter ou de tenter de faciliter son entrée ou sa circulation irrégulières sur le territoire national est sanctionnée pénalement, quelles que soient la nature de cette aide et la finalité poursuivie. Toutefois, l’aide apportée à l’étranger pour sa circulation n’a pas nécessairement pour conséquence, à la différence de celle apportée à son entrée, de faire naître une situation illicite.

Dès lors, en réprimant toute aide apportée à la circulation de l’étranger en situation irrégulière, y compris si elle constitue l’accessoire de l’aide au séjour de l’étranger et si elle est motivée par un but humanitaire, le législateur n’a pas assuré une conciliation équilibrée entre le principe de fraternité et l’objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public. Par conséquent, et sans qu’il soit besoin d’examiner les autres griefs à l’encontre de ces dispositions, les mots « au séjour irrégulier » figurant au premier alinéa de l’article L. 622-4 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, doivent être déclarés contraires à la Constitution.

S’agissant de la limitation de l’exemption pénale aux seuls actes de conseils juridiques, de prestations de restauration, d’hébergement ou de soins médicaux destinées à assurer des conditions de vie dignes et décentes et aux actes visant à préserver la dignité ou l’intégrité physique de l’étranger :

Il résulte du 3° de l’article L. 622-4 que, lorsqu’il est apporté une aide au séjour à un étranger en situation irrégulière sur le territoire français, sans contrepartie directe ou indirecte, par une personne autre qu’un membre de la famille proche de l’étranger ou de son conjoint ou de la personne vivant maritalement avec celui-ci, seuls les actes de conseils juridiques bénéficient d’une exemption pénale quelle que soit la finalité poursuivie par la personne apportant son aide. Si l’aide apportée est une prestation de restauration, d’hébergement ou de soins médicaux, la personne fournissant cette aide ne bénéficie d’une immunité pénale que si cette prestation est destinée à assurer des conditions de vie dignes et décentes à l’étranger. L’immunité n’existe, pour tout autre acte, que s’il vise à préserver la dignité ou l’intégrité physique de l’étranger. Toutefois, ces dispositions ne sauraient, sans méconnaître le principe de fraternité, être interprétées autrement que comme s’appliquant en outre à tout autre acte d’aide apportée dans un but humanitaire.

Il résulte de ce qui précède que, sous la réserve énoncée au paragraphe précédent, le législateur n’a pas opéré une conciliation manifestement déséquilibrée entre le principe de fraternité et l’objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public. Le grief tiré de la méconnaissance du principe de fraternité par le 3° de l’article L. 622-4 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile doit donc être écarté.

c) Principaux apports de cette décision

  • Le principe de fraternité peut être invoqué devant les juridictions

« À l’instar de la liberté et de l’égalité qui sont les deux autres termes de la devise de notre République, la fraternité devra être respectée comme principe constitutionnel par le législateur et elle pourra être invoquée devant les juridictions. [...] Il découle du principe de fraternité la liberté d’aider autrui, dans un but humanitaire, sans considération de la régularité de son séjour sur le territoire national » (Laurent Fabius, 6 juillet 2018).

  • Extension des exemptions pénales à la circulation d’un étranger en situation irrégulière

Le Conseil constate que l’aide à la circulation sur le territoire français peut constituer « l’accessoire de l’aide au séjour de l’étranger ». Dès lors, la restriction de l’article L. 622-4 du Ceseda à l’aide au séjour irrégulier sans mention de la circulation est contraire à la Constitution.

  • Sur le 3° de l’article L. 622-4, le Conseil écarte l’inconstitutionnalité mails il appartient au législateur d’assurer la conciliation entre le principe de fraternité et la sauvegarde de l’ordre public.
    Il ajoute une réserve d’interprétation : au delà de certaines catégories d’actes explicitement mentionnées par la loi, les exemptions ne sauraient, sans méconnaître le principe de fraternité, être interprétées autrement que comme s’appliquant à toute autre d’aide apportée dans un but humanitaire.

d) La modification de l’article L. 622-4 du Ceseda par la loi du 10 septembre 2018

La nouvelle rédaction de cet article figure ci-dessus dans la section 1. Elle modifie les points suivants :

  • Les exemptions s’appliquent tant à l’aide au séjour irrégulier qu’à la circulation irrégulière ;
  • Les exemptions dites "humanitaire" prévues par l’article L. 622-4, 3° s’appliquent à une personne physique ou morale aux conditions suivantes :

1° L’acte reproché n’a donné lieu à aucune contrepartie directe ou indirecte

2° Il a consisté : _> soit à fournir des conseils ou accompagnements juridiques, linguistiques ou sociaux, _> soit en toute autre aide apportée dans un but exclusivement humanitaire.

La réserve d’interprétation du Conseil constitutionnel mentionnait toute autre aide apportée dans un but humanitaire. En ajoutant "exclusivement" la loi ne se conforme pas à l’interprétation du Conseil. Car le but "exclusif" est extrêmement restrictif ; nous y reviendrons plus loin.

B. Commentaires sur la décision du Conseil constitutionnel

1. La fraternité s’arrête aux frontières

Ni le Conseil constitutionnel, ni la loi du 10 septembre 2018 n’ont envisagé que les exemptions pénales portent sur la facilitation de l’entrée irrégulière.

Or, selon l’article L. 622-1 du Ceseda, la facilitation de l’entrée irrégulière porte d’une part sur l’entrée :

L’entrée irrégulière comprend donc soit l’entrée en France (apportée en France ou dans un pays frontalier), soit d’un transit depuis la France pour entrer irrégulièrement dans un pays voisin.
Il s’agit donc de tout franchissement irrégulier des frontières.

Aucune immunité humanitaire n’est donc prévue pour la facilitation de l’entrée en France ou du transit par la France alors même que son caractère désintéressé ne ferait aucun doute.

« Que l’Aquarius franchisse les eaux territoriales, et le délit est constitué. [...]
Il y a une disproportion manifeste à réprimer tout acte d’entraide, même à but humanitaire, s’agissant autant de l’aide au séjour, que de l’aide à ’entrée et à la circulation.
Que l’on pense un instant aux navires de réfugiés et aux guides de montagne qui, pour dissuader de jeunes gens d’emprunter des chemins dangereux, leur montrent la voie à suivre. Cette aide au franchissement est à but humanitaire ; elle est en tout éat de cause parfaitement désintéressée. » (Plaidoire de Paul Mathonnet).

2. Les immunités pénales prévues pour l’aide au séjour irrégulier auraient logiquement dû être étendues depuis longtemps à l’aide à la circulation irrégulière

Puisqu’aucune immunité ne peut porter sur la facilitation du franchissement irrégulier d’une frontière française, la facilitation de la circulation et du séjour irréguliers n’est envisagée que sans franchissement d’une frontière

Il s’agit donc de la facilitation de la mobilité ou du séjour dans le territoire français d’une personne en situation irrégulière. Ces deux notions sont ainsi très proches. La mention de la circulation peut être considérée comme surabondante, à telle enseigne que le droit européen - qui ne parle que d’aide à l’entrée, au transit et au séjour - ne les distingue pas.

En tous cas, les notions d’aide "au séjour irrégulier" ou "à la circulation irrégulière" mentionnées par le Ceseda sont très proches. Or jusqu’à la réforme de 2018, les immunités ne portaient que sur la première. Il en résulte une jurisprudence confuse relative à des actes ayant facilité la mobilité en sur le territoire français d’une personne en situation irrégulière de manière désintéressée donc susceptibles d’être exemptées pénalement seulement si l’acte pouvait être qualifié d’aide au séjour.

Dans les faits, bien des juges ont écarté les immunités dès lors que la personne poursuivie a aidé un étranger à se déplacer de quelque manière que ce soit, comme l’illustrent plusieurs condamnations récentes de personnes accusées, dans la vallée de la Roya, d’avoir véhiculé des passagers en séjour irrégulier vers un abri : Raphaël, 19 ans, (TGI de Nice, 2 octobre 2017) ; quatre « papis et mamis (CA d’Aix-en-Provence, 13 décembre 2017). De même pour un accompagnement de deux réfugiés en gare d’Antibes (CA, Aix-en-Provence, 2 décembre 2016).

Ou, le juge a pu qualifier d’"aide au séjour irrégulier" un transport de personnes en situation irrégulière en invoquant des particularités détaillées :

L’aide consistait, d’une part à proposer "un hébergement pour une nuit dans un appartement doté du confort moderne à trois jeunes femmes épuisées par des conditions de vie difficiles". Dans ce but, il fallait les véhiculer, pour les transporter vers son domicile, situé à 70 kilomètres du lieu de départ. Dès lors force est de constater que la circulation des trois migrantes mise en œuvre par le prévenu n’était que le préalable indispensable à l’aide à leur séjour, couvert par l’immunité prévue à l’article L. 622-4 pour les raisons précitées. (TGI de Nice, 10 février 2017).

Pour toutes ces raisons, les exemptions pénales applicables à l’aide au séjour irrégulier devaient logiquement s’appliquer à l’aide à la circulation irrégulière.

C. Le "délit de solidarité" a encore de beaux jours devant lui

1. Argumentaires critiques du dispositif législatif resté sans changement

Ce qui suit reprend plusieurs extraits de l’argumentaire du collectif Délinquants solidaires intitulée "Pour mettre hors-la-loi le « délit de solidarité », février 2018.

Pour mettre hors la loi le délit de solidarité - Argumentaire

Voir aussi une analyse du collectif : "Délit de solidarité : comprendre les textes sur lesquels les poursuites sont engagées", 4 février 2017 ;

FR

a) Pour mettre fin au "délit de solidarité" il faut modifier la définition du délit au lieu de le corriger par des exemptions pénales

L’expérience des réformes précédentes a montré qu’il n’est pas possible de dresser une liste exhaustive des formes d’aides désintéressées qui devraient être exemptées.

En outre, une immunité n’est pas un droit. Pour éviter une poursuite pénale la personne interpellée doit apporter aux forces de l’ordre la preuve qu’elle relève d’une des catégories exemptées définies par l’art. L. 622-4. C’est facile pour les liens familiaux ; cela l’est bien moins pour une personne qui a agi par solidarité.

Et c’est ainsi que, même si elle n’est finalement pas pénalement condamnée, la solidarité se heurte régulièrement à un arsenal dissuasif de gardes à vue, d’incriminations et de procédures interminables.

« Même lorsqu’ils commettent des actes exemptés et non punissables, les aidants sont inquiétés, à l’image de ce guide de montagne contraint de s’expliquer à la gendarmerie après avoir porté secours à une femme enceinte.
Car, au lieu de définir de manière précise ce qui doit être puni, autour de ce qui constitue la cible de la répression : les filières à but lucratif, le législateur a maintenu une incrimination « râteau » qui permet de présumer que toute aide constitue a priori un délit, sauf à ce que soit rapportée la preuve que l’on se trouve dans l’un des cas d’exemption. Il en résulte un climat de suspicion généralisé et toute aide est suspecte, puisqu’elle est en principe punissable, sauf preuve contraire.
Il est ensuite facile à l’administration d’utiliser des instruments de police judiciaire au prétexte de vérifier qu’une aide, pourtant d’évidence désintéressée, relève bien des causes d’exemption. Audition libre, garde à vue avec inscription dans un fichier de police : tous ces actes ont pour effet de dissuader des citoyens ordinaires de pratiquer la solidarité à leur modeste mais si précieuse échelle » (Plaidoirie de Me Paul Mathonnet).

C’est pourquoi, depuis longtemps, il apparaît que, pour mettre fin au "délit de solidarité", il faut soit abroger l’article L. 622-1 du Ceseda et les articles suivants, soit modifier et clarifier cet article L. 622-1 rendant ainsi inutile l’article L. 622-4.

C’est en ce sens que la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) s’est prononcée dans son avis du 18 mai 2017 intitulé « Mettre fin au délit de solidarité » pour une réécriture précise de la loi selon laquelle « seule l’aide à l’entrée, à la circulation, ou au séjour irréguliers apportée dans un but lucratif doit être sanctionnée », cette clarification conduisant à abroger la disposition relative aux immunités. Un nouvel avis du 2 mai 2018 reprenait cette position en l’affinant (Avis sur la loi pour une immigration maîtrisée et pour un droit d’asile effectif, p.56-57).

b) Les termes de la loi sont imprécis

  • Le délit est défini par l’article L. 622-1 du Ceseda de manière surabondante : avoir, par aide directe ou indirecte, facilité ou tenté de faciliter, etc...
    Or la notion imprécise "d’aide" induit une confusion qui a ouvert la porte à la pénalisation de nombreuses formes élémentaires de solidarité.
    La notion de facilitation, plus concrète suffirait. À noter que c’est le terme utilisé dans les versions anglophones de la directive européenne.

Malgré la directive européenne et deux rappels en ce sens du Conseil constitutionnel (Décision n° 2003-484 DC du 20 novembre 2003 et Décision n° 2004-492 DC du 2 mars 2004), la loi française s’obstine pourtant à ne pas introduire le qualificatif de "sciemment".

  • Quant à l’immunité dite humanitaire (Ceseda, art. L. 622-4, 3°) elle impose actuellement l’absence de toute « contrepartie directe ou indirecte ». Cette formulation est censée exclure les personnes qui agissent par intérêt mais elle exclut aussi bien des actes totalement désintéressés.

Il y a lieu de préciser les « termes employés pour marquer le désintéressement : autrement dit l’absence de contrepartie. Car il convient de ne pas confondre fraternité et altruisme : il n’y a pas de solidarité sans intérêt. L’altruisme est un don, et la solidarité le partage. Toute contrepartie n’est pas à exclure, lorsqu’elle procède, soit de la manifestation d’un intérêt purement moral, soit d’un geste de remerciement, puisque la fraternité est, en principe, réciproque. La contrepartie doit être monnayée - ce que proposent la CNCDH - soit disproportionnée - ce que proposent les associations. » (Plaidoirie de Paul Mathonnet)

2. Pourquoi ni le Conseil constitutionnel, ni la loi du 10 septembre 2018 n’ont mis fin au "délit de solidarité" ?

a) Trois omissions de la décision du Conseil constitutionnel abordées ci-dessus

  • Les immunités s’arrêtent aux frontières et ne protègent en aucun cas l’aide à une entrée irrégulière aussi humanitaire soit-elle ;
  • Des immunités aussi larges soient-elles ne protègent pas les personnes concernées contre gardes à vue, dissuasions et incriminations diverses jusqu’à ce qu’elles parviennent, au mieux, à établir qu’elles relèvent d’une exemption ;
  • La restriction des immunités à des actes effectués "sans contrepartie directe ou indirecte" est trop imprécise.

b) Une prise en compte incomplète de la décision du Conseil constitutionnel par la loi du 10 septembre.

La réserve d’interprétation de Conseil consistait en une aide désintéressée apportée dans un but humanitaire. La loi transcrit "but humanitaire" en "but exclusivement humanitaire".... ce qui est très différent !

C’est ainsi que C. Herrou et P.A. Mannoni avait été condamnés par la Cour d’appel d’Aix-en-Provence pour des aides au séjour irrégulier dont le but humanitaire était notoire. Mais leurs actions « s’inscrivaient de manière plus générale, [...], dans une démarche d’action militante en vue de soustraire des étrangers aux contrôles mis en œuvre par les autorités pour appliquer les dispositions légales relatives à l’immigration ».

Cet "exclusivement" par lequel la loi du 10 septembre contrevient à la réserve d’interprétation du Conseil en ce qu’elle limite considérablement la prise en compte du but humanitaire prévue par le Conseil Constitutionnel.
Il permet notamment de priver les très nombreuses personnes solidaires pour des raisons notoirement humanitaires en raison de leur éventuel engagement militant !
Comment prouver l’existence d’un but "exclusif" de tout autre ? Depuis quand un engagement militant est il un délit ?

[retour en haut de page]

Dernier ajout : lundi 2 décembre 2019, 10:04
URL de cette page : www.gisti.org/article6022