Article extrait du Plein droit n° 122, octobre 2019
« Étrangers sans toit ni lieu »

Outre-mer : le combat de Marie

Marie Duflo nous a quitté·es le 16 septembre 2019. Infatigable militante de la cause des étrangers et étrangères, elle était membre du Gisti depuis vingt ans et en a été la secrétaire générale pendant dix ans. Précieuse, efficace et discrète, elle s’est investie sans compter dans toutes les activités sans lesquelles le Gisti ne serait pas ce qu’il est : les publications, les formations, l’actualisation et l’enrichissement du site, le recrutement et l’encadrement des stagiaires…

Mais Marie était aussi de tous les combats politiques. On connaît en particulier son engagement pour la défense des droits des migrant·es en outre-mer et son rôle moteur pour animer le Collectif MOM (Migrants Outre-mer) à la création duquel elle avait pris une part déterminante. À de nombreuses reprises, seule ou avec d’autres, elle a contribué, dans Plein droit, à mettre le projecteur sur ces « terres d’exception » où la France mène, plus encore qu’en métropole, une guerre acharnée contre les migrant·es.

Marie en 2008 lors de l’assemblée générale du Gisti

En 2007, c’est en racontant « les mésaventures d’un étranger sur le territoire français » que Marie illustrait l’exceptionnalité des terres ultra-marines, où la circulation des personnes est « illégalement restreinte ».

« “La République reconnaît au sein du peuple français les populations d’outre-mer, dans un idéal commun de liberté, d’égalité et de fraternité” dit la Constitution.
[…]
En ne mentionnant que les “populations d’outremer” et le “peuple français”, la Constitution permet de subtiles distinctions entre “France”, “territoires de la République française” et autres. Le voyageur étranger au sein de ces terres nationales, même féru de culture française, aura du mal à repérer des idéaux de liberté, d’égalité et de fraternité… ou tout simplement une législation un tant soit peu cartésienne. S’il envisage un court séjour, il découvrira que son “visa Schengen” vaut pour entrer en France hexagonale ou dans certains pays voisins mais sur aucune terre ultramarine. Un visa spécifique lui sera demandé, sauf dispense, pour chacune des parcelles nationales hors de l’Europe, exception faite des départements d’Amérique couverts par un même visa. Dispensé de visa pour la métropole, l’Israélien ne l’est nulle part dans l’Outre-mer, le Brésilien ne l’est qu’en Polynésie et le Vénézuélien ne l’est que dans les départements d’outre-mer. C’est ainsi qu’un Brésilien doit détenir un visa pour traverser le fleuve frontalier de la Guyane mais pas pour aller à Paris. Quant à l’heureux étranger muni du droit à résider avec le “peuple français”, ses mésaventures ne sont pas achevées s’il prétend se rendre dans d’autres terres françaises.

Où est “la France” ? Le code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (Ceseda) est clair : “en France” signifie dans l’un des départements ou à Saint-Pierre-et-Miquelon. Un titre de séjour obtenu quelque part “en France” y est donc valable partout. Liberté d’aller et venir pourtant restreinte… Ainsi, le droit à l’exercice d’une activité professionnelle est exclusivement valable soit en métropole, soit en Guadeloupe, soit à la Réunion… selon l’endroit où le titre de séjour a été délivré. Quant au titulaire d’un récépissé ou d’une autorisation provisoire de séjour (demandeur d’asile, accompagnant de malade, …), il ne pourra se rendre en métropole que si la préfecture veut bien lui accorder un sauf-conduit.

Le “territoire de la République française” est donc plus vaste que “la France”. Pour le droit des étran- gers, il concerne aussi les Collectivités d’outre-mer (COM) et la Nouvelle-Calédonie. La Collectivité de Saint-Pierre-et-Miquelon étant par dérogation “en France” selon le Ceseda, quatre territoires nationaux – Mayotte, les îles Wallis et Futuna, la Polynésie française et la Nouvelle-Calédonie – sont dotés d’une ordonnance relative aux conditions d’entrée et de séjour des étrangers proche du Ceseda mais dans laquelle le mot “France” est remplacé par “Mayotte”, …, “Nouvelle-Calédonie”, limitant ainsi territorialement le droit des étrangers.

Aucun titre de séjour délivré sur l’un de ces quatre territoires ne confère le droit d’entrer ou de séjourner “en France” à l’exception de la carte de résident délivrée en Nouvelle-Calédonie. [...]

Le “territoire de la République française” n’aurait-il aucune signification pour les étrangers ? Qu’on se rassure. Il existe bien puisque toute mesure d’éloignement (arrêté de reconduite à la frontière, expulsion ou interdiction de territoire français) prise en l’un de ses lieux vaut partout.

(Extraits de : « Où est “la France” ? »,
Plein droit n° 74, octobre 2007)


Par la suite, c’est principalement sur Mayotte, « zone de non-droit », que Marie a écrit dans Plein droit.

« Depuis le référendum de 1974 par lequel le territoire d’outre-mer des Comores accédait à l’indépendance, les Nations unies n’ont jamais remis en question la souveraineté de l’Union des Comores sur les quatre îles de l’archipel. La sécession de l’île de Mayotte décidée un an après par la France devient pourtant, silencieusement, un état de fait. Ainsi, Mayotte est devenue, en 2014, une région “ultra-périphérique” de l’Union européenne sans qu’aucun des États membres ne relève une contradiction avec sa propre position au sein de l’ONU.

Mayotte, devenue un « bunker » depuis que sa frontière a été matérialisée, en 1995, par un visa communément nommé « visa Balladur » qui a fait des habitant·es des îles voisines des étrangers malgré les attaches culturelles et familiales qui les lient aux Mahorais restés français. Cette même année 2014, Marie dénonçait :

« Les mêmes refrains reviennent régulièrement pour justifier, avec la bénédiction du Conseil d’État, un droit dérogatoire. Ainsi, selon un projet d’ordonnance, le code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (Ceseda) sera bientôt applicable à Mayotte, mais avec “des dispositions d’adaptation aux spécificités locales propres à Mayotte” qui “découlent principalement de la volonté de dissuader autant que possible l’immigration irrégulière, notamment de mineurs, en provenance essentiellement des Comores et, en particulier, de l’île d’Anjouan, située à 70 km de Mayotte et dont le niveau de vie est très inférieur à celui de cette dernière”. Les enfants sont la cible principale afin “de ne pas accroître l’attractivité de Mayotte […] pour les parents qui envoient leurs enfants à Mayotte où ils vivent dans des conditions extrêmement précaires : en effet, le Conseil général n’a pas les moyens de financer un dispositif d’aide sociale à l’enfance (ASE) suffisant”.

Elle s’est alors attachée à démonter les stéréotypes régulièrement brandis par les responsables politiques et relayés par la presse.

« […] un petit département menacé par des invasions venues des trois autres îles de l’archipel des Comores, le far west de la chasse terrestre et maritime contre ces envahisseurs, la compassion pour les naufrages des frêles esquifs appelés kwassas qui tentent la traversée, la compassion encore envers les enfants abandonnés à Mayotte par des parents indignes.

Chiffres et statistiques à l’appui, Marie montre comment ces refrains ont servi à justifier un droit dérogatoire, alors que la réalité est bien loin de ces fantasmes.

« – parmi les étrangères et les étrangers recensés en 2012 à Mayotte, 94 % de ceux de plus de cinq ans y résidaient déjà en 2007 et 39 %, essentiellement des mineurs, y sont nés ;

– il y a à Mayotte environ 3 000 mineures ou mineurs isolés étrangers. Parmi eux, 4 % ont un parent français et 64 % sont nés en France (à Mayotte en général). Dans 87 % des cas, leur isolement est généré par la reconduite à la frontière des parents — les deux (43 %), ou la mère seule (42 %), ou le père seul (2 %) .


Marie reviendra souvent sur l’absurdité historique qui, pour des raisons géopolitiques, a conduit à isoler des départements français ultramarins de leur environnement régional.

« Tout isole en effet ces territoires de leurs voisins : leurs niveaux de vie, faibles par rapport à la métropole mais élevés par rapport aux îles les plus proches (PIB par habitant : métropole 32 277 €, Réunion 20 250 €, Mayotte 7 896 €, Comores 795 €, Madagascar 414 €) ; le statut de département qui délègue à des ministères parisiens les relations de ces îles avec les autres États ; une économie maintenue sous perfusion française avec des échanges régionaux dérisoires. Plusieurs organismes œuvrent à développer les échanges entre les États de la région, notamment le marché commun de l’Afrique de l’Est et du Sud, mais seule la Commission de l’océan Indien (COI), restreinte aux États insulaires, intègre la France au titre de la Réunion.

Enfin et surtout, les frontières de la France dans l’océan Indien font obstacle à une libre circulation entre les îles : un·e Français·e peut entrer à Madagascar ou aux Comores en se procurant un visa à la frontière ; pour un·e Malgache ou un·e Comorien·ne, la délivrance d’un visa d’entrée pour la Réunion relève du parcours du combattant tandis que Mayotte est un bunker fermé à tous ses voisins à l’exception de quelques rares privilégiés.

(Extraits de : « La diplomatie par les jeux à Mayotte »,
Plein droit n° 108, mars 2016)


Dans ses articles, Marie expliquait comment cette absurdité politique a des conséquences désastreuses et souvent meurtrières : des morts par milliers dans l’océan Indien, disparus au cours des trajets de plus en plus dangereux pour déjouer les barrières, et notamment des naufrages répétés de kwassas qui tentent de rejoindre Mayotte, des expulsions mas- sives (leur nombre annuel est plus important depuis le seul département de Mayotte que depuis la métropole), le refoulement, en toute illégalité, de dizaines de milliers de mineur·es, l’enfermement systématique dans des conditions largement en deçà des standards de salubrité et de dignité prévus par la loi et les textes internationaux, sans compter la maltraitance administrative et judiciaire que Marie ne cessera de combattre, non seulement dans ses écrits mais dans les prétoires. Elle montrera aussi comment la bunkerisation de l’île, organisée par une « France hostile », est propice à la xénophobie et l’alimente.

« Une inimitié de plus en plus violente se diffuse à l’égard de ces “étrangers” venus de l’autre côté de la frontière. À Mayotte, ce furent, pendant le premier semestre 2016, des mobilisations de collectifs de villageois, avec le soutien de leur maire, pour organiser des “décasages” : expulsions de leurs villages de personnes d’origine comorienne (souvent en situation régulière ou même françaises), manifestations souvent “festives” au cours desquelles leurs logements étaient détruits … tout cela en présence de “forces de l’ordre” passives. Ces décasages ont cessé. Mais des menaces anonymes ou portées par un Collectif de défense des intérêts de Mayotte sont encore régulièrement proférées à l’égard des “étrangers” et des personnes qui les hébergent. […] Ces violences sont d’autant plus dangereuses que, de la présidence de la République à l’administration en passant par les parlementaires des Outre-mer, tous et toutes, quelles que soient leurs étiquettes politiques, jettent trop souvent de l’huile sur ces braises en invoquant une pression migratoire fantasmée, responsable présumée de tous les maux, pour justifier, par exemple, encore moins de protection sociale pour les personnes étrangères.

(Extraits de : « Au delà des mers, une France hostile »,
Plein droit n° 116, mars 2018)


L’adoption de la dernière réforme du Ceseda, avec la loi du 10 septembre 2018 qui a instauré un droit du sol dérogatoire à Mayotte pour en exclure la plupart des enfants « étrangers » nés à Mayotte a inspiré le dernier article de Marie paru il y a quelques mois dans un numéro spécial de Plein droit consacré entièrement à Mayotte et auquel elle avait beaucoup contribué. Pour elle, cette loi restera célèbre comme celle qui a transgressé un tabou : une restriction (en pratique presque une suppression) du « droit du sol » pour les enfants dont la malchance est d’être nés à Mayotte et pas ailleurs en France . L’occasion pour Marie de revenir sur « l’irresponsabilité de l’État », dont la remise en cause du droit du sol, avec le soutien du Conseil d’État et du Conseil constitutionnel, est le symptôme d’un changement de cap plus général.

« Selon l’article 73 de la Constitution de 1958, “dans les départements et les régions d’outre-mer, les lois et règlements sont applicables de plein droit” mais ils peuvent faire l’objet d’adaptations tenant à leurs “caractéristiques et contraintes particulières”. La jurisprudence aurait pu préciser quelles “caractéristiques et contraintes particulières” étaient un règlement dérogatoire. Or, un rapport remis en 2018 à la commission des lois de l’Assemblée nationale n’a trouvé aucune cause de censure de la part du Conseil d’État. Il constate notamment que le Conseil a observé “une grande souplesse”, en 2014, quand le code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (Ceseda) a été étendu à Mayotte avec tant de dispositions dérogatoires qu’il ne s’agit que d’un infra-droit (CE, 22 juillet 2015, n° 381550 et 383044). Le Conseil constitutionnel a témoigné de la même “souplesse” en ce qui concerne la réglementation dérogatoire applicable aux personnes étrangères en outre-mer. Le même rapport de l’Assemblée nationale abordait le “droit à la différenciation des départements et régions d’outre-mer”. Il reprenait un constat largement partagé selon lequel “cet ensemble ne constitue pas un bloc homogène, mais s’apparente plutôt à un nuancier permettant de colorer” des statuts bien différents entre eux. Ce “nuancier” se traduit par la disparition progressive des termes de “départements” ou de “territoires” d’outre-mer remplacés par un Outre-mer les englobant tous. Et, dans les textes réglementaires, une liste des cinq départements d’outre-mer remplace peu à peu la mention de “département d’outre-mer”. D’ailleurs, depuis la loi du 7 décembre 2010 relative à sa départementalisation, Mayotte n’a jamais été qu’un “Département” avec un D majuscule symbolisant ses écarts à l’État de droit. Il ne restait que le verrou de l’indivisibilité territoriale du droit de la nationalité, qui vient de sauter.

(Extraits de : « L’irresponsabilité de l’État »,
Plein droit n° 120, mars 2019)


Malgré ce lourd contexte, Marie, si elle a parfois été en colère, n’a jamais cédé au découragement qui trop souvent guette face à la difficulté de la tâche à accomplir dans un environnement hostile aux personnes étrangères. Le meilleur hommage que nous puissions lui rendre est de poursuivre ses combats avec la même détermination, en outre-mer comme en métropole.



Article extrait du n°122

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Dernier ajout : vendredi 22 novembre 2019, 13:11
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