Article extrait du Plein droit n° 122, octobre 2019
« Étrangers sans toit ni lieu »
Ouvrir : l’accueil au Pays basque
Marie Cosnay
Écrivaine et traductrice
Il y a eu ces moments fondateurs. On peut évoquer l’accueil des Bosniaques en 1993, l’accueil au village, à Baigorri, en novembre 2015, à l’intérieur du pays, non loin de la frontière, en petite montagne, de 50 Soudanais. Des expériences de longue durée, différentes : l’accueil dans le Pays du nord, trois provinces, de ceux qu’on appelait et appelle encore les « réfus », pour dire les réfugiés, venus du sud, des quatre provinces, c’est-à-dire d’Espagne, de l’autre côté de la frontière qui coupe le Pays en deux ; jusqu’au milieu des années 1970 les réfus étaient protégés du franquisme, après 1981 les gouvernements français et espagnols socialistes jugeaient la transition en cours suffisamment protectrice, la France n’abritait plus, les réfus se cachaient. Et puis, qui ici n’a pas dans sa famille quelqu’un qui a dû s’exiler, chercher fortune en Amérique, y rester parfois ? L’exil, même si on n’en a pas fait soi-même l’expérience, il n’est pas besoin ici d’en expliquer les causes, les ambivalences, l’aura et la douleur. Qui, ici, ne vit pas possible la perte d’un pays ? Irrésistible, quelles que soient les causes du départ, irrésistible projection : ce jeune homme s’est arraché, à pied, à sa terre. La nôtre l’attendait. On peut évoquer aussi : passer la frontière, se cacher, l’habitude du silence et des réseaux d’hospitalité. Les actions collectives et efficaces pour protéger une personne, une autre.
Voici l’ambiance, l’état d’esprit général et un peu d’Histoire, cela ne suffit pas. Ici, on est fier de soi et de ses traditions, de sa culture. C’est une garantie d’accueil, on l’a vu chaque fois, dans les villages on est fier et on n’a qu’une envie : que le Soudanais arabophone apprenne la langue d’ici, que le Guinéen découvre nos particularités culinaires. C’est vrai que jusque-là, le partage des cultures, on ne l’a pas beaucoup pratiqué. On devient hébergeurs ou hébergeuses de garçons et jeunes hommes venus de l’étranger, ils ont besoin, on répond. On répond en donnant. Donner endette celui à qui on donne. Mais on sait « qu’on fait un bon truc », qu’on n’est pas si nombreux à le faire par les temps qui courent, alors on ne s’arrête pas trop sur ce risque d’endettement ou de quiproquo. On verra plus tard. En plus, on se doute que bien des frustrations administratives et législatives viendront jouer les grandes séparatrices. On ne va pas commencer à penser la fin soi-même, ou la limite. On tire de tout cela des bénéfices secondaires : notre culture dominée devient, le temps d’une relation, dominante. C’est une manière de dire parce que dominant·e, ce n’est pas le genre de la maison. Si j’accueille quelqu’un chez moi, il est mon invité, j’ai des droits, il en a, j’ai des devoirs, il en a, cette réciprocité crée une égalité, c’est vrai.
Il n’en demeure pas moins que pour l’instant j’ai des papiers et un toit, parfois une famille qui a ou a eu ses habitudes ici, pas lui.
Il faut partir de ce déséquilibre pour penser l’accueil, parce qu’en effet, c’est ici que peut naître quelque chose comme de la domination – qui ne dit pas son nom, non par perversion ou souci de se cacher, mais par ignorance, et à force d’enthousiasme.
Nos maisons se sont ouvertes entre 2015 et 2016. Des groupes locaux se sont organisés pour loger celles et ceux qui, déboutés de l’asile, n’avaient pas d’idées d’ailleurs et ceux qui passaient cette frontière : la route par le Maroc, le détroit de Gibraltar et l’Espagne, était de nouveau empruntée. On le savait dès 2016, cette route se rouvrirait. Aujourd’hui, en 2019, une centaine de personnes passent en effet chaque jour à Nador. Le Maroc, à qui l’Europe fait jouer le rôle du gendarme, le joue à Tanger. Bien sûr, ce n’est pas la Libye mais des groupes policiers, accompagnés de civils délinquants, y passent à tabac, la nuit, les jeunes noirs qui attendent dans les forêts.
Ce qu’on ne savait pas en 2015 ou 2016, c’est que les personnes en provenance d’Afrique de l’Ouest choisiraient plutôt, à l’été 2019, de rester en Espagne ou d’aller au Portugal, tant la seule politique exercée par la France en matière d’immigration aurait bien fonctionné : la politique du découragement. Il n’y avait vraiment pas de quoi se vanter. Cela dit, l’Espagne, en 2019, c’est Bilbao, ce n’est pas vraiment l’Espagne mais la capitale du Pays basque, en Biscaye. Destination choisie. Le Pays basque nord, côté français, rivalisait. On s’était bien organisés. Un pays méfiant à l’égard de ses voisins français et espagnols, dépendant d’eux, après une lutte d’autonomie, avait rouvert ses réseaux pour une lutte de paix. S’offrait une nouvelle légende, ne perdant en rien son identité : la recréait par l’ouverture. Re-mythifier le dedans en l’ouvrant, revivifier le dedans par le dehors. Ce n’était pas banal. C’était intéressant.
Chaque chose intéressante présente des risques. Toujours le remède peut virer poison. Quand les territoires, en tant que territoires, accueillent, c’est qu’ils n’ont pas peur de perdre, c’est que quelque chose n’est pas rompu, ils sont en lien avec leur histoire précédente, l’histoire précédente est d’exil et d’hospitalité, on s’inscrit dans une généalogie, on a reçu une éducation. J’ai été élevé·e comme ça – si bien que l’accueil, c’est l’histoire, aussi, d’une verticalité. Qui dit verticalité dit valeurs, pères et repères. Chaque chose intéressante présente des risques. Ici, il est arrivé aux pères de devoir choisir la clandestinité. Ici, s’il faut cacher quelqu’un, on sait le cacher. Parfois, il aurait été utile de contester une obligation de quitter le territoire français (OQTF) avant d’aider à se cacher. Trop tard. Bien sûr, j’exagère un peu. On ne boude pas la bagarre juridique, mais c’est plus fort que soi : en premier lieu, on se méfie des institutions, des institutions françaises, des départements français, de l’État français. On a bien raison, ils font ce qu’il faut pour qu’on fuie. On fuit et on finit par préférer faire sans eux, parce qu’on sait que sans eux, on saura faire. C’est admirable et les choses admirables présentent des risques. On est soi-même l’institu- tion, on est soi-même l’accueilleur et le cadre d’accueil, les personnes arrivent sans solution, s’il y en a mille à héberger, on en hébergera mille [1], ici dans notre petite ville de 50 000 habitants, ville jusque-là peu mixte, l’Afrique de l’Ouest est accueillie par des habitants qui veulent un certain genre de pays, plus beau d’être ainsi ouvert, par des habitants dont se réveillent les rêves et les désirs d’ailleurs. Je suis un territoire, je n’avais pas besoin de toi, tu passais par là, errant, sans solution, je comprends alors que j’avais besoin de toi. Il y a un an encore, ce besoin rétrospectif, ce désir de l’autre, je le trouvais prometteur, modèle à penser pour les initiatives ici et là. Je me souviens, c’était avant qu’on s’habitue à ce que soient empêchés les sauvetages en Méditerranée, c’était à Poitiers et j’avais dit : « C’est beau ce qui se passe, il y a une réalité de l’accueil dont on parle peu, mais attention, ne restons pas seuls. Ne restons pas seuls avec les personnes qui ont traversé les déserts et les mers et ne sont pas exactement venues chez nous, trouvons des structures, inventons des cadres, toquons à la porte d’intermédiaires ». Besoin semblait dangereux. On n’osait pas dire les choses comme ça, parce qu’au même moment, des jeunes gens aux joues rouges désiraient, eux, interdire les montagnes à Briançon, très excités à l’idée de faire, des frontières naturelles, mers et monts, des empêchements et des lieux de mort. Alors on ne pouvait pas exactement penser dangereux le besoin de cet autre qui portait l’air. Je me souviens cependant d’une conversation : « nos initiatives d’hospitalité seront réussies lorsque cela sera un peu ennuyeux de recevoir quelqu’un chez soi ».
Depuis 2017, arrivaient peu à peu, seuls, à pied, des adolescents isolés. Je crois que c’est là qu’on a (re)trouvé ce pli de faire seuls, en collectifs, en clandestins : quand on a compris que pour eux, les adolescents, ça ne marchait pas bien avec la France et ses institutions. Les premiers adolescents sont allés se présenter à l’Aide sociale à l’enfance (ASE) du département, comme ils le devaient. Ils ont été reçus, mal reçus, évalués, mal évalués, soupçonnés, parfois le département a porté plainte contre eux, certains se sont retrouvés en prison. En effet, et ce n’était pas très difficile, on savait qu’on pouvait faire mieux. Le hic, c’est que ce n’était pas du tout ennuyeux. Pas du tout assez ennuyeux.
Garder dans nos maisons de jeunes adolescents valeureux, les scolariser dans le privé ou le public, les voir réussir leur scolarité, les soigner, on pouvait. On pouvait mieux que l’ASE, et bientôt on voulait pouvoir mieux et mieux. Les adolescents étaient tout proches de l’enfance. Cette enfance, d’autant plus maltraitée par les institutions, d’autant plus soupçonnée qu’elle était devenue la seule chance officielle pour obtenir des papiers, était, dans nos collectifs mêmes, sacralisée. Au fond, il s’agissait de penser l’enfance exactement comme les départements la pensaient, pour des résultats très différents, certes. Les évaluations expliquaient que tel jeune ne serait pas protégé car le parcours très dur qu’il avait décrit ne pouvait pas être celui d’un enfant. La preuve par l’absurde, un bon ou vrai enfant n’était qu’un enfant mort, pour les départements. Mais au fond, les institutions exprimaient là quelque chose que les collectifs d’accueil semblaient penser aussi : un enfant est sacré et fragile à la fois, il est tout sacré et tout fragile. Ne sait ni ne peut faire seul, ne peut ni décider ni supporter. Étrange, ce que notre vision commune de l’enfance, à nous tous, donnait.
Une maison d’accueil unique
Ici, on se gardait donc les enfants. On les protégeait absolument. On ne les laissait pas prendre les risques des départements où on n’était pas. S’il y en avait mille, on en protégerait mille. C’était admirable mais les choses admirables peuvent toujours se renverser. On ouvrait un pays, mais il ne semblait pas qu’on se posait la question : on l’ouvrait à quelles conditions ? À qui exactement ? À des individus sacrés et fragiles ? À une communauté d’Afrique de l’Ouest ? On y trouvait quoi au juste ? On en attendait quoi ?
Octobre 2018. On l’avait répété, il faudrait ici un lieu d’accueil collectif. On en était là, en octobre 2018 : on logeait les mineurs dans les maisons, certains d’entre nous pensaient qu’il fau- drait, pour notre équilibre à tous et la pérennité de l’accueil, que cela commence à paraître un peu ennuyeux, pas si romantique que ça, de s’occuper de ces adolescents, on logeait aussi les personnes après demandes d’asile ou en demande mais sans Cada [2], les « dublinés » en attente. La route, dont on savait deux ans auparavant qu’elle s’ouvrirait, s’ouvrait.
Chaque soir, à la gare routière de la petite ville de 50 000 habitants, on rencontrait une soixantaine de personnes de passage, après l’Espagne, avant Bordeaux, Paris ou Nantes. Des maraudes se mettaient en place. Des repas solidaires. Puis le maire de la petite ville, président de l’agglomération Côte basque-Adour, voyait l’hiver venir et prenait des décisions. Il ouvrait un lieu, engageait 130 000 € pour la mise aux normes d’une ancienne caserne, déplaçait la gare routière devant le lieu de pause, promettait 70 000 € par mois pour les frais de fonctionnement. Quelques salariés de l’association Atherbea, qui avait une expertise dans l’accueil, encadraient les bénévoles du lieu.
Le statut de cette maison d’accueil est unique. D’abord, trois parties : l’agglomération (Bayonne-Anglet-Biarritz-Bidart-Boucau) en supporte les frais. En convention avec l’agglomération, une association est créée pour garantir l’engagement bénévole : Diakité. Enfin, l’association prestataire Atherbea détache quelques salariés, pour un regard sur le fonctionnement, et une participation aux assemblées générales. Accord tripartite, donc, qui vise à mettre entre les personnes accueillies et les personnes qui accueillent des intermédiaires, mais aussi à rendre la charge publique. Responsabilité publique, cela change tout : on sait ce que les annonces et les gestes d’en haut, officiels, en terme de rejet ou d’accueil, fabriquent dans les populations.
Quand aucun pays d’Europe ne répond qu’il peut recevoir une dizaine de naufragés, c’est catastrophique, c’est un silence qui parle, il dit qu’on n’est absolument pas choqués par la mort de centaines de personnes. Quand une agglomération d’environ 130 000 habitants décide d’investir et de s’investir pour que 60 personnes ne dorment pas chaque nuit dehors, ne soient pas niées dans leur corps et leur présence (« ils sont là, dit Jean-René Etchegaray, et le problème n’est pas que j’ouvre un lieu qui fera appel d’air, comme le dit le préfet, le problème est qu’aucune autre ville ne le fasse »), quand une agglomération décide de s’investir ainsi et l’annonce, cela a des effets sur la manière dont pense et se rassure la partie de la population qui était peut-être inquiète. Chaque fois que le maire de Bayonne a reçu un courrier d’inquiétude, il a invité l’auteur du courrier à l’accompa- gner sur les lieux et à y distribuer la soupe. Chaque fois que les inquiets ou détracteurs ont accepté la visite, ils ont été persuadés qu’ils avaient tout à y gagner.
Qu’est-ce qu’on attend de ce lieu, qu’en attend le maire de Bayonne et président de l’agglomération Côte basque-Adour, Jean-René Etchegaray, qui l’a conçu et s’y est souvent engagé person- nellement comme bénévole ? Que ce lieu soit un lieu de transit. De passage. On rééquilibre ainsi la tentation de tout faire par soi-même et on essaie de ne pas exagérer : on ne va pas, sans réflexion, garder ici et à tout prix les gens qui y passent, juste pour le plaisir de faire le pays nouveau de nos rêves – tellement à contre-courant de ce que fait la France, de ce que fait l’Espagne. On risquerait le quiproquo.
Personne n’est venu chez moi. Personne n’est venu chez nous parce que c’est chez nous. Il était question de circuler. Il est toujours question de circuler. Alors j’aide à circuler. Question d’équilibre à trouver. On frustre. On se frustre. On dit donc que le lieu recevra les personnes de passage pendant trois ou quatre jours. Trois ou quatre, c’est un peu cadré et un peu flou à la fois. Volontairement. C’est la différence avec le centre de la Croix-Rouge, à Irun par exemple, avec lequel les jeunes accueillis confondent souvent la pause de Bayonne, appelé Pausa, prononcé Paoucha. À la Croix-Rouge, trois jours c’est trois jours. Ici, trois-quatre jours, c’est, explique Atherbea à l’assemblée générale, quatre jours et demi en moyenne. C’est qu’il y a des gens pour qui la route est fléchée, et qui ne restent qu’une nuit. D’autres sont là depuis plusieurs mois. D’autres, sans solution.
Lieu de transit, lieu de passage
Sans solution, on y revient, on ne s’en sort donc pas très bien avec cette question qui est une tentation, sans solution : ce sont les adolescents. S’ils sont nombreux à être rentrés dans les maisons, ils sont nombreux à attendre ici, aussi, que le département les reçoive pour évaluation. Ce qui fait ou risque de faire, c’est une dérive, de ce lieu une annexe de l’ASE, l’ASE qui devrait loger et nourrir ces adolescents avant même protection. L’agglomération n’est pourtant pas aidée par le département, qui paie nuits et repas des jeunes que le département a pour mission de protéger. Toujours la question de l’enfance ou de l’adolescence. Même ici, où le cadre est posé, c’est la dérive numéro un.
Confusion des genres, encore, un exemple : une jeune femme enceinte, qui n’a pas su qu’elle pouvait, après avoir traversé la frontière, trouver refuge ici, à Pausa, appelle le 115. Le 115 l’adresse à Pausa.
Ajoutons que le maire a plus d’une fois obligé les chauffeurs de bus, compagnie Flixbus, à prendre les gens qui avaient des titres de transport mais pas de pièces d’identité, non exigibles. Les chauffeurs, qui sans doute avaient reçu des consignes illégales, tentaient de refuser. Ajoutons que même si la préfecture ne voit pas d’un bon œil l’initiative de Jean-René Etchegaray, maire de Bayonne et président de l’agglomération Côte basque-Adour, celui-ci a su la convaincre que la police ne s’approcherait pas des alentours de Pausa. Et il ne renonce pas à l’appeler à la rescousse : État, on a besoin de vous, les gens sont là, sous nos yeux. Ils ne peuvent dormir dehors et manquer de tout.
Ce qui reste à voir, c’est comment se répondent et travaillent ensemble ces deux types d’accueil : l’accueil à la maison, souverain, basque, plein de beaux affects d’un côté (affects qu’on trouve d’autant plus beaux et qu’on souhaite d’autant moins nuancer que cet été trois capitaines de bateaux sont poursuivis pour sauvetage et que l’Espagne menace de faire payer une amende de plusieurs centaines de milliers d’euros au capitaine de l’Open Arms s’il reçoit à bord des naufragés), de l’autre la maison de pause, où l’accueil est collectif, passager, aidé et cadré par une volonté et de l’argent publics.
Ni squat en autogestion ni institution ou association aux cadres stricts, ici on ne fait pas le boulot de la Croix-Rouge ni du 115, ici on est entre les deux, ici on a fait le pari d’être le tiers qui manquait, peut-être, aux maisons.
Entre les appels à la mort d’un côté et les sauvetages absolus de l’autre (qui, si on n’y prend garde, ne laisseront plus les personnes libres de circuler, coincées dans nos maisons), on pouvait se sentir étranglés. Pausa, pause, un moment, ce lieu. Le temps de s’orienter pour les uns et le temps, pour un territoire, de se poser les questions : oui, on ouvrait un pays, mais à qui, comment, on attendait quoi, au juste, et on y trouvait quoi ?
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