Article extrait du Plein droit n° 123, décembre 2019
« Ah, si j’étais riche ! »

(Sur-)vies calaisiennes

Mathilde Robert

avocate, barreau de Paris*
Aider les exilés à Calais et s’y engager à plein temps, c’est se retrouver face à une réalité contrastée. C’est être témoin de l’horreur policière, mais aussi de l’intense vitalité qu’expriment les diverses communautés qui se reconstituent après chaque agressio subie, reliées les unes aux autres par des pratiques imposées pour la survie du quotidien. Du « bricolage linguistique » à la mémoire entretenue de la « jungle life », les exilés de Calais partagent une expérience des limites.

« Nous avons nous-mêmes été bouleversés, je crois, vraiment. Tu allais là-bas pour voir, pour aider… Et beaucoup sont sûrement arrivés là-bas pour aider, ce qui n’est pas quelque chose de mal en soi, sauf qu’en arrivant là-bas, la perspective te change complètement et tu commences à haïr cette frontière plus que toute autre chose au monde » (activiste de la frontière franco-italienne à Vintimille, citée dans Nous ne ferons pas marche arrière. Luttes contre la frontière franco-italienne à Vintimille, Niet éditions, juillet 2017).

De novembre 2017 à septembre 2018, j’ai vécu à Calais aux côtés des exilés de la frontière franco-britannique. Venue par le biais de l’Auberge des migrants, association calaisienne historique, je me suis principalement engagée dans l’accompagnement des personnes les plus vulnérables auprès de services de soins et des hébergeurs citoyens, j’ai travaillé à la documentation des violences policières et participé à la diffusion d’informations juridiques basiques. Ces différentes tâches, ainsi que les relations interpersonnelles créées au fil des mois m’ont amenée à être présente quasi quotidiennement dans les campements de fortune éphémères qui demeurent à Calais.

Trente ans de présence d’exilés, de frontière fermée et de violence

De manière parfaitement prévisible, et contrairement aux espoirs de certains politiques locaux et nationaux, le démantèlement du bidonville de la Lande, mené en octobre 2016 n’a pas mis fin à la présence de migrants à Calais, premier port pour le transport de passagers et principale ville française de liaison avec la Grande-Bretagne. Le projet de « vider Calais de ses migrants », selon les mots de Bernard Cazeneuve, alors ministre de l’intérieur, devant l’Assemblée nationale le 26 janvier 2016, ne pouvait qu’être voué à l’échec. Depuis les années 1990, des personnes tentent de se rendre au Royaume-Uni et restent bloquées à Calais où la frontière britannique a été délocalisée par le protocole de Sangatte signé le 25 novembre 1991.

Depuis près de trente ans, les modalités de la présence des candidat·es au passage varient : accueil dans un centre humanitaire à Sangatte, évacué en 2002 ; dans des campements, tous démantelés après quelques mois ; dans des squats en centre-ville, également fermés ; jusqu’à la relégation sur un terrain vague en bordure de la ville, un ghetto dans lequel ont fini par vivre près de 10000 personnes… Quelques semaines après le démantèlement médiatisé du bidonville de la Lande, le 24 octobre 2016, les exilés étaient de retour à Calais. La pression policière s’est alors accrue, visant les exilé·es et leurs soutiens. Des cordons de CRS sont même allés jusqu’à empêcher les associations de distribuer de l’eau potable durant un épisode de canicule estivale.

Se représenter Calais

C’est dans ce contexte que je suis arrivée à Calais, un an après le démantèlement. Les personnes exilées étaient alors majoritairement des hommes, jeunes (entre 15 et 30 ans), venant d’Afghanistan, d’Éthiopie, d’Érythrée et du Soudan. Ils vivaient dans quatre campements principaux, deux occupés par des Afghans, l’un par des Érythréens, et le dernier réunissant toutes les nationalités – c’est celui que j’ai le plus fréquenté.

Un certain nombre d’associations de soutien aux personnes exilées sont regroupées depuis plusieurs années dans un entrepôt partagé, la Warehouse, afin de coordonner leurs activités. Cette ruche bourdonnante accueille quotidiennement des volontaires, dont le nombre varie d’une cinquantaine en hiver à 200 l’été, majoritairement britanniques. La première rencontre multiculturelle calaisienne advient dès que l’on franchit les portes de la Warehouse, où est servi chaque jour à midi le traditionnel rice-curry-salad de la Refugee community kitchen, et où s’entremêlent (et s’entrechoquent parfois) différentes histoires et visions de la lutte et de l’aide.

M’engager à Calais à l’issue de mes études d’avocate était un projet mûri de longue date que j’avais « préparé » en dévorant la littérature disponible sur le sujet. Je suis arrivée sur place un petit matin de novembre, avec en tête les représentations communément admises sur le sujet : le dénuement, la misère, la violence. À dire vrai, rien n’aurait pu me préparer à la réalité inimaginable des politiques de harcèlement envers les exilés, menées à grands frais d’argent public et d’ingéniosité sadique. Elle dépasse tant le domaine du concevable au regard des standards minimaux du pays qui s’enorgueillit de sa devise « Liberté, Égalité, Fraternité », qu’il m’est plusieurs fois arrivé de parler spontanément de « rentrer en France » alors que je revenais à Paris.

Six hommes sont morts à Calais pendant que j’y habitais, dont deux mineurs. Plusieurs ont été très gravement blessés par balles ; l’un d’entre eux restera paralysé à vie. Un garçon de seize ans a perdu un œil dans des heurts avec la police. Être présent quotidiennement dans les campements signifiait découvrir chaque matin les bras cassés, les genoux et des chevilles atteints, les plaies ouvertes, les visages tuméfiés ; les maladies, parfois graves, causées par une existence tenant à la survie. Entendre les récits de cauchemars et de réveils en sursaut, être le témoin d’une souffrance psychique terrible, de la folie, de comportements auto-agressifs jusqu’aux tentatives de suicide. Ce constat ne fait que confirmer les idées répandues sur la situation de la frontière franco-britannique, même si l’intensité de la violence réelle dépasse de loin ce que l’on peut imaginer.

À mon retour, j’ai été sollicitée à de nombreuses reprises par des collectifs, associations, journalistes, curieux d’entendre un témoignage « de première main » sur « ce qui se passe à Calais ». Cette entreprise a été éminemment frustrante parce qu’aucun mot ne me semblait apte à décrire l’intensité de l’horreur dont j’avais été témoin, mais aussi, et presque surtout, parce que mon vécu à Calais ne se résumait absolument pas à cette confrontation à la brutalité et l’inhumanité que la plupart de mes interlocuteurs projetaient sur mon récit. Cela n’a rien d’étonnant ; une revue de presse sommaire atteste que le sujet n’est abordé que sous des aspects extrêmement péjoratifs : les démantèle- ments de campement, les affrontements avec la police, les morts. Un imaginaire que je partageais à mon arrivée.

L’histoire de Calais est celle d’une succession d’habitats précaires, changeant sans cesse de forme et de lieu. Depuis mon départ, des campements ont été fermés, de nouvelles communautés sont arrivées, et la situation n’est déjà plus celle que j’ai connue. Il ne reste jamais de trace, peu de souvenirs, donc pas d’histoire. Michel Agier, dans Gérer les indésirables, évoque, au sujet des camps de réfugiés, cette question de l’impossible historicité et de l’impossibilité du récit : « Aucune mémoire collective du “lieu” ne peut légitimement se former dès lors que l’on est censé attendre seulement d’en repartir ; aucune histoire propre n’en est jamais écrite. Aucune “ruine” n’en est gardée et valorisée ; au contraire, les camps d’aujourd’hui sont un terrain exemplaire de ces édifices éphémères qu’on construit de plus en plus en matériaux légers, qu’on défait aussi vite que l’on fait, qu’on déplace et qu’on remonte ailleurs. » Mon témoignage veut rompre avec cette non-histoire, cette invisibilisation qui s’ajoute à toutes les autres.

Habiter l’inhabitable : de la création d’une micro-société multiculturelle

Parler de « vie » au sujet de camps d’exilés peut paraître étrange. Personne ne s’installe à Calais, personne ne s’y crée (volontairement) de quotidien car toutes et tous, à tout instant, demeurent persuadés du caractère très éphémère de leur séjour sur place. L’organisation du quotidien en est profondément marquée. Ainsi, lorsqu’un exilé obtenait un rendez-vous à l’hôpital (« Big Hospital ») pour une consultation ou une opération planifiée quinze jours plus tard, il protestait souvent : « Two weeks ? Long time… I will be in UK then ! » La plupart des personnes restent pourtant plusieurs mois à Calais, et dans les faits, à contrecœur, un quotidien s’installe et s’organise.

La partie des journées et des nuits non consacrée aux tentatives de passage était d’abord dédiée à la survie : se rendre aux distributions de repas pour ne pas avoir faim et aux distributions vestimentaires pour ne pas trop subir le froid. Dormir pour mieux courir, se laver pour se protéger des maladies. Aller chez le médecin quand on a trop mal. Si l’État (le même qui envoie des policiers démanteler les camps tous les matins) distribuait alors une partie des repas et gérait l’accès aux douches, ce sont les bénévoles des associations présentes qui assuraient l’essentiel de l’assistance aux exilés. La principale interface entre les associations et les personnes exilées se situait en bordure des campements, sur les lieux de distribution.

Dans les campements, nous entrions dans un nouvel univers. Je me souviens ainsi, lors de ma première distribution, de mon très grand malaise et de la sensation de ne pas posséder les codes pour interagir de manière appropriée. Il m’a fallu du temps pour apprendre quelles étaient les règles tacites qui régissaient les lieux, ce qui était permis et ce qui ne l’était pas, pour m’y sentir à l’aise et déconstruire, pierre par pierre, les préconceptions d’étrangeté et de peur avec lesquelles j’étais arrivée et qui, il faut le souligner avec regret, transparaissaient également dans les discours et l’organisation du travail de certaines associations.

Il m’a semblé qu’un processus similaire existait pour les personnes exilées fraîchement arrivées sur le campement et qui devaient intégrer les règles en vigueur, sous peine de rappels parfois très fermes de la part de la communauté. Au quotidien, devaient interagir et se comprendre des femmes et des hommes venus d’Afghanistan, de la Corne de l’Afrique et d’Europe, chargés d’une identité culturelle propre et d’habitudes qu’il a fallu aménager afin que nous puissions collectivement nous comprendre.

Les campements figuraient d’abord un lieu où les exilés étaient enfin légitimes à habiter, à posséder, et où les règles des sociétés européennes qui les condamnaient au statut de clandestin invisible et ostracisé n’avaient plus lieu d’être. En ce sens, ils constituaient un lieu de réaffirmation de soi et de rééquilibrage (même imparfait) des statuts sociaux réciproques.

Dès lors, nous, volontaires, arrivions « chez eux » et notre présence pouvait être souhaitée et célébrée avec la plus grande hospitalité, ou pas. Dès lors, il n’était pas question pour les exilés (eux-mêmes loin de former un groupe culturellement homogène) d’adopter « nos règles » d’Europe, ni à nous d’adopter les leurs. À titre d’illustration, une discussion avec deux amis oromos au sujet des manières employées pour se saluer. Ils m’expliquent qu’en Éthiopie, les hommes se saluent d’une certaine manière qu’ils me miment. Je les interroge car on me salue régulièrement de cette façon et ils me répondent : « À Calais, oui, mais chez nous on ne ferait pas comme cela avec une femme. » Ce n’est qu’un exemple parmi d’autre d’usages locaux qui n’auraient pas eu cours « chez moi » ou « chez eux ».

Les façons « d’être ensemble » étaient ainsi souvent plus chaleureuses que celles observées dans ma vie habituelle, cette attention particulière se traduisant par l’emploi de formules amicales, de surnoms, ou par des gestes d’affection, comme s’il avait fallu compenser la dureté objective du lieu par des marques de tendresse décuplées. Par réflexe de survie, nous avions conscience que, pour tenir le coup, il fallait prendre soin les uns des autres. Le contexte de dénuement extrême amenait à apprécier des choses simples comme précieuses : s’asseoir ensemble au coin d’un feu, boire du merveilleux café soudanais au cœur de la nuit gelée, partager une assiette, célébrer ensemble les moments de joie, danser, se sourire.

Il existait aussi un bricolage linguistique quotidien, allant du broken English à la formation d’un presque langage commun, empruntant un peu à droite et à gauche – qu’il m’a aussi fallu apprendre. En voici quelques exemples :

  • jungle : appellation dérivée du mot « forêt » en persan et pashto (prononcé « jangal ») et par lequel certains exilés désignaient les bois où ils vivaient. Tout le monde utilise « jungle », qui est à la fois devenu un nom commun pour désigner le campement (« I need to go back to (my) jungle ») mais aussi un nom propre pour désigner le bidonville (Old Jungle) ou des campements actuels (Big Jungle, Hospital jungle) ;
  • mushkila : « le problème » ou « ça ne va pas ».
    Exemple classique : « police mushkila » ;
  • bambino : les mineurs, « underage » ;
  • Ali Baba : le vol ou le voleur. Exemple courant : « Ali baba telephone » = on m’a volé mon téléphone.
  • try : qui signifie uniquement essayer de passer. Exemple : « I go for try », « I was trying » ;
  • chance : opportunité de passage. Exemple : « I go for chance » ;
  • dougar : barricades formées sur l’autoroute afin de ralentir le trafic pour tenter de monter dans des camions ;
  • soft / softy : les mouchoirs ;
  • chaï : le thé.

Les lieux étaient également désignés par des termes spécifiques, qu’il s’agisse des camps : Big jungle, Little Forest, Old Lidl…, ou des lieux de passage : Belgium Parking, International, Sheitan Parking

Au fil du parcours qui les avait menées jusqu’à Calais, les personnes exilées avaient acquis une multitude de compétences linguistiques, et de nombreux Érythréens m’ont ainsi dit avoir appris l’arabe lors de leur détention en Libye. Un ami soudanais pouvait mener une conversation basique en pashto tant il avait passé de temps à Calais, la meilleure langue d’échange entre un Oromo et un Afghan pouvait dans certains cas être l’allemand. De mon côté, j’ai aussi appris des mots et des phrases basiques dans les différentes langues parlées par mes interlocuteurs. Il faut noter que les CRS participaient aussi aux leçons de français : « I know one thing in French », m’avait ainsi confié un jeune exilé : « Allez, dégage ».

L’hyper-adaptabilité des exilés au lieu dans lequel ils évoluaient s’est aussi manifestée d’une manière inattendue, à travers les goûts musicaux : s’ils étaient toujours heureux de faire découvrir la musique de chez eux à grand renfort de clips Youtube, ils écoutaient aussi tel ou tel artiste de rap ou de RnB français qui faisait alors fureur chez tous les jeunes gens de leur âge en France : Maître Gims, Aya Nakamura, Marwa Loud…

Aussi, après avoir déconstruit la première impression de peur suscitée par l’étrangeté des lieux et des habitants, il faut tout aussi vite rejeter un second sentiment : la pitié. Au plus loin de l’exclusion, réduits à la survie clandestine, ceux qu’une part de nos concitoyens avait cessé de considérer comme des humains conservaient une dignité et une volonté invincibles, et rejetaient tout apitoiement. Ils étaient d’ailleurs les premiers à rire de leur situation, tel cet ami afghan qui prenait des selfies avec les policiers lors des opérations de démantèlement et nous les commentait ensuite satisfait : « Look, this is my new best friend » ; ou ces jeunes Érythréens sveltes qui mimaient hilares les CRS bedonnants qui tentaient de leur courir après.

Un an après mon départ, je conserve des sentiments très partagés sur Calais, une « love-hate relation-ship » diraient nos amis britanniques. Ce paradoxe se retrouve également chez les exilés : si chacun souhaite rejoindre le « UK » le plus vite possible pour y fonder sa nouvelle vie et échapper à l’horreur du lieu, un nombre surprenant conserve ensuite une forme de tendresse pour leur ancienne « jungle life ». Certains continuent ainsi, plusieurs mois après leur passage au Royaume-Uni, alors qu’ils sont inscrits dans un processus de demande d’asile, sont logés et n’ont, comme ils me l’ont dit, « désormais plus peur des voitures de police dans la rue », à poster sur les réseaux sociaux des photos de leurs amis et de leur vie sur place.

Des liens très forts demeurent entre nous qui avons vécu là-bas, exilés et volontaires confondus, comme si cette expérience unique et difficilement transmissible que nous avons partagée avait soudé une communauté, presqu’une famille. Cette forme de nostalgie partagée, qui peut paraître de prime abord complètement hors de propos, témoigne de la grande complexité de notre vécu à la frontière. S’y rencontrent d’un côté le désespoir et la haine des politiques de non-accueil et de l’autre une forme de vitalité et de fraternité invincibles. Au milieu des terrains vagues, des parkings, des barbelés, de la violence et du danger permanents, de la chance qui tarde parfois à venir, vibraient aussi la force et l’envie inaltérables de vivre.


* Article rédigé dans le cadre du diplôme universitaire psychiatrie et compétences transculturelles, dirigé par Marie-Rose Moro à l’université Paris-Descartes, sous la supervision d’Alice Titia RIzzi et de Mohand Ameziane Abdelhak.



Article extrait du n°123

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Dernier ajout : lundi 24 février 2020, 14:37
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