Article extrait du Plein droit n° 123, décembre 2019
« Ah, si j’étais riche ! »

Tapis rouge pour les plus riches

Nathalie Ferré

Université Paris 13, Iris

« Ah, si j’étais riche ! » Derrière son apparence ironique, le titre de ce dossier résume bien le ton que nous souhaitions donner au numéro, ces quelques mots traduisant l’existence d’un traitement favorable et assumé au profit des plus nantis sur le terrain de la politique d’immigration : aux personnes étrangères ordinaires, des titres précaires subordonnés à des conditions draconiennes avec, en amont, une politique de délivrance de visas pilotée en conséquence ; aux autres – ceux et celles qui sortent « de l’ordinaire » – des facilités pour entrer sur le sol français, y circuler et des statuts dédiés, revendiqués comme attractifs.

La réalité des situations personnelles, comme leur prise en compte par les pouvoirs publics, se révèle, de toute évidence, plus complexe et ce pour plusieurs raisons. En premier lieu, la ligne de partage entre les catégories est difficile à tracer et il n’est pas aisé de dire où l’on met le curseur pour passer de l’une à l’autre : à quel niveau de richesse change-t-on de camp ? Combien de talents faut-il emmagasiner pour être élu ? De quels talents et compétences parle-t-on ? Par ailleurs, la politique de suspicion qui gangrène le droit au séjour des étrangers déteint nécessairement, par un effet domino, sur tout le monde, y compris sur les personnes que la France voudrait mettre à l’écart pour mieux les accueillir. Enfin, les pratiques préfectorales et les mauvaises conditions d’accueil, comme celles résultant de la dématérialisation des prises de rendez-vous, s’appliquent, là encore, à toutes les personnes étrangères, même si certaines sont mieux armées pour y faire face.

Il n’en demeure pas moins que les pouvoirs publics ont progressivement déplié le tapis rouge pour encadrer l’entrée et le séjour de certaines personnes étrangères et pour construire des catégories que l’on cherche à attirer en France. C’est un peu l’histoire de ces dispositifs que le présent article se donne pour objet d’analyser.

De la bienveillance aux prémices d’une politique hautement sélective

Pendant longtemps, le traitement des étrangers riches a relevé davantage de la bienveillance que d’une politique assumée et affichée. Il n’existait pas dans l’ordonnance du 2 novembre 1945 de dispositifs spécifiques. Cela n’empêchait aucunement les personnes disposant de solides assises financières, de capacités d’investissement ou encore hautement qualifiées, d’entrer et de séjourner, mais elles étaient « invisibilisées » par les politiques à l’œuvre.

« L’histoire » a commencé avec les scientifiques et les enseignants-chercheurs. Si l’ordonnance précitée ne dit rien les concernant, on agit par circulaire, comme cela était si fréquent dans les années 1970. Ainsi une circulaire du 29 décembre 1977 s’intéresse-t-elle aux chercheurs contractuels qui peuvent entrer en France sans que la situation de l’emploi leur soit opposable. Déjà. Plus tard, en 1984, toujours par circulaire, il est envisagé de leur délivrer une carte de séjour temporaire en leur réservant « un traitement bienveillant », alors qu’un nouveau texte [1] va les orienter vers le dispositif des autorisations provisoires de travail, censé mieux répondre à la durée des contrats et des prestations. Le statut reste bancal pour les postulants, et la loi du 11 mai 1998 [2] entend bâtir une catégorie dédiée pour délivrer un message positif aux chercheurs : vous êtes attendus et bienvenus. La mention « scientifique » portée sur la carte de séjour (d’une durée de 1 an…) voit le jour [3] : « La carte de séjour temporaire délivrée à l’étranger sous réserve d’une entrée régulière pour lui permettre de mener des travaux de recherche ou de dispenser un enseignement de niveau universitaire porte la mention "scientifique". » La délivrance de la carte, destinée aujourd’hui aux personnes titulaires d’un diplôme au moins équivalent au master, repose sur la signature d’un protocole d’accueil avec une université ou un organisme de recherche. Elle remporte très vite un certain succès, comparativement aux autres titres, mais débouche rarement sur une installation durable. Elle correspond le plus souvent à une parenthèse dans la vie du chercheur. Bref, cette la carte attire par sa relative souplesse, généralement, elle ne constitue pas la première étape d’un séjour pérenne [4]. Le statut des « scientifiques » étrangers a perduré au gré des réformes en s’intégrant dans le dispositif plus global du « passeport talent ».

L’immigration professionnelle de prestige

La politique d’immigration prend un nouveau virage avec la loi du 24 juillet 2006, sur fond de reprise de l’immigration de travail. Celle-ci a deux visages : la délivrance de cartes mentions « salarié » et « travailleur temporaire » en articulation avec des listes de métiers en déficit de main-d’œuvre et la promotion d’un nouveau titre appelé « compétences et talents ». Vitrine de la seconde réforme portée par Nicolas Sarkozy, ce titre est présenté comme susceptible d’attirer des personnes étrangères, dotées des bagages et des qualités nécessaires pour contribuer au « rayonnement » de la France, que ce soit sur le plan économique, culturel, intellectuel… Selon la loi, « la carte de séjour "compétences et talents" peut être accordée à l’étranger susceptible de participer, du fait de ses compétences et de ses talents, de façon significative et durable au développement économique ou au rayonnement, notamment intellectuel, scientifique, culturel, humanitaire ou sportif de la France et du pays dont il a la nationalité ». À la lumière des travaux d’une commission ad hoc dite « commission nationale des compétences et des talents » (sic !), deux profils sont particulièrement recherchés : l’investisseur ou la personne hautement qualifiée d’une part, l’étranger ou l’étrangère qui bénéficie d’une notoriété dans des domaines autres qu’économique (le sport, l’art, la recherche…) d’autre part.

La carte de séjour promue supporte de trop nombreux défauts pour que l’on soit convaincu de son attractivité : elle n’est délivrée que pour une période de 3 ans (fût-elle renouvelable), elle ne permet d’exercer que l’activité en lien avec le projet qui a permis sa délivrance, elle peut être retirée si la personne perd ses compétences et ses talents… De surcroît, pour se donner bonne conscience mais à bon prix, le législateur subordonne l’accès à la carte à l’engagement par le titulaire (venant d’un pays de la zone de solidarité prioritaire) à repartir au bout d’un certain temps (6 ans) et à coopérer à une action de coopération… Au-delà des caractéristiques du statut, il faut constater que la volonté de délivrer cette carte a fait défaut : trop de suspicion et d’exigences dans l’instruction des projets, des consulats et des préfectures mal informées… Les impératifs d’ouverture à certaines catégories triées et choisies s’effacent en pratique derrière l’obsession du contrôle. Et au bout du compte, l’objectif de délivrer 2000 cartes « compétences et talents » est loin d’avoir été rempli puisqu’entre 2008 et 2016, seulement 2400 ont été accordées, de l’ordre de 270 par an [5]. Les accords de gestion concertée des flux migratoires conclus, à partir de 2007, avec plusieurs pays (Gabon, Sénégal, Bénin, Tunisie, etc.), qui prévoyaient la délivrance de cartes « salarié » et « compétences et talents », ont eu très peu d’impact sur ce point ; il en est autrement du volet « lutte contre l’immigration irrégulière » et réadmission, volet qui a sans aucun doute conduit la France à négocier.

Investisseurs étrangers et personnes hautement qualifiées

Avant que la loi de 2008 ne leur réserve un dispositif particulier, la situation des personnes étrangères hautement qualifiées et des cadres dirigeants était également réglée par voie de circulaire. Ainsi, selon la circulaire du 21 décembre 1984, si l’appréciation de la situation de l’emploi doit le plus souvent conduire l’administration à refuser les demandes d’autorisation de travail, « certaines demandes émanant d’étrangers de haute qualification sont susceptibles de recevoir une suite positive », la catégorie des cadres supérieurs d’entreprise devant être déterminée par référence au niveau du salaire (soit une rémunération mensuelle au moins égale à 1 300 fois le minimum horaire garanti). La circulaire du 26 mars 2004 simplifie la procédure d’instruction et écarte la règle de l’opposabilité de la situation de l’emploi, l’administration du travail se bornant à vérifier que les conditions d’emploi du cadre (devant par ailleurs justifier d’un salaire au moins égal à 5000 euros brut pour entrer dans le cercle des bénéficiaires) respectent le code du travail. Pour autant, ces personnes ne reçoivent qu’une carte de séjour temporaire mention « salarié », et les membres de leur famille qu’un titre « visiteur ». Transposant une directive européenne, le législateur, en 2011 [6], va créer une nouvelle mention, « carte bleue européenne », destinée aux diplômé·es, pouvant faire valoir un contrat de travail d’une durée d’un an au moins et une rémunération brute au moins égale à une fois et demie le salaire moyen de référence (voir encadré). Les exigences salariales restent élevées, ce qui réduit le nombre de candidat·es éligibles.

Pour attirer les investissements étrangers, il est prévu, par la loi du 4 août 2008 de modernisation de l’économie, la délivrance, cette fois, d’une carte de résident de 10 ans : « L’étranger qui apporte une contribution économique exceptionnelle à la France peut, sous réserve de la régularité du séjour, se voir délivrer la carte de résident. » Pour y prétendre, il fallait soit créer ou sauvegarder au moins 50 emplois sur le territoire français, soit y effectuer un investissement d’au moins 10 millions d’euros… Si la contribution pouvait être à l’état de projet, l’intéressé devait apporter la garantie de sa réalisation certaine et prochaine. La disposition légale était passée relativement inaperçue à l’époque. Depuis 2010, seulement 10 cartes ont été accordées pour « contribution exceptionnelle » ; le dispositif a disparu avec la mise en place de la carte mention « passeport talent ».

Dans le but de favoriser l’installation de start-up, l’État et la ville de Paris ont lancé, en 2015, le programme French Tech Ticket avec pour ambition de sélectionner et accueillir en France des entrepreneurs internationaux, porteurs de projets de création ou de développement de ce type de sociétés. Le programme, étendu à d’autres villes (Lille, Toulouse, Marseille…), aurait concerné une petite centaine de projets. Les lauréats ont bénéficié d’une procédure accélérée pour l’obtention d’une carte de séjour. Si ce programme est aujourd’hui à l’arrêt, un dispositif de French Tech Visa a été mis en place en 2017 et les « talents » étrangers qui en relèvent font partie, depuis la loi du 10 septembre 2018, des bénéficiaires potentiels de la carte mention « passeport talent ».

« Le passeport talent »

Selon le rapport de l’OCDE précité, sur la période 2007-2013, si la France constitue le deuxième pays de destination cité par l’ensemble des migrants potentiels, elle se place à la huitième place pour les migrants les plus diplômés : « La France se situant dans la moyenne des pays de l’OCDE quant à sa capacité à attirer les talents et légèrement en dessous quant à sa capacité de les retenir. » Dans la course aux travailleurs qualifiés et aux talents en tous genres, la France ne tient pas son rang pour les observateurs de l’économie des connaissances.

En avril 2013, un rapport commun à quatre inspections générales (administration, affaires étrangères, finances, éducation nationale et recherche) souligne la nécessité de revoir les dispositifs « pour bâtir une stratégie d’attractivité en fluidifiant le plus possible les contraintes administratives » et pour insuffler « une nouvelle culture de la confiance, fondée sur des procédures et des contrôles a priori simplifiés, avec en contrepartie un suivi performant ». Le gouvernement imagine un nouveau titre, le « passeport talent », qui est articulé avec la généralisation de la carte pluriannuelle, d’une durée de 4 ans maximum. Le législateur a donc fusionné les titres et mentions réservés aux étrangers « attractifs » sous un seul et même vocable : le « passeport talent ». La simplification est relative en ce sens où elle n’efface pas complètement les statuts propres à certaines catégories et les conditions à remplir afférentes, toujours soutenues (en termes, selon les cas, de diplôme, de niveau de salaire ou d’investissement). Tous les « talents » réunis ont en commun d’échapper à la procédure de l’autorisation de travail, et de faire profiter leurs familles de la même carte sans passer par la procédure contraignante du regroupement familial. Il serait fastidieux de reprendre ici la liste de ces « talents », qui ressemblent étrangement aux publics déjà évoqués : on retrouve les talents fortunés, les talents diplômés et qualifiés, les talents rayonnants et innovants… Pour être sûr de n’oublier personne et de ne pas laisser un talent sur le bord de la route, le législateur a prévu une « catégorie bateau » : « l’étranger dont la renommée nationale ou internationale est établie ou susceptible de participer de façon significative et durable au développement économique, au développement de l’aménagement du territoire ou au rayonnement de la France et qui vient exercer en France une activité dans un domaine scientifique, littéraire, artistique, artisanal, intellectuel, éducatif ou sportif » [7]. La réforme opérée par la loi du 10 septembre 2018 a modifié à la marge la liste des bénéficiaires.

Le dispositif est plus lisible et plus avantageux qu’il ne l’était dans le passé. Mais le risque de perdre son droit au séjour n’est pas supprimé. Le renouvellement du « passeport talent » suppose que la personne puisse justifier des mêmes conditions que celles qui ont prévalu à la délivrance du titre ; pour les mêmes raisons, il peut être retiré en cours d’exécution. Le retrait est également prévu si la personne ne donne pas suite aux convocations de la préfecture. On a beau avoir du talent, on n’en est pas moins surveillé, même si, en pratique, on peut penser que les « passeports talent » ne comptent pas parmi les premières catégories ciblées des préfectures. Le succès de ce « passeport » est entre les mains des consulats et des préfectures, et fonction des instructions qui leur sont données. Et comme d’habitude, il y aura forcément une grande hétérogénéité dans les pratiques à l’œuvre, et un certain déséquilibre selon le pilote de l’opération (une PME qui veut faire venir un cadre hautement qualifié n’a pas le même poids qu’une multinationale). Il est trop tôt pour savoir – aucune donnée chiffrée n’est pour l’heure disponible – si le nouveau dispositif sera de nature à corriger le déficit d’attractivité dont la France dit se plaindre depuis des années. Le tapis rouge pour les étrangers désirés parce que riches a du mal à se déployer.


Les « talents » étrangers fuient l’Europe



Adoptée en grande pompe il y a maintenant dix ans, la directive 2009/50/CE institue la « carte bleue européenne », réservée aux ressortissants de pays non membres de l’Union européenne qui souhaitent occuper un emploi hautement qualifié. Présenté comme la version européenne de la « green card » américaine, ce titre de séjour est toutefois loin d’avoir rempli ses objectifs. Tandis que les États-Unis accueillent 200000 travailleurs hautement qualifiés par an, l’Allemagne, qui concentre 85% des cartes bleues européennes, en a délivré 100 000 entre 2012 et 2018. La France, qui se classe en deuxième position, en a, pour sa part, accordé 1 000 en 2017… Des chiffres si faibles au regard des objectifs fixés que la Commission européenne a lancé, en 2016, un processus de révision de la directive afin de rendre le dispositif plus attractif, initiative soutenue par le Parlement européen et le Conseil. Les conditions d’admission ont ainsi vocation à être assouplies : un contrat de travail d’une durée minimale de 9 mois (et non plus de 1 an), un niveau de salaire au moins égal au salaire annuel brut moyen dans l’État membre concerné (et non plus 1,5 fois) ou encore une ouverture du dispositif aux réfugiés et demandeurs d’asile. De plus, les institutions européennes appellent à la suppression des dispositifs nationaux mis en place pour attirer cette catégorie de travailleurs au profit d’un régime unique.

Au moment de sa création, la carte bleue européenne avait pu apparaître comme une « escroquerie », notamment comparée à la « green card » : validité de 3 ans contre 10 pour la carte verte ; possibilité de prétendre au statut de résident de longue durée au bout de 5 ans, quand la carte américaine confère immédiatement le statut de résident permanent… Les intéressés ne se sont toutefois pas laissé duper. L’Union européenne pensait goûter au luxe de trier sur le volet parmi les « talents » étrangers ; ce sont ces derniers qui se font aujourd’hui prier.




Notes

[2La loi dite Reseda fait suite au rapport Weil préconisant la création d’un titre de séjour réservé aux scientifiques et aux artistes.

[3Comme la mention « profession artistique et culturelle » mais qui aura beaucoup moins de succès, compte tenu des conditions exigées, éloignées de la réalité de l’emploi dans le secteur, pour prétendre à la carte de séjour.

[4Selon le rapport de l’OCDE, Le recrutement des travailleurs immigrés – France 2017, la carte « scientifique-chercheur » a été délivrée à 4000 personnes par an sur la période 2008-2015 (il n’existe pas de données chiffrées avant). Une analyse par cohorte montre que seulement 12 % des titulaires de la carte sont encore là après cinq ans de séjour.

[5Voir le rapport de l’OCDE préc.


Article extrait du n°123

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Dernier ajout : mardi 31 décembre 2019, 00:01
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