Article extrait du Plein droit n° 125, juin 2020
« Politiques d’expulsion »

La Tunisie, terre d’accueil… des politiques européennes

Sophie-Anne Bisiaux

Migreurop*
Pays en paix, doté d’institutions démocratiques, soi-disant accueillant pour les migrant·es d’Afrique subsaharienne, la Tunisie apparaît comme le candidat idéal pour la sous-traitance des politiques migratoires de l’UE. Et, de fait, les institutions européennes ne ménagent pas leurs efforts pour obtenir un accord de réadmission avec les autorités de Tunis pour faire de ce pays le réceptacle de tous les indésirables d’Afrique du Nord et subsaharienne renvoyés d’Europe, jusqu’à imaginer y installer le plus grand hotspot d’Afrique.

« La réponse est claire : c’est non […] Nous n’avons ni les capacités ni les moyens d’organiser [des] centres de rétention  [1]. » C’est par ces mots qu’en juin 2018, Tahar Chérif, ambassadeur tunisien auprès de l’Union européenne, clamait le refus de la Tunisie d’accueillir sur son sol les « plateformes de débarquement régionales » proposées par la Commission européenne (CE). Ce plan, consistant à débarquer les personnes interceptées ou secourues en Méditerranée dans les pays d’Afrique du Nord et à confier à ces derniers le soin de les trier, suivait l’annonce de la fermeture des ports italiens aux bateaux d’ONG par Mateo Salvini, alors ministre de l’intérieur. Au-delà de la volonté feinte des gouvernements européens d’« empêcher ainsi des pertes tragiques de vies humaines » [2], l’ambition ne faisait aucun doute : éviter à tout prix les arrivées sur les côtes européennes et déléguer la gestion de ces populations jugées « indésirables » aux pays outre-méditerranéens.

Alors que l’UE attendait beaucoup de ce plan, son issue fut un échec cuisant : les uns après les autres, les pays d’Afrique du Nord ont refusé d’accueillir ces plateformes et de jouer les garde-frontières de l’UE. En février 2019, à l’occasion du sommet UE-Ligue arabe, 55 États africains ont adopté une position commune pour rejeter le plan de Bruxelles. Mais si, fin 2018, il était déjà évident que le plan de la Commission européenne ne serait pas mis en œuvre, cela faisait déjà plusieurs années que de telles plateformes tendaient de facto à être développées en Afrique du Nord. Si l’exemple le plus flagrant est la Libye – où, depuis 2017, l’UE soutient massivement la garde-côtière et participe à maintenir un système carcéral de contrôle des populations migrantes –, la Tunisie semble émerger comme la candidate privilégiée pour se transformer en terre de « stockage » des indésirables, alors qu’elle n’est en rien un pays « sûr » pour les personnes migrantes.

Depuis longtemps identifiée comme un pays de départ pour les Harragas [3] tunisien·nes et plus récemment comme un pays de transit pour les migrant·es d’Afrique subsaharienne [4] fuyant la Libye en guerre, la Tunisie représente un enjeu important pour l’UE en matière de contrôle migratoire. Si, après deux ans de coopération renforcée avec différentes milices libyennes et au prix d’une hécatombe en Méditerranée, les dirigeant·es européen·nes sont parvenu·es, en 2019, à endiguer une partie importante des traversées vers l’Italie [5] depuis la Libye, ce sont désormais les départs de Tunisie qui les inquiètent. En 2019, avec la baisse des départs depuis la Libye, les Tunisien·nes sont en effet devenu·es la première nationalité représentée parmi les personnes arrivées en Italie. L’Italie dispose déjà d’outils « efficaces » lui permettant d’expulser les ressortissant·es tunisien·nes arrivant sur son sol [6]. Mais l’UE redoute une autre « invasion » : celle des migrant·es d’Afrique subsaharienne retenu·es sur le sol libyen qui décideraient de se rendre massivement en Tunisie pour fuir la guerre et y trouver une protection, mais aussi pour y tenter la traversée vers l’Europe.

Si les chiffres viennent largement tempérer cette prédiction [7], le fantasme de voir la Tunisie se transformer en pays de transit et devenir le sas des migrations vers l’Europe résiste. Il justifie l’attention croissante que l’UE accorde à ce petit pays et le rôle qu’elle voudrait lui donner en termes de contrôle migratoire en Méditerranée. La Tunisie dispose de nombreux atouts que la Libye n’a pas : pays en paix, doté d’institutions démocratiques dans une région instable, et ayant la (fausse) réputation d’être une terre relativement accueillante pour les migrant·es d’Afrique subsaharienne, elle offre, contrairement à la Libye, une image acceptable pour la sous-traitance des politiques migratoires de l’UE.

La « poubelle migratoire » de l’Europe

L’externalisation des frontières européennes en Tunisie remonte à bien avant la chute de Ben Ali : elle s’est matérialisée dans le cadre de la coopération bilatérale tuniso-italienne. Cependant, ce n’est qu’après la Révolution que la Tunisie a été regardée comme pays de transit et non plus seulement comme pays de départ. En 2012, la Tunisie noue avec l’UE un accord de « partenariat privilégié » concrétisé par un plan d’action pour la période 2013-2017. L’ambition est claire : ouvrir la voie à l’externalisation des politiques d’asile et de retour de l’UE en Tunisie.

Le plan mentionne tout d’abord l’ouverture de négociations pour la conclusion d’un « Partenariat pour la mobilité » (PPM). Ce partenariat, qui fait l’objet en 2014 d’une déclaration conjointe entre la Tunisie et l’UE, porte mal son nom : en échange d’une politique de facilitation des visas, réservée à une petite élite ultra-qualifiée de ressortissant·es tunisien·nes, la Tunisie s’engagerait à signer un accord de réadmission par lequel elle faciliterait le retour sur son sol, non seulement de ses ressortissant·es expulsé·es d’Europe, mais aussi des ressortissant·es de pays tiers ayant transité sur son territoire. Un accord qui ferait d’elle la « poubelle migratoire » de l’Europe.

Dans cette entreprise, l’UE prend des gants. Pour respecter sa propre législation (qu’elle viole pourtant quotidiennement à ses frontières) et les conventions internationales dont ses États membres sont parties, il lui semble préférable de faire de la Tunisie un « pays tiers sûr » avant de conclure cet accord de réadmission. Notion définie dans la directive dite « Procédure » de 2013, un pays tiers sûr doit principalement respecter le droit d’asile et le principe de non-refoulement conformément à la convention de Genève de 1951. Aussi, le « partenariat privilégié » prévoit-il la mise en œuvre, par la Tunisie, d’une législation sur l’asile : toute personne ayant déjà déposé une demande d’asile ou ayant été reconnue réfugiée en Tunisie pourrait y être renvoyée, sur le principe qu’elle y disposerait d’une protection suffisante et qu’elle n’aurait pas besoin de protection en Europe.

HCR et OIM, bras humanitaire et bras sécuritaire de l’UE en Tunisie

Alors que la Tunisie ne dispose pas encore de cadre législatif national concernant l’asile, c’est le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) qui est chargé, sur le sol tunisien, de la procédure de détermination du statut de réfugié et de la protection des personnes reconnues comme telles. Soutenu par l’UE, le HCR joue également un rôle important dans l’élaboration d’une législation nationale sur l’asile en Tunisie. Depuis 2015, les programmes européens se sont succédé pour apporter, via le HCR, un soutien aux autorités tunisiennes dans l’adoption d’une telle loi. Le dernier, financé à hauteur de 2 millions d’euros pour la Tunisie dans le cadre du Fonds fiduciaire d’urgence de l’UE pour l’Afrique (FFU), a été adopté en décembre 2019 [8]. L’UE n’y cache que maladroitement ses ambitions de contrôle migratoire derrière une rhétorique de protection, évoquant notamment l’objectif de « réduire le risque de mouvements dangereux vers l’Europe ».

L’UE collabore aussi avec l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) pour la sous-traitance de ses politiques de retour. En 2017, la Tunisie bénéficiait du programme du Fonds d’aide pour la protection et la réintégration des migrants (FFU) [9]. Financé à hauteur de 2,5 millions d’euros et mis en œuvre par l’OIM, ce projet vise à développer les politiques de retour sur le sol tunisien. Ne mentionnant qu’à la marge le renforcement des capacités des autorités tunisiennes en matière de retours forcés (expulsions), l’UE met en avant son soutien en tant que bailleur aux programmes de retour « volontaire » et de réintégration de l’OIM depuis la Tunisie. Retours dont le caractère volontaire est plus que douteux, cette notion plus neutre et consensuelle que celle d’« expulsion » permet à l’UE de dépolitiser des sujets polémiques tout en prétendant œuvrer au bien des migrant·es.

En s’appuyant sur deux organisations onusiennes qui prennent les traits d’acteurs humanitaires pour externaliser la gestion migratoire en Tunisie, les autorités européennes tirent ainsi les avantages du mélange des genres entre protection et contrôle [10]. Si la Tunisie est en passe de se transformer en un centre de demandes d’asile et en plateforme de retours au service de l’UE, c’est sous couvert de protéger les personnes migrantes : les accueillir au plus près de leur région d’origine, leur donner les moyens de rentrer chez elles, les protéger contre les réseaux de traite et de trafiquants d’êtres humains, les empêcher de prendre des risques en traversant la Méditerranée… Manières d’adapter les marchandages migratoires européens à la transition démocratique tunisienne [11] et de les présenter sous un jour plus acceptable, le registre de la protection et les acteurs « humanitaires » semblent être devenus les nouveaux outils de l’externalisation des frontières dans sa version soft power [12].

Un hotspot géant en Afrique ?

Identifiée comme pays de transit et présentée (à tort) comme une terre « accueillante » pour les personnes migrantes, la Tunisie tend ainsi à s’imposer comme la candidate idéale pour devenir le futur hotspot de l’UE sur les côtes africaines. Mise en place en Grèce et en Italie à l’initiative de la CE en 2015, l’approche hotspot consiste à aider les États membres les plus exposés à assurer l’identification et le tri des personnes migrantes à leur arrivée, avec le soutien du Bureau européen d’appui en matière d’asile (EASO), et à coordonner les opérations de retour avec le soutien de Frontex. Les politiques d’externalisation que l’UE déploie en Tunisie reprennent exactement ce schéma, à ceci près que le tri n’est pas opéré par des agences européennes (EASO et Frontex) sur le sol européen mais par des organisations internationales (HCR et OIM) sur le continent africain, où l’UE peut bénéficier de l’extraterritorialité de ces dispositifs pour offrir aux personnes migrantes un droit d’asile « au rabais » et s’exonérer par là même des violations de droits qui pourraient y être commises.

C’est ce schéma que l’on retrouve dans la proposition de la Commission européenne de « plateformes de débarquement ». Alors qu’en 2018, la Tunisie refusait de manière catégorique leur installation sur son sol, elle accumule en réalité progressivement les outils et les structures destinés à l’identification, au tri, au « stockage » et au retour des personnes migrantes, non seulement celles arrivées par voie maritime mais également celles qui arrivent de Libye par voie terrestre. Les frontières se biométrisent, les ports tunisiens sont progressivement équipés de systèmes de collecte d’empreintes, de nouveaux centres d’« accueil » voient le jour, le personnel du HCR et de l’OIM est en constante augmentation pour accroître les capacités de détermination du statut de réfugié et les capacités de retour, les financements de l’UE ne cessent d’augmenter…

Si cette tendance de la Tunisie à devenir le hotspot africain de l’UE se fait pour l’heure à petite échelle, celle-ci pourrait prochainement considérablement s’élargir dans le cadre du « plan de contingence ». Ce plan, sur lequel les autorités tunisiennes travaillent depuis 2014 en étroite coopération avec l’OIM, le HCR et d’autres acteurs onusiens, a pour ambition d’éviter le chaos de Choucha de 2011 [13] et d’organiser une réponse coordonnée en cas d’« afflux massif » à la frontière libyenne. Alors que, pendant plusieurs années, les autorités tunisiennes ont refusé l’installation d’un camp, le plan révisé de 2019 prévoit bien la construction d’un camp géant en plein désert dans le Sud tunisien. Il pourrait accueillir, dans le pire scénario, jusqu’à 50000 personnes. L’OIM y serait chargée de mettre en place des programmes de retours « volontaires » et le HCR d’organiser la réinstallation des personnes reconnues réfugiées.

Si le rôle joué par l’UE dans le plan de contingence n’est pas clair, les soupçons selon lesquels celle-ci pourrait en faire l’instrument de ses politiques d’externalisation des frontières, sont forts. Destiné à l’accueil des personnes arrivées de Libye par la frontière terrestre, rien ne dit que ce camp ne sera pas également utilisé pour les personnes débarquées. Présenté comme une solution visant à résoudre une situation d’urgence, son caractère temporaire, comme celui de tout camp, n’est que peu crédible. Alors que les États membres ne sont pas parvenus à s’accorder sur un mécanisme de relocalisation pour se répartir les personnes demandant l’asile enregistrées dans les hotspots européens, il est difficile d’imaginer qu’ils se mettront d’accord pour réinstaller des réfugié·es depuis un pays qu’ils tentent de faire passer pour « sûr ». Dans ces conditions, le scénario des hotspots grecs, devenus des prisons à ciel ouvert dans lesquelles s’entassent des milliers de personnes, pourrait probablement se répéter dans le Sud tunisien. En outre, nul ne sait si ce camp sera ouvert ou fermé, mais sa qualification de « centre de réception et d’orientation » – renvoyant, dans la typologie tunisienne, aux centres de rétention (fermés) existants d’où sont organisées les expulsions – laisse présager le pire. Enfin, la localisation du futur camp à proximité d’un aéroport en pleine expansion fait craindre qu’il puisse à l’avenir héberger des ressortissant·es de pays tiers expulsé·es d’Europe, si la Tunisie finissait par signer un accord de réadmission…

Résistances et complaisances

La Tunisie deviendra-t-elle le hotspot africain de l’UE ? Pour certain·es analystes, jamais les autorités tunisiennes n’accepteront un tel avenir. C’est oublier que les outils de pression de l’UE sont conséquents et les négociations déséquilibrées, la Tunisie comptant sur l’aide au développement que l’UE lui accorde, laquelle est en partie conditionnée par sa collaboration en matière de contrôle migratoire. Par ailleurs, l’État tunisien ne saurait être dépeint comme la pure victime des politiques d’externalisation de l’UE. Les autorités tunisiennes tirent indéniablement profit de certains dispositifs, qui viennent servir leurs propres politiques discriminatoires et leur volonté de contrôler les populations migrantes sur le territoire. Aussi, s’il semble difficile de convaincre la Tunisie de devenir la « poubelle migratoire » de l’UE, les intérêts des dirigeant·es européen·nes et tunisien·nes pourraient-ils finalement se rejoindre.

Au-delà de l’assentiment des autorités tunisiennes à collaborer, l’UE devra faire face aux voix nombreuses qui s’élèvent pour alerter sur le fait que la Tunisie est très loin d’être un pays « sûr » pour les personnes migrantes, y compris pour celles qui demandent l’asile. Refoulements aux frontières, conditions d’hébergement désastreuses, déficience de la prise en charge médicale, manque d’informations, entraves à la demande d’asile, absence de transparence et de garanties lors de la procédure de détermination du statut de réfugié, racisme, difficultés d’accès au marché du travail et à l’éducation, expulsions en plein désert, pressions pour le retour dans le pays d’origine, intimidations et abus de pouvoir de la part des organisations les prenant en charge… tel est le tableau de l’accueil, ou plutôt du « non-accueil » en Tunisie. Mais là aussi, rien d’insurmontable pour l’UE qui n’est plus à une compromission près dans ses marchandages migratoires. D’ailleurs, les autorités tunisiennes et européennes se rejoignent sur ce point : en aucun cas, il ne faudrait faire de la Tunisie un pays trop accueillant, susceptible de créer un « appel d’air » aux portes de l’Europe. Ce qui, en d’autres termes, signifie : pousser les migrant·es à rentrer dans leur pays d’origine et ne « stocker » en Tunisie que le strict nécessaire. Aussi, le « non-accueil » pourrait-il bien faire partie de la stratégie d’externalisation de l’UE.


* Cet article est une synthèse du rapport conjoint Migreurop-FTDES, « Politiques du non-accueil en Tunisie – Des acteurs humanitaires au service des politiques sécuritaires européennes » (à paraître), rédigé à la suite d’une mission de Migreurop en Tunisie entre septembre et décembre 2019.




Notes

[1« L’UE propose de nouveau un camp de migrants irréguliers en Tunisie », Webdo, 21 juin 2018.

[2Conclusions de la réunion du Conseil européen, 28 juin 2018.

[3Migrant·es qui prennent la mer sans document de voyage depuis les pays du Maghreb en direction de l’Europe.

[4Emploi de ce terme d’un point de vue émique.

[5En 2019, 11439 arrivées toutes nationalités confondues en Italie, soit deux fois moins qu’en 2018 selon les chiffres du ministère de l’intérieur italien.

[6Entre 1998 et 2011, quatre accords de coopération ont été signés entre l’Italie et la Tunisie pour renforcer les interceptions en mer et faciliter la réadmission des ressortisant·es tunisien·nes. Deux vols d’expulsion sont organisés toutes les semaines entre Palerme et Enfidha.

[7D’après les chiffres du FTDES, en 2019, 584 migrant·es d’Afrique subsaharienne ont été intercepté·es dans les eaux territoriales de la Tunisie.

[8Commission européenne, fiche action « Enhancing self-reliance and access to rights for refugees and asylum-seekers in North Africa ».

[9Commission européenne, fiche action « Fonds d’aide pour la protection et la réintégration des migrants ».

[10Camille Cassarini, « L’immigration subsaharienne en Tunisie : de la reconnaissance d’un fait social à la création d’un enjeu gestionnaire », Migrations Société, n° 179, 2020/1, p. 43-57.

[11Sabine Dini, Caterina Giusa, Externalising Migration Governance through Civil Society : Tunisia as a Case Study, Palgrave Macmillan, 2020.

[12Inkyfada, « Comment l’Europe contrôle ses frontières en Tunisie ? », 20 mars 2020.

[13Camp, au départ improvisé, situé dans le Sud tunisien vers lequel ont été dirigé·es en 2011 des milliers de migrant·es fuyant les conflits en Libye. Nicanor Haon, « Tunisie : pas de printemps pour les migrants », Plein droit n° 94, octobre 2012.


Article extrait du n°125

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Dernier ajout : mardi 25 août 2020, 12:23
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