Article extrait du Plein droit n° 128, mars 2021
« Apatridies »

L’apatridie dans le Golfe : temporiser et marchander

Claire Beaugrand

chargée de recherches au CNRS à l’Institut de recherche interdisciplinaire en sciences sociales, université Paris Dauphine-PSL
Au lendemain des indépendances dans les pays du Golfe, des dizaines de milliers de personnes, souvent nomades et bientôt désignées par le terme bidun, ont été exclues de la nationalité des nouveaux États, dans lesquels elles pouvaient pourtant vivre depuis des décennies. Dans ces pays où les populations étrangères l’emportent sur les nationaux, les voies de la naturalisation sont tellement étroites qu’elle en devient impossible, maintenant les biduns en situation d’apatridie. Pour remédier à ce phénomène, des solutions pour le moins originales ont été envisagées sans qu’un débat de fond ne soit impulsé.

Quiconque s’intéresse aux sociétés des États du Golfe [1] ne manquera pas de noter l’importante proportion d’étrangers par rapport au nombre de nationaux. Dans des pays comme les Émirats arabes unis (EAU) ou le Qatar, ce rapport, considéré comme une donnée sensible, est poussé jusqu’à l’extrême et avoisine les 90 % d’étrangers ; il est moindre dans les autres pays, allant de 37 % en Arabie saoudite à 70 % au Koweït  [2].

Ce phénomène appelé « déséquilibre démographique » est dû historiquement aux besoins colossaux en main-d’œuvre émanant d’économies rentières dans des pays trop peu peuplés pour satisfaire leurs ambitions de développement urbain, infrastructurel, institutionnel et industriel. Issu de la gestion coloniale britannique, qui prévaut dans le Golfe jusqu’au début de la décennie 1970, un système de recrutement organisé selon la profession et l’origine des migrants s’est mis en place. Le sous-continent indien a ainsi fourni cadres moyens ou comptables ; le reste du monde arabe, en particulier la Palestine, a initialement pourvu aux besoins en instituteurs ou en médecins, alors que les détenteurs de positions managériales et autres architectes et experts urbanistiques provenaient des pays occidentaux. Ce système de recrutement croisant nationalité et compétences perdure jusqu’à ce jour.

Mais ce « déséquilibre démographique » est tout autant dû au fait que les voies de la naturalisation – qui relève, en dernier ressort, du fait du prince – sont particulièrement étroites voire impossibles dans l’ensemble de ces pays. La nationalité est le plus souvent attribuée au titre de services éminents rendus à l’État. Cette « impossible naturalisation » ne concerne pas seulement les migrants venus travailler dans le Golfe et qui s’y sont installés dans la durée, malgré l’illusion officielle du caractère « temporaire » de leur séjour. Ils conservent leur nationalité d’origine tout comme les nouvelles générations nées dans le Golfe. Cette impossible naturalisation, de façon moins visible, affecte aussi des populations de la péninsule Arabique, présentes depuis plusieurs décennies sur le territoire de ces nouveaux États : nomades, semi-nomades ou, à tout le moins, non urbaines ont été les laissées pour compte des premières lois de nationalité. Elles sont, depuis, restées dans les limbes de procédures administratives qui ont plus eu pour but de temporiser que de véritablement résoudre la question. Ce sont à ces populations que les organisations internationales se réfèrent quand elles évoquent la question de l’apatridie dans les pays du Golfe. « Apatrides » – bien des intéressés récusent ce qualificatif au motif qu’il nie implicitement leur appartenance au territoire et à la communauté nationale même s’il offre un statut de droit et une protection internationale – ou sans nationalité déterminée, elles sont connues sous le terme arabe de bidun en référence à l’expression « bidun jinsiyya  », littéralement « sans nationalité ». La dénomination est issue du lexique de la bureaucratie koweïtienne, qui a oscillé et utilisé diverses expressions au fil du temps comme « issus du désert », « non koweïtiens », ou « sans nationalité identifiée », avant d’adopter définitivement « résidents illégaux » en 1986. Le mot bidun, qui pourrait se traduire en français par « laissé-pour-compte », s’est imposé à l’ensemble de la région, voire du monde arabe. Le phénomène, de fait, touche avec plus ou moins d’acuité  [3] tous les pays du Golfe. En dehors du Koweït – où la question est débattue ouvertement dans la presse ou dans l’enceinte du Parlement – et des EAU, qui ont tous deux fait l’objet de recherches universitaires  [4], il demeure un sujet tabou sur lequel peu d’informations circulent, qu’il s’agisse des tribus transnationales en Arabie saoudite ou au Qatar ou de pèlerins, venus de longue date, qui n’auraient jamais quitté les lieux saints.

Un statut temporaire permanent

Dans la plupart des pays du Golfe, des dizaines de milliers de personnes ont été exclues de la nationalité au moment de son attribution dans le sillage des déclarations d’indépendance  [5]. En effet, aux termes des lois de nationalité promulguées dans les années 1960-1970 (en 1959 au Koweït et en 1972 aux EAU), l’obtention de la nationalité de plein droit dépendait de la capacité des chefs de famille à prouver leur résidence continue sur le territoire – devenu entre-temps « national » – depuis une date symbolique du début du XXe siècle (1920 pour le Koweït, 1925 pour les EAU). Rares sont ceux qui, à l’exception des descendants de familles bien établies ou issues de tribus sédentarisées dans les petites cités portuaires, ont pu produire une preuve de leur résidence remontant à plusieurs décennies. Au Koweït, la composition des « comités de nationalité », censés évaluer le mérite des candidats à la nationalité, a largement favorisé l’entre-soi entre habitants du petit port. De sorte que, incapables de satisfaire à cette exigence formelle ou parfois ignorant tout de la procédure d’acquisition de nationalité, bon nombre de personnes et leurs descendants s’en sont retrouvés exclus et le sont toujours à l’heure actuelle, dépourvus de toute affiliation et protection étatique et, par là même, de tous droits économiques et sociaux – connus pour être généreux dans le Golfe – sans même parler de droits politiques  [6].

Depuis l’indépendance des pays du Golfe, la naturalisation s’est révélée de plus en plus difficile à obtenir à mesure que des conditions étaient ajoutées dans la législation, mais la question de l’apatridie n’a jamais été vraiment abordée : le plus souvent, elle est ignorée et déniée. Au Koweït, certains ont certes réclamé son règlement définitif, mais sans débat plus large sur la définition du – ou l’accès au – corps citoyen. Partout, le statut, flou, imprécis et indéterminé de bidun est, selon les termes de Noora Lori, graduellement devenu un « statut temporaire permanent  ».

Pendant plusieurs décennies, l’absence de solution, n’a fait qu’amplifier et complexifier le problème initial. Au Koweït, selon la version officielle, les biduns sont des étrangers venus profiter des avantages de la rente et qui ont détruit leurs passeports pour se faire passer pour apatrides, version qui de facto reconnaît l’existence d’un contentieux non résolu autour de l’acquisition de la nationalité. Le gouvernement koweïtien a, en effet, envoyé des signaux contradictoires à l’égard de ces populations : il n’est un secret pour personne que les biduns ont constitué le gros (jusqu’à 70 %) des troupes des forces armées et de police. Enrôlées sur la base de leur appartenance tribale, ces recrues ont vécu dans l’espoir toujours reporté d’accéder à la nationalité. Un professeur américain  [7], ayant enseigné l’anglais au sein de l’armée koweïtienne dans les années 1980, rapporte ainsi que l’acquisition de la langue était vue par ses étudiants, pour la plupart biduns, comme un atout sur le chemin de la nationalité. Cet espoir était nourri par le fait que, dans les années 1970, le gouvernement koweïtien avait octroyé la pleine citoyenneté à 160 000 à 220 000 Bédouins de tribus transnationales saoudiennes, connues pour leur loyauté envers les membres de la famille royale Al-Sabah, afin de renforcer l’électorat progouvernemental. Les biduns koweïtiens ont ainsi pu bénéficier de certains des avantages réservés aux nationaux comme la scolarisation gratuite en écoles publiques ou l’accès aux services de santé, jusqu’en 1986. À cette date, alors que les prix du pétrole sont au plus bas et au beau milieu d’une vague terroriste émanant du militantisme politique chiite, le gouvernement a décidé de classifier les biduns comme « résidents illégaux » les excluant du jour au lendemain de tous les services dont ils avaient bénéficié. S’ouvre alors, et en particulier au lendemain de la libération de l’émirat en 1991, une période de répression et de coercition : les biduns, membres de l’armée défaite, sont stigmatisés comme traîtres et se voient effectivement retirer leurs droits à l’éducation, aux soins de santé, à l’emploi, y compris dans des institutions ou entreprises privées. On leur refuse même l’établissement de certificats de naissance et de décès. Ces politiques répressives, visant clairement à les faire renoncer à leur revendication de nationalité, ont pour effet de rendre visible un phénomène encore peu connu, notamment des organisations de défense des droits de l’homme locales ou internationales. Des comités, dédiés exclusivement aux biduns, sont créés à partir de 1993. Sous divers noms, ils ont eu pour but l’enregistrement et le suivi des dossiers des biduns en centralisant les informations éparses détenues par différents ministères ou institutions étatiques et en les complétant par des recherches généalogiques afin de « révéler les véritables origines » des familles apatrides. Depuis plus d’une décennie, la dernière institution chargée de régler la question des biduns [8] leur attribue des nationalités supposées sur la base de conjectures émises sur leurs origines. Cette pratique a remplacé celle qui consistait à faire pression sur les biduns pour qu’ils adoptent des nationalités tierces, largement factices, par l’achat de « faux passeports »  [9] leur permettant de rester dans le pays en tant qu’étrangers. Les deux techniques ont surtout permis au gouvernement de gagner du temps sans régler le fond de la question de l’apatridie.

Aux Émirats, la question des biduns n’a fait l’objet ni de débat public ni de politique répressive particulièrement ciblée ; au contraire, les biduns ont été maintenus dans une semi-légalité (entre opportunités temporaires, recours à l’emploi ou aux services du secteur privé), ce qui les a rendus longtemps invisibles, quand leur existence n’était pas tout simplement niée. Ce n’est qu’en 2006 que les autorités fédérales ont créé un comité pour traiter la question des apatrides.

Nationalité à vendre

De manière inattendue, c’est dans ce pays qu’un plan radical pour « résoudre » l’apatridie a été mis en œuvre sous la forme du programme de « citoyenneté économique », qui a débuté par une campagne d’enregistrement massive des biduns émiriens en 2008. Il résulte d’un accord passé entre les EAU et la présidence de l’Union des Comores. Les polémiques suscitées lors du vote de la loi par le Parlement des Comores, entre juillet et novembre 2008, ont permis de révéler au grand jour son contenu. Il consiste à octroyer la nationalité comorienne « à une personne majeure, ayant la qualité de partenaire économique du gouvernement des Comores » et présentant « une demande en vue d’investir » dans le pays. En d’autres termes et alors que les personnes concernées n’ont jamais été consultées, le programme consistait à verser une somme d’argent contribuant au « programme d’investissement de l’Union des Comores » en échange de passeports ne donnant aucun droit de résider aux Comores. En 2008, les EAU ont ainsi versé un acompte de 200 millions de dollars, représentant un peu moins de la moitié du produit intérieur brut (PIB) des Comores, et ont délivré de façon impérative des passeports comoriens à leurs apatrides, en leur présentant cette solution autoritaire comme une étape vers une hypothétique naturalisation. Le Koweït, qui a pourtant pensé le programme, a menacé de l’appliquer à plusieurs reprises, en 2008 puis à nouveau en 2014, mais n’est jamais allé jusqu’à l’adopter ; il a en effet été confronté à une levée de boucliers venant de membres du Parlement koweïtien, mais également à des mobilisations de masse des biduns koweïtiens, en février 2011, comparativement plus organisés, politiquement plus actifs et disposant de relais au sein de la société – elle-même bénéficiant de plus de libertés qu’aux EAU.

D’où est venue l’idée de cette marchandisation de la prérogative souveraine que constitue la nationalité comme alternative à l’intégration par voie de naturalisation ? Aussi déconcertante soit-elle, cette solution à l’apatridie basée « sur une logique de marché » reflète une évolution de la conception de la citoyenneté, disjointe de la notion d’appartenance à un territoire, qui est la conséquence d’un besoin accru de mobilité pour les personnes à très haut niveau de revenus. Elle trouve en effet son origine dans une nouvelle industrie des passeports qui permet, par des programmes dits de « nationalité par investissement », d’obtenir de façon accélérée, et hors des voies habituelles de naturalisation, une nationalité en échange d’investissements dans le pays. Si des précédents existent, notamment dans les paradis fiscaux des Caraïbes, certains pays européens – comme Chypre, Malte, l’Autriche et la Bulgarie – ont aussi institué de tels programmes donnant ainsi aux détenteurs d’un passeport le libre accès à l’espace Schengen et leur facilitant l’obtention de visas dans le monde entier  [10].

Le système de « marchandisation de la nationalité » a tellement bien fonctionné que certains membres de la jet-set du Golfe, et en particulier des hommes d’affaires du Koweït, ont pensé l’appliquer aux communautés apatrides du Golfe, faisant miroiter aux Comores une vision de long terme dans laquelle l’archipel deviendrait une destination touristique de luxe. La différence – de taille – entre la « citoyenneté économique » des Comores et les « nationalités par investissement » réside dans le fait que les apatrides concernés ont reçu ce passeport malgré eux. Cette tendance à déterritorialiser la citoyenneté ou, en d’autres termes, à disjoindre le droit à la nationalité, d’une part, et une notion de résidence et d’ancrage dans un territoire ou une communauté nationale, d’autre part, vide la nationalité de son sens, la dépouille de son contenu politique pour la réduire à une marchandise, un bien de consommation ou une source de profit. Elle a de profondes conséquences : d’une part, elle permet aux personnes ultra-riches de rechercher les nationalités de pays où la législation leur est favorable et ainsi d’échapper aux responsabilités sociales et fiscales des lieux où elles résideraient. D’autre part, cela rend les apatrides, réfugiés, demandeurs d’asile et autres personnes déplacées encore plus vulnérables, puisqu’elle offre la possibilité aux États qui n’en veulent pas, d’acheter les prérogatives souveraines d’États plus pauvres et d’octroyer des nationalités lointaines tout en échappant, là encore, à leurs responsabilités.

Néanmoins, cette solution alternative à l’impossible naturalisation semble n’être qu’une nouvelle façon de temporiser : la question de la reconnaissance par la communauté internationale de ces passeports comoriens détenus par des biduns émiriens – notamment dans le cas de demande d’asile – reste entière. En effet, en raison d’irrégularités manifestes dans le programme, l’Assemblée de l’Union des Comores a lancé une commission d’enquête parlementaire sur la loi relative à la citoyenneté économique qui a rendu son rapport en décembre 2017. Ses conclusions ont souligné non seulement l’absence de cadre juridique adéquat pour ce programme, mais aussi l’étendue des malversations financières et des détournements de fonds publics qu’il a engendrés. Elles préconisent ainsi l’annulation de tous les passeports délivrés « dans le cadre de cette vaste fraude », recommandent un règlement à l’amiable avec les EAU pour « arrêter la liste définitive des familles qui rentrent dans le programme de citoyenneté économique et leur accorder un droit acquis » de peur de devoir rembourser les 200 millions de dollars versés par les EAU – évaporés depuis – et suggèrent l’abrogation de la loi de novembre 2008 et son remplacement par un nouveau cadre juridique, n’excluant toutefois pas le futur recours à ces achats de nationalité comme levier de développement, même si la pratique a marqué un coup d’arrêt.

En dernière analyse, résoudre la question des biduns implique davantage que d’attribuer des passeports factices ou des origines étrangères. Elle nécessitera une réflexion plus large – difficile au Koweït, impensable aux EAU – sur l’identité et l’histoire nationales, sur la responsabilité de l’État dans cette exclusion de citoyenneté et sur l’avenir de la naturalisation dans une région où les nationaux représentent le plus souvent des minorités.




Notes

[1L’expression se réfère ici aux six pays du Conseil de coopération des États arabes du Golfe (CCEAG) : Arabie saoudite, Bahreïn, Émirats arabes unis (EAU), Koweït, Oman, Qatar.

[2D’après les instituts nationaux de statistiques officielles, qui sous-estiment probablement la présence des étrangers. Sources : Gulf Labour Markets and Migration, Database (dernières données disponibles avril 2017)

[3Le sultanat d’Oman et Bahreïn sont considérés comme moins touchés : le premier du fait de son héritage colonial en Afrique orientale (notamment à Zanzibar), qui a affecté les termes de sa loi de nationalité dans un sens moins exclusif ; le second, du fait d’un phénomène inverse qui fait controverse dans le royaume depuis 2006, et qui consiste en des naturalisations dites « politiques » de membres des forces de sécurité venus du Pakistan, de la Jordanie, du Yémen à des fins de manipulation de la composition démographique et confessionnelle du pays. La pratique de la dénaturalisation comme condamnation pénale notamment dans les procès pour « atteinte à la sécurité de l’État » a néanmoins remis la question de l’apatridie à l’ordre du jour.

[4Voir Claire Beaugrand, Stateless in the Gulf : Migration, Nationality, and Society in Kuwait, I. B. Tauris, 2017 ; Noora Lori, Offshore Citizens : Permanent Temporary Status in the Gulf, Cambridge University Press, 2019. En 2018, les biduns étaient officiellement 88 000 au Koweït, ce qui est certainement sous-évalué, alors qu’aux EAU, cette estimation varie de 20 000 à 100 000 selon les sources non officielles.

[5Le statut de protectorat britannique prend fin en 1961 au Koweït, en 1971 à Bahreïn, au Qatar, aux EAU et en Oman. Le Royaume d’Arabie saoudite est unifié, quant à lui, en 1932.

[6Droits dont les naturalisés sont, de toute façon, privés pendant une période de probation de 20 ans, dans le cas du Koweït, seul pays où il existe une vie parlementaire réelle.

[7Rencontré par l’autrice à Amman en avril 2017.

[8Censée résoudre une fois pour toutes la question des biduns au Koweït lors de sa création en 2010, elle a vu son mandat renouvelé deux fois, en 2015 et en 2020, faute d’y être parvenue. De temporaire cette institution est devenue permanente.

[9Ces « faux passeports » contrefaisaient des passeports émis par la République dominicaine ou par le Liberia, par exemple.

[10Cf. Laure Brillaud, « L’Europe se vend aux plus offrants », Plein droit, n° 123, décembre 2019.


Article extrait du n°128

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Dernier ajout : mercredi 12 mai 2021, 15:23
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