« Migrants » de l’« Ocean Viking », « réfugiés » d’Ukraine : quelle différence ?

Tribune de Claire Rodier parue sur Liberation.fr le 15 novembre 2022

Comme elle l’a fait après l’invasion russe, la France doit mener une véritable politique d’accueil pour les passagers de l’« Ocean Viking » : permettre l’accès inconditionnel au territoire sans présupposé lié à leur origine ni distinction entre « migrants » et « réfugiés ».

Cette tribune de Claire Rodier, membre du Groupe d’information et de soutien des immigré⋅es (Gisti) et du réseau Migreurop, est parue sur Liberation.fr le 15 novembre 2022.


Après trois semaines d’errance en Méditerranée, la France a accepté « à titre exceptionnel » de laisser débarquer le 11 novembre, à Toulon, les 234 rescapés du navire humanitaire Ocean Viking. Tout en précisant, par la voix du ministre de l’Intérieur, que ces « migrants ne pourront pas sortir du centre administratif de Toulon » où ils seront placés et qu’« ils ne sont donc pas légalement sur le territoire national » : à cette fin, une zone d’attente a été créée en urgence où les personnes, qui ont toutes déposé une demande d’asile, sont donc enfermées sous surveillance policière.

Pour la suite, il est prévu que la France ne gardera sur son sol, s’ils remplissent les conditions de l’asile, qu’environ un tiers des passagers du bateau. Les autres seront autoritairement relocalisés dans neuf pays de l’Union européenne. Voilà donc « l’accueil » réservé à des femmes, des enfants et des hommes qui, après avoir fui la guerre, la misère, l’oppression, et pour beaucoup subi les sévices et la violence du parcours migratoire, ont enduré une longue attente en mer aux conséquences notoirement néfastes sur la santé mentale et physique. L’accueil réservé par la France à ceux qu’elle désigne comme « migrants ».

Pas de répartition entre les Etats européens

Rappelons-nous : il y a moins d’un an, au mois de février, lorsque plusieurs millions d’Ukrainiens fuyant l’invasion russe se sont précipités aux frontières des pays européens, la France a su mettre en place en quelques jours un dispositif à la hauteur de cette situation imprévue. Pas question de compter : au ministère de l’Intérieur, on expliquait que « dès lors que des besoins seront exprimés, la France y répondra », tandis que le ministre lui-même annonçait que « nous pouvons aujourd’hui accueillir jusqu’à 100 000 personnes réfugiées sur le territoire national ». Pas question non plus de répartition entre les Etats européens : « Ce sont des personnes libres, elles vont là où elles veulent », affirmait la ministre déléguée auprès du ministre de l’Intérieur. Et pour celles qui choisiraient de rester en France, un statut provisoire de protection immédiate était prévu, donnant droit au travail, à un logement et à un accompagnement social. On n’a pas manqué de se féliciter de l’élan formidable de solidarité et d’humanité dont la France avait fait preuve à l’égard des réfugiés, à l’instar de ses voisins européens.

Une solidarité et une humanité qui semblent aujourd’hui oubliées. Parce qu’ils sont d’emblée qualifiés de « migrants », les passagers de l’Ocean Viking, sans qu’on ne connaisse rien de leurs situations individuelles, sont traités comme des suspects, qu’on enferme, qu’on trie et qu’on s’apprête, pour ceux qui ne seront pas expulsés, à « relocaliser » ailleurs, au gré d’accords entre gouvernements, sans considération de leurs aspirations et de leurs besoins.

On entend déjà les arguments qui justifieraient cette différence de traitement : les « réfugiés » ukrainiens sont les victimes d’un conflit bien identifié, dans le contexte d’une partie de bras de fer qui oppose l’Europe occidentale aux tentations hégémoniques du voisin russe. Des « migrants » de l’Ocean Viking,on prétend ne pas savoir grand-chose ; mais on sait au moins qu’ils et elles viennent de pays que fuient, depuis des années, d’innombrables cohortes d’exilés victimes des désordres du monde – guerres, corruption, spoliations, famines, désertification et autres dérèglements environnementaux – dont les Européens feignent d’ignorer les conséquences sur les mouvements migratoires mondiaux, pour décréter que ce ne sont pas de « vrais » réfugiés.

Une hospitalité à deux vitesses

Mais cette hospitalité à deux vitesses est aussi la marque du racisme sous-jacent qui imprègne la politique migratoire de la France, comme celle de l’Union européenne. Exprimée sans retenue par un élu d’extrême droite sur les bancs de l’Assemblée à propos de l’Ocean Viking (« qu’il(s) retourne(nt) en Afrique ! »), elle s’est manifestée dès les premiers jours de l’exode ukrainien, quand un tri des exilés s’est opéré, sur la base de la nationalité ou de la couleur de peau, à la frontière polonaise, au point que la haut-commissaire aux droits de l’homme de l’Onu s’était dite « alarmée par les informations crédibles et vérifiées faisant état de discrimination, de violence et de xénophobie à l’encontre de ressortissants de pays tiers qui tentent de fuir le conflit en Ukraine ». Le traitement réservé depuis des années en France aux exilés privés d’abri et de nourriture, harcelés et pourchassés par la police, dans le Calaisis comme en région parisienne, à la frontière italienne ou dans le Pays basque est la traduction quotidienne de cette politique xénophobe et raciste.

Au-delà d’une indispensable réorganisation du secours en mer afin que les passagers d’un navire en détresse puissent être débarqués sans délai dans un lieu sûr, comme le prescrit le droit international, l’épisode de l’Ocean Viking nous rappelle, une fois de plus, la nécessité d’une véritable politique d’accueil, dont l’exemple ukrainien montre qu’elle est possible. Elle doit être fondée sur l’accès inconditionnel au territoire de toutes celles et ceux qui demandent protection aux frontières de la France et de l’Europe, sans présupposé lié à leur origine ni distinction arbitraire entre « migrants » et « réfugiés », la mise à l’écart de tout dispositif coercitif au profit d’un examen attentif et de la prise en charge de leurs besoins, et le respect du choix par les personnes de leur terre d’asile, à l’exclusion de toute répartition imposée.



Derniers ouvrages de Claire Rodier : Migrants réfugiés : réponse aux indécis, aux inquiets et aux réticents, avec Catherine Portevin, La Découverte, 2018 et La Crise de l’accueil. Frontières, droits, résistances (co-dir), La Découverte, 2019.

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Dernier ajout : mardi 15 novembre 2022, 19:33
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