Article extrait du Plein droit n° 135, décembre 2022
« Plein droit ouvrier »

L’accident du travail : généalogie de pratiques discriminatoires

Pierre Rogel et Stéphanie Séguès

Responsable du développement ; juriste
Cet article entend soumettre le cadre légal des accidents du travail à l’épreuve des pratiques des caisses primaires d’assurance maladie (CPAM) dans l’instruction du caractère professionnel des événements accidentels dont sont victimes les travailleurs sans papiers ou dont le travail est dissimulé. Sur la base de notre activité et de notre expérience professionnelle au Collectif des accidentés du travail, handicapés et retraités pour l’égalité des droits (Catred), nous nous poserons la question suivante : là où la loi prévoit l’égalité de traitement entre tous les travailleurs, les pratiques administratives n’introduisent-elles pas des différenciations qui confinent à une discrimination systémique ?

I. Un cadre légal garant de l’égalité de traitement

Les articles L. 8252-1 et L. 8252-2 du code du travail offrent aux étrangers sans papiers, embauchés sans titre de travail valable, les garanties qui tendent à les assimiler à des travailleurs régulièrement embauchés. De même, la législation sur les risques professionnels (accident du travail – AT – ou maladie professionnelle – MP) n’opère pas de distinction selon les victimes, qu’elles soient françaises ou étrangères, avec ou sans papiers, détentrices ou non de bulletins de salaire ou d’un contrat de travail.

L’article L. 311-2 du code de la sécurité sociale indique d’abord que « sont obligatoirement affiliées aux assurances sociales du régime général, quel que soit leur âge et même si elles sont titulaires d’une pension, toutes les personnes quelle que soit leur nationalité, de l’un ou de l’autre sexe, salariées ou travaillant à quelque titre ou en quelque lieu que ce soit, pour un ou plusieurs employeurs et quels que soient le montant et la nature de leur rémunération, la forme, la nature ou la validité de leur contrat ».

En matière d’accident du travail, l’article L. 411-1 du code de la sécurité sociale le définit, « quelle qu’en soit la cause, [comme] l’accident survenu par le fait ou à l’occasion du travail à toute personne salariée ou travaillant, à quelque titre ou en quelque lieu que ce soit, pour un ou plusieurs employeurs ou chefs d’entreprise » , et l’article L. 411-2 du code de la sécurité sociale étend cette qualification à l’accident de trajet.

À cela s’ajoutent, d’une part, le fait que la jurisprudence prévoit que le salarié dont le travail est dissimulé n’en demeure pas moins protégé par la législation sur les accidents du travail [1] et, d’autre part, la position du ministère chargé des affaires sociales en la matière.

Dans une circulaire du 17 février 1995 [2], le ministère a en effet précisé que l’irrégularité de la situation d’un ressortissant étranger au regard du séjour et du travail ne fait pas obstacle au versement des prestations liées à l’accident du travail (prestations en nature ou en espèces, capital, rente) : « L’irrégularité de la situation d’un ressortissant ne fait pas obstacle au versement des prestations prévues au livre IV du code de la sécurité sociale [3]. »

L’alinéa 3 de l’article L. 471-1 du code de la sécurité sociale prévoit en ce cas que « la caisse recouvre auprès de l’employeur de toute personne étrangère travaillant ou ayant travaillé pour le compte de celui-ci, sans satisfaire à la condition de régularité de séjour prévue à l’article L. 111-2-3, l’indu correspondant à la totalité des dépenses qu’elle supporte pour cette personne au titre du présent livre. Il en est de même lorsque la victime se trouvait en situation de travail dissimulé au sens des articles L. 8221-3 et L. 8221-5 du code du travail. Si, à l’occasion des faits mentionnés au présent alinéa, il est constaté l’un des faits prévus au premier alinéa du présent article, la caisse peut prononcer la pénalité prévue à l’article L. 114-17-1, sans préjudice d’autres sanctions, le cas échéant ».

Ainsi, le ressortissant étranger sans papiers, qui se retrouve victime d’un accident du travail, dispose d’un cadre légal lui permettant de se voir reconnaître et prendre en charge cet accident et ses conséquences par la sécurité sociale. Les textes ne permettent donc pas une quelconque discrimination raciale et/ou systémique à l’égard des étrangers sans papiers ou dont le travail est dissimulé.

II. Des démarches strictement encadrées

Ce cadre légal favorable ne dispense toutefois ni la victime ni son employeur d’accomplir un certain nombre de formalités déclaratives lorsque survient un accident du travail. Ces formalités peuvent constituer un premier obstacle pour les travailleurs sans papiers et/ ou dont le travail n’est pas déclaré (travail dissimulé ou « au noir »).

Elles sont cependant nécessaires à la prise en charge de l’accident par la caisse d’assurance maladie au titre de la législation sur les risques professionnels : prise en charge pécuniaire des soins de la victime (prestations en nature), versement des indemnités journalières en accident du travail (prestations en espèces) et attribution éventuelle d’une indemnité en capital ou d’une rente d’accident du travail en cas de séquelles liées audit accident et selon le taux d’incapacité permanente de la victime.

Pour le ressortissant étranger, des séquelles liées à un accident du travail reconnu comme tel et donnant lieu à une incapacité permanente d’au moins 20% permettent une régularisation administrative de plein droit [4].

Pour faire reconnaître l’accident du travail, la victime doit faire constater médicalement son accident par un médecin de son choix et en informer son employeur dans les vingt-quatre heures, sauf cas de force majeure. Ce dernier doit ensuite procéder à la déclaration d’accident du travail auprès de la caisse primaire d’assurance maladie dont relève la victime ; caisse qui est chargée de l’instruction du dossier.

Dans les faits, lorsque la victime est sans papiers, l’employeur n’établit généralement pas la déclaration de l’accident du travail. Néanmoins, même si elle est en situation irrégulière, la victime peut y procéder elle-même. Elle dispose alors de deux ans à compter du jour de l’accident.

Pour l’accidenté, l’enjeu est de regrouper le maximum d’éléments prouvant qu’il a bel et bien été victime d’un accident survenu par le fait ou à l’occasion du travail, particulièrement s’il est sans papiers (transport par les pompiers à l’hôpital, obtention des témoignages écrits des personnes présentes lors de l’accident, etc.). Une personne sans titre de séjour se voit en effet rarement délivrer ses bulletins de salaire ou un contrat de travail à son nom, prouvant a minima la relation de travail et le lien de subordination vis-à-vis de son employeur (c’est-à-dire tous les éléments caractérisant le fait que cette personne exerce une activité salariée).

Le temps de la procédure d’instruction de l’accident intervient en second lieu. Cette procédure est strictement encadrée par le code de la sécurité sociale. Son point de départ court à compter de la réception par la caisse d’assurance maladie de la déclaration d’accident du travail et du certificat médical initial. La caisse dispose alors de trente jours francs [5] pour statuer sur le caractère professionnel de l’accident et doit informer victime et employeur de la prise en charge de l’accident sans investigation ou de sa décision d’enquêter.

Depuis le 1er décembre 2019, dans les cas où la caisse décide d’enquêter (si elle l’estime nécessaire ou si l’employeur a émis des réserves motivées sur le caractère professionnel de l’accident), elle doit adresser « par tout moyen » un questionnaire au salarié et à l’employeur ; ceux-ci ayant vingt jours francs pour le lui retourner [6]. La caisse dispose ensuite de quatre-vingt-dix jours francs à compter de la réception de la déclaration d’accident pour statuer sur son caractère professionnel [7].

Si ce délai peut certes s’avérer nécessaire, il est cependant incompatible avec les urgences administratives et sociales des travailleurs sans papiers qui, dans l’attente d’une décision de la caisse quant à la prise en charge ou non de leur accident, se trouvent soudainement sans source de revenus. En effet, faute de papiers, ceux-ci ne peuvent bénéficier notamment de minima sociaux, contrairement à un Français ou à un ressortissant étranger en situation régulière remplissant toutes les conditions requises.

Par ailleurs, les ressortissants étrangers rencontrent parfois des difficultés d’ordre pratique, a fortiori lorsqu’ils ne savent pas lire et/ou écrire en français ou ne savent pas utiliser l’outil informatique, puisque les caisses adressent le questionnaire par voie électronique. Ils sont dès lors contraints de récupérer sur place le questionnaire au format papier ou de se faire aider par une structure associative pour le compléter. Tout cela concourt à réduire le temps dont ils disposent pour renseigner scrupuleusement le questionnaire d’enquête, sésame de la reconnais- sance rapide de leur accident du travail.

En pratique, depuis la mise en place de cette nouvelle procédure applicable aux accidents du travail, nous constatons que l’enquête est systématiquement mise en œuvre par les caisses, et que les décisions de reconnaissance de l’accident ne sont donc pas rendues dans le délai de trente jours.

III. Travailleurs invisibilisés, reconnaissance entravée

Dans le cadre de la procédure d’instruction du caractère professionnel d’un accident dont a été victime un sans-papiers, l’établissement des circonstances dudit accident achoppe régulièrement sur les conditions d’embauche et d’exercice de la victime. La situation d’irrégularité de séjour de la victime et la précarité en découlant concourent à son isolement socioadministratif et à la délégitimation de la probité de ses déclarations.

Parce que dépourvu de titre de séjour ou pourvu d’un document d’identité ou d’un titre de séjour appartenant à un tiers (produit par lui-même ou par l’employeur), lorsque ce travailleur est victime d’un accident par le fait ou à l’occasion de son travail dissimulé, la construction de cette invisibilité ne tarde pas à le rayer de la carte des effectifs, invisible parmi d’autres invisibles.

Dans ces circonstances, l’impu- tabilité de l’accident au travail – dès lors que ce dernier est survenu au temps et au lieu du travail –, est souvent mise à mal par la CPAM.

S’il appartient à cette dernière, pour pouvoir écarter le principe de présomption d’imputabilité de l’accident du travail institué par l’article L. 411-1 du code de la sécurité sociale, de prouver que la lésion a une cause totalement étrangère au travail, il incombe au salarié d’établir les circonstances exactes de l’accident et son caractère professionnel par des éléments objectifs, tout en faisant médicalement constater la lésion dans un temps proche du fait accidentel.

La preuve de la matérialité de l’accident peut être rapportée par tous moyens, tels que les témoignages, ou résulter de présomptions graves, précises et concordantes selon les termes de l’article 1382 du code civil. Si le faisceau des moyens est divers, une fois passés au tamis les oripeaux d’un travailleur « fantomatique », il ne reste que des lambeaux de preuves.

Tel fut le cas, parmi d’autres, de monsieur M., ressortissant congolais, embauché depuis près de deux ans en tant qu’aide-monteur par le sous-traitant d’une entreprise de travaux publics qui en ignorait jusqu’à l’existence puisque le sous-traitant s’était chargé de munir ce dernier d’un titre de séjour sur lequel figurait une autre identité. Pratique systémique à l’endroit de tous ses collègues étrangers.

En décembre 2020, monsieur M., doté d’une « attestation de déplacement dérogatoire » (instaurée en période de confinement lié au Covid-19) établie au bénéfice de l’identité figurant sur le titre de séjour qui lui avait été remis par le sous-traitant (monsieur M. N.), fut missionné, avec trois de ses collègues, pour démonter l’échafaudage d’un chantier situé dans les Hauts-de-Seine. Lui se trouvait au 4e niveau de l’échafaudage tandis qu’un de ses deux collègues était au 5e niveau – le plus élevé. Lorsque ce collègue ôta les deux amarrages qui avaient été désécurisés la veille, sans qu’ils en aient été informés, l’intégralité de la structure de l’échafaudage a bougé, puis s’est effondrée, emportant, depuis une hauteur de 10 mètres, les deux ouvriers, jetés au sol et piégés sous un amas de métal, inconscients.

Le siège des lésions et les lésions elles-mêmes furent multiples sur l’ensemble des membres supérieurs et inférieurs. Les pompiers furent appelés en urgence et les deux blessés pris en charge par une ambulance de réanimation sous escorte motorisée. L’accident fut porté à la connaissance du sous-traitant employeur dès sa survenance. Plus tard, un rapport de police fut établi par le commissariat de secteur. Et les médias locaux firent état de cet accident de chantier.

Reste qu’au sortir de huit mois de prise en charge médicale, monsieur M., rudement blessé dans sa chair, ne mesura pas encore le château de cartes qui, par l’effondrement de l’échafaudage, venait de l’ensevelir socialement. Isolé, dénié par l’entreprise sous-traitante qui l’avait doté, à l’instar de ses deux collègues, d’une identité de salarié fictive tendant à les invisibiliser collectivement et a fortiori individuellement, chacun de ces travailleurs était bien en peine de prouver être le collègue de tel autre. Quand bien même l’un d’entre eux aurait eu l’audace, vu l’opacité de ses conditions de recrutement, de témoigner à découvert en sa faveur, il revenait désormais à monsieur M. d’apporter la preuve qu’il était bien l’un de ces deux salariés grièvement blessés, seulement objectivés jusque-là par la presse locale.

Comme indiqué précédemment, le parcours d’obstacles pour obtenir la reconnaissance du caractère professionnel de l’accident passe tout d’abord par la procédure déclarative. Une procédure déclarative unilatérale de monsieur M. donc, l’employeur étant désormais aux abonnés absents. Qui plus est, cette déclaration d’accident du travail (DAT) unilatéralement renseignée identifie pour la première fois monsieur M. de manière explicite – substituant sa propre identité à celle, fictive, utilisée sur le chantier.

L’établissement de la DAT oblige la victime à révéler au grand jour sa véritable identité [8]. Or, celle-ci est difficilement prouvable, dès lors que les témoins directs sont eux-mêmes sans papiers et craignent, en témoignant, d’être personnellement poursuivis.

Dans ce contexte – et en passant provisoirement sous silence les vicissitudes procédurales sur lesquelles nous reviendrons ultérieurement –, nous constatons que de manière systématique en des cas similaires, la CPAM ne manque pas d’opposer un refus de prise en charge de l’accident, arguant, dans le cas de monsieur M., qu’« il n’existe pas de preuve que l’accident invoqué se soit produit par le fait ou à l’occasion du travail, ni même de présomptions favorables précises et concordantes en cette faveur. Or, il incombe à la victime ou à ses ayants-droits d’établir les circonstances de l’accident autrement que par leurs propres affirmations. Le lien de subordination n’est pas établi au moment de l’accident. En effet, il n’est pas prouvé que vous étiez salarié au sein de la SARL M ».

Ainsi, les éléments déclaratifs de monsieur M. sont réduits à des allégations ; le caractère professionnel du lieu de survenance de l’accident devient inexistant ; le sous-traitant et l’employeur officiel disparaissent. Triple rideau d’invisibilisation, que l’on peut qualifier de systémique.

Cette invisibilisation multifactorielle entrave nécessairement la reconnaissance officielle de l’accident et de sa qualification professionnelle : seul un accompagnement social, administratif et juridique au cordeau peut laisser espérer « rendre visible » la situation de la personne étrangère.

Sans compter que l’entrave à cette reconnaissance (et, in fine, à la perception effective des droits afférents) est doublée d’un cumul d’exigences procédurales réitérées, voire dilatoires, qui prolonge le délai anormalement long d’instruction des dossiers, ce qui contribue à précariser davantage socialement et administrativement la personne.

IV. Une liquidation effective des droits semée d’embûches

Que l’instruction du dossier consiste à déterminer le caractère professionnel de l’accident ou sa reconnaissance effective, elle est émaillée de demandes diverses réitérées de la part de la CPAM qui ne favorisent ni son intelligibilité par la victime ni la résolution diligente d’une situation administrative peu compatible avec les impératifs médicaux, sociaux et économiques qui pèsent sur elle de manière soudaine.

Il apparaît de manière récurrente que la caisse subordonne tant l’instruction de la DAT que le versement d’indemnités journalières au titre de l’accident du travail au renseignement d’un formulaire d’affiliation à la Sécurité sociale ou de « mutation » : passage de l’aide médicale d’État (AME) – couverture santé pour les étrangers en situation irrégulière – au régime général de la sécurité sociale.

Plusieurs exigences de renseignements sont susceptibles d’intervenir dans un temps limité à quinze jours : transmission du questionnaire AT sollicitant des éléments de caractérisation de l’événement accidentel pourtant déjà étayés, transmis par voie postale faute de pouvoir les envoyer sur la plateforme dématérialisée.

Pour autant, bien que formalisée, cette étape ne garantit ni que la CPAM statuera dans un délai raisonnable ni qu’il sera procédé à une indemnisation expresse de l’accident dont le caractère professionnel aura été reconnu.

C’est d’ailleurs ce qu’ont pu souffrir monsieur A., ressortissant algérien, et monsieur D., ressortissant malien, tous deux dépourvus de titre de séjour et dont les accidents respectifs avaient fini par être pris en charge au titre de la législation relative aux risques professionnels.

Monsieur D., aidé à formaliser sa DAT en novembre 2021, se voit reconnaître, plutôt rapidement, le caractère professionnel de son accident du 30 novembre 2020. Pourtant, aucun paiement n’intervient. Après relance auprès du service des risques professionnels, un « formulaire d’affiliation » dûment renseigné lui est réclamé. Demande doublée, en février 2022, d’une exigence de production d’un titre de séjour à la date de son embauche en juin 2020, ainsi que de la production d’une « attestation de salaire de l’employeur » assortie des bulletins de paie afférents. Et tout cela alors même qu’en amont, la CPAM compétente était informée de la situation administrative de l’intéressé : défaut de titre de séjour et défaut de paiement du salaire par l’employeur.

Notons qu’en dépit des conditions irrégulières de recrutement de monsieur D., l’employeur s’était fendu d’une demande de subrogation [9] auprès de la CPAM… Ce n’est qu’après un rappel des éléments précités auprès de la caisse d’assurance maladie qu’un premier paiement intervient en mars 2022, au titre d’une période courant en 2021, complété par le solde restant en avril 2022.

Voilà autant de manœuvres techniques qui s’imposent comme des exigences intransigeantes et impératives, mais qui ne suffisent pas toujours à rendre l’indemnisation effective. Telle est l’expérience vécue par monsieur A.

De Kafka à Ubu

Le 10 novembre 2018, ce dernier est victime d’un accident sur le lieu de son travail dissimulé. Plus d’une année plus tard – temps qu’il aura fallu pour que monsieur A. s’informe sur ses droits, recueille et produise les éléments exigés en matière déclarative, que la CPAM enregistre sa DAT, requière quelques éclairages et instruise les éléments déclaratifs communiqués –, en décembre 2019, une décision de rejet de prise en charge dudit accident est rendue ; décision notifiée à l’intéressé neuf mois plus tard, en septembre 2020.

Dans le laps de temps séparant la survenance de l’accident (novembre 2018) et la notification du rejet (septembre 2020), la vérification du respect des règles procédurales et le recueil d’un faisceau d’indices soumis à la caisse compétente auront conduit successivement à une saisine de la commission de recours amiable (CRA) dudit organisme, puis, du fait de la fin de non-recevoir de la CRA, d’une saisine du tribunal judiciaire compétent.

Notons, pour souligner l’instruction ubuesque que de tels dossiers peuvent revêtir, qu’entre-temps, en septembre 2020, soit antérieurement à la date de notification du rejet initial, la CRA de l’assurance maladie – saisie à la suite des fins de non-recevoir opposés par la CPAM aux demandes d’information, de notification et d’exécution des droits de l’intéressé – avait rendu une décision favorable à monsieur A.

Dans la foulée, le service des rentes AT-MP réclame plusieurs pièces justificatives, afin de procéder à l’évaluation du taux d’incapacité partielle permanente (IPP) et du montant de la rente afférente. Comme déjà introduit lors de la procédure déclarative, monsieur A. rappelle, en mars 2021, la nature de la fonction qu’il occupait ainsi que sa qualification, qu’il était dépourvu de contrat de travail, de fiches de paie, et joint de nouveau les copies de chèques remis en contrepartie du travail exécuté. En avril 2021, la CPAM lui notifie un taux d’IPP de 18%, taux qui est en cours de contestation pour espérer atteindre les 20% dont il pourrait se prévaloir pour déposer une demande de titre de séjour – et bénéficier d’une rente trimestrielle.

Par ailleurs, monsieur A. ne bénéficie pas de la moindre indemnisation ni en espèces ni en nature [10] des arrêts de travail pourtant justifiés par la production des certificats médicaux initiaux et de prolongation. Une demande d’indemnisation est donc formulée en juillet 2021. En l’absence de réponse dans le délai administratif de deux mois, monsieur A. décide de saisir la CRA de la CPAM, en octobre 2021 ; recours dont il ne sera jamais accusé réception par ladite commission. Le Catred et l’intéressé décident d’attendre une décision explicite de la CRA.

Pour autant, les mois sans réponse s’égrenant, une relance de la CRA est formée en janvier 2022. Après deux autres mois de silence, le tribunal judiciaire sera saisi en avril 2022, afin de solliciter l’indemnisation de l’accident survenu en novembre 2018.

Il convient de préciser que cette saisine d’avril 2022 contenait une demande de rattachement de la première instance introduite devant le même tribunal judiciaire, saisi, en son temps, pour contester le refus de reconnaissance du caractère professionnel de l’accident considéré et dont le maintien était précisément justifié par le défaut d’indemnisation effective. Deux affaires – portant sur le même objet – demeuraient alors pendantes devant la juridiction.

Une première audience – portant sur l’indemnisation – se tenait en juin 2022 : vingt-deux mois après avoir reconnu le caractère professionnel de l’accident survenu en novembre 2018, le représentant de la CPAM annonce à cette occasion au président du tribunal une indemnisation à venir, concluant que le recours devient désormais sans objet. Sur quoi le tribunal a décidé d’un renvoi aux fins de vérification de la liquidation effective des droits.

N’en demeure pas moins qu’au sortir de cette audience, l’indemnisation de monsieur A. est toujours suspendue à une ultime réclamation de la CPAM, incompréhensible au regard de la connaissance qu’elle a du dossier depuis près de trois ans et demi : la production d’une « attestation sur l’honneur » certifiant la date du dernier jour de travail et des trois dernières fiches de paie précédant l’accident.

Lorsque les CPAM reconnaissent que l’accident est bien un accident du travail pouvant être pris en charge par la législation sur les risques professionnels, la pratique démontre l’entêtement et les procédés dilatoires dont elles usent, en particulier à l’encontre des victimes de nationalité étrangère. Le cas de monsieur D., ressortissant ivoirien accidenté du travail en décembre 2013, en est une illustration flagrante.

À l’épreuve d’une discrimination

En mai 2014, la CPAM de Paris a considéré que son accident ne pouvait pas être pris en charge au titre de la législation sur les risques professionnels, estimant que « la preuve d’un accident survenu au temps et au lieu de travail n’a pu être établie du fait des contradictions constatées ».

Suite à un recours formé auprès de la commission de recours amiable de ladite caisse, cette dernière a fini par décider, en novembre 2014, « de reconnaître le caractère professionnel de l’accident ». Dans un courrier de décembre 2014, la CPAM de Paris a donc informé la victime que cette décision annulait et remplaçait la précédente notification et qu’elle faisait procéder à la régularisation de son dossier ainsi qu’au règlement de sommes pouvant lui être dues au titre de la législation sur les risques professionnels, à savoir concrètement : le versement de ses indemnités journalières et le remboursement de ses soins en lien avec ledit accident du travail. Ces derniers étaient en l’occurrence conséquents puisque la victime avait notamment subi deux hospitalisations et une opération chirurgicale.

Le tribunal des affaires de sécurité sociale (Tass) [11] de Paris, saisi initialement en parallèle d’un recours contentieux contre le refus implicite opposé par la commission de recours amiable, a demandé à monsieur D. de se désister de son recours et a rendu un jugement, en février 2015, prenant acte du désistement et constatant l’extinction de l’instance [12], bien que la CPAM n’ait ni réglé ses droits aux indemnités journalières ni remboursé ses soins.

Fin décembre 2014, la CPAM de Paris lui ayant demandé d’adresser l’attestation de salaire complétée par son employeur, en janvier 2015, monsieur D. a répondu que depuis son accident il n’avait plus de contact avec la société qui l’avait embauché, qu’il n’avait jamais signé de contrat de travail, ne s’était jamais vu remettre de bulletin de salaire, n’avait jamais perçu de rémunération de la part de son employeur mais qu’il était convenu qu’il perçoive le salaire perçu par une de ses connaissances travaillant aussi au sein de l’entreprise et occupant le même poste. C’est sur la base de ce salaire de même catégorie qu’il était demandé à la CPAM de Paris de calculer les indemnités journalières d’accident du travail dues à monsieur D.

Pour autant, si, à la suite d’un nouveau courrier adressé au service des risques professionnels de la CPAM, l’intéressé a été destinataire, en mars 2015, d’une décision d’attribution d’une indemnité en capital, il ne s’est pas vu attribuer les indemnités journalières qui lui étaient dues, alors que la demande de leur versement avait été réitérée par nos soins dans ce même courrier. En octobre 2015, la victime ayant déménagé en Seine-Saint-Denis, la CPAM de Paris lui a indiqué avoir transmis les pièces relatives à son dossier et au sinistre à la CPAM 93. Aucune suite n’ayant été donnée, des démarches ont été entreprises en mai 2016 auprès de la CPAM 93 afin que cette dernière procède au versement des indemnités journalières au vu des certificats médicaux d’accident du travail déjà produits auprès de la CPAM de Paris et transmis à nouveau.

Outre les prestations en espèces dues au titre de la législation sur les risques professionnels, il a été demandé à la CPAM 93 de procéder au paiement des demandes de remboursement adressées par deux hôpitaux au titre de consultations ou de soins relatifs à son accident du travail, faute pour ces derniers d’avoir été remboursés par la CPAM de Paris.

La CPAM 93 n’a jamais répondu à ce courrier, pas davantage la commission de recours amiable, saisie en juin 2017. Le silence perdurant, monsieur D. n’ayant obtenu ni paiement de ses indemnités journalières ni paiement des soins hospitaliers en lien avec son accident – soins dont un organisme de recouvrement lui demandait désormais de s’acquitter lui-même –, le tribunal des affaires de sécurité sociale de Bobigny a cette fois été saisi d’un recours en décembre 2017.

À l’issue d’une première audience, en janvier 2018, au cours de laquelle la CPAM 93 avait indiqué que le dossier de l’intéressé était en cours de régularisation, le Tass de Bobigny s’étonnait, dans un jugement rendu le 13 novembre 2018, que, huit mois plus tard, la CPAM invoque son incompétence et demande la mise en cause de la CPAM de Paris. Il soulignait par ailleurs que la « situation consistant à se renvoyer “la balle” concernant les remboursements de certaines prestations selon la date de déménagement de l’intéressé n’est pas acceptable » , et que « la CPAM s’entête abusivement, pour une pure raison administrative, à refuser à monsieur D. le paiement des prestations en espèces dues au titre de son accident du travail » , alors qu’il appartient à la caisse du lieu du domicile de l’assuré de prendre en charge les prestations dues.

La juridiction a ainsi condamné la CPAM de la Seine-Saint-Denis « à prendre en charge les conséquences financières de l’accident du travail de monsieur D. depuis le 20 décembre 2013 et notamment ses indemnités journalières » ; « à remplir de ses droits l’intéressé au titre de son accident du travail du 20 décembre 2013, reconnu par la commission de recours amiable de Paris le 18 novembre 2014 » .

Ordonnant l’exécution provisoire du jugement, le tribunal a aussi rappelé que si la situation de l’intéressé n’était pas rapidement résolue, monsieur D. pourrait demander l’application de l’article L 436-1 du code de la sécurité sociale, selon lequel « tout retard injustifié apporté au paiement soit de l’indemnité journalière, soit de l’indemnité en capital, soit des rentes, ouvre aux créanciers droit à une astreinte prononcée par la juridiction compétente. Le délai à partir duquel l’astreinte peut être prononcée ainsi que la périodicité et le taux de celle-ci sont fixés par décret en Conseil d’État » ; que « l ’astreinte est fixée à 1 % du montant des indemnités journalières dues à l’assuré » ; rappelé que « les rentes ou indemnités allouées à la suite d’un accident du travail sont productives d’intérêts, conformément à l’article 1153 du code civil » ; que les intérêts moratoires « courent à la date de la saisine de la commission de recours gracieux » et que « le paiement d’une astreinte ne fait pas obstacle à ce que les sommes dues par le débiteur produisent des intérêts dans les termes du droit commun ».

En février 2019, la CPAM 93, qui n’avait pas interjeté appel du jugement, a réglé à monsieur D. ses indemnités journalières. Toutefois, outre le fait que la caisse n’a pas précisé les modalités de calcul du montant de l’indemnité journalière servie à l’intéressé, la CPAM n’a pas exécuté intégralement le jugement rendu par le Tass de Bobigny. En effet, les intérêts moratoires dus depuis la saisine de la commission de recours amiable, conformément à l’article 1153 du code civil, n’ont pas été réglés à monsieur D. De même, les frais liés aux soins reçus dans les hôpitaux au titre de consultations ou soins relatifs à l’accident du travail, d’un montant d’environ 9 500 €, ne lui ont pas non plus été remboursés.

Pour obtenir enfin le remboursement des frais hospitaliers réclamés à l’intéressé par un organisme de recouvrement, des démarches ont dû être à nouveau engagées auprès de la CPAM 93, qui s’en est finalement acquittée en septembre 2019 puis en novembre 2019.

Monsieur D. devait saisir un huissier pour obtenir le paiement des intérêts moratoires non réglés par la caisse à la suite du jugement du tribunal de Bobigny de novembre 2018… mais le Catred n’a plus eu de nouvelles par la suite.

Alors que son accident du travail a été reconnu en 2014, ce ressortissant étranger aura notamment dû saisir le tribunal à deux reprises afin d’obtenir, au bout de cinq années, le versement de l’intégralité de ses droits et la condamnation des CPAM pour leur entêtement administratif abusif et illégal.

Cette affaire illustre la longueur des démarches et la ténacité dont il faut faire montre, tant du côté des personnes étrangères victimes d’un accident du travail que de celles qui les accompagnent pour faire valoir leurs droits.

Pour mettre en perspective notre analyse de la problématique portant sur la législation relative aux risques professionnels, il convient d’observer qu’en matière de droit du travail, le conseil de prud’hommes de Paris a reconnu la « discrimination raciale et systémique » dont ont été victimes vingt-cinq ouvriers de nationalité malienne en situation irrégulière employés sur un chantier de démolition, en termes de rémunération, d’affectation, d’évolution professionnelle [13].

Dans ce contexte de discrimination systémique, les juges ont estimé que le fait que les salariés étaient en situation irrégulière a conduit l’employeur « à violer délibérément ses obligations, niant aux travailleurs concernés l’ensemble de leurs droits légaux et conventionnels ». L’entreprise a aussi été reconnue coupable de dissimulation d’emploi salarié et d’emploi d’étrangers sans titre sur le fondement des articles L. 8221-5 et L. 8251-1 du code du travail.

Le conseil de prud’hommes a donc octroyé à chaque travailleur une indemnité forfaitaire à hauteur de six mois de salaire au titre de l’article L. 8223-1 du code du travail et la somme de 17 760 € au titre des dommages et intérêts pour discrimination raciale et systémique. Au total, les sommes allouées à chacun se sont élevées à près de 38 000 € au titre notamment des rappels de salaires et des dommages et intérêts.

S’agissant des accidents du travail, si, au regard des textes applicables et énoncés en début de cet article, l’on ne peut pas parler de discrimination systémique en droit, les multiples entraves d’ordre pratique dont sont victimes les accidentés du travail de nationalité étrangère par les caisses primaires d’assurance maladie, particulièrement lorsqu’ils sont sans papiers ou qu’ils exercent un travail dissimulé, attestent que ces discriminations systémiques existent bel et bien dans les faits. Afin d’y mettre un terme, il est primordial qu’il y ait réparation et donc que les tribunaux infligent aux caisses de sécurité sociale des condamnations significatives à des dommages et intérêts.




Notes

[1C. cass., soc., 28 novembre 1974, n° 74-10206 ; Civ. 2e, 4 mai 2016, n° 15-12.237.

[2Circulaire n° DSS/AAF/A1/95/11 du 17 février 1995 relative à l’application de l’article 36 de la loi no 93-1027 du 24 août 1993 relative à la maîtrise de l’immigration et aux conditions d’entrée et de séjour des étrangers en France et de ses décrets d’application.

[3Dans le même sens, voir la circulaire Cnam n° 46/95 du 12 mai 1995.

[4Ceseda, art. L. 426-5.

[5Le premier jour franc est compté à partir du lendemain de l’acte, de l’événement, de la décision ou de la notification justifiant le délai, et le jour de l’échéance n’est pas compté dans le délai. Lorsque le dernier jour du délai tombe un samedi, un dimanche ou un jour férié, la date limite est reportée au premier jour ouvrable suivant.

[6Code de la sécurité sociale, art. R 441-8-I nouveau.

[7Code de la sécurité sociale, art. R 441-8.

[8S’agissant de l’identité de la victime, il est impératif que celle-ci se déclare à la caisse sous sa véritable identité si elle veut que son accident soit reconnu et afin qu’elle ne puisse se voir éventuellement qualifier, à terme, de fraudeur – la fraude engendrant la fin de la prise en charge de son accident du travail ainsi que d’éventuelles poursuites pénales.

[9La subrogation est un processus qui prévoit que l’employeur continue à assurer le paiement de la rémunération de son salarié, celui-là étant remboursé des indemnités journalières directement par la caisse.

[10Pour rappel, les prestations en nature sont les soins liés à l’accident du travail.

[11Le Tass est intégré, depuis le 1er janvier 2019, date de l’entrée en vigueur de loi de modernisation de la justice au xxie siècle du 18 novembre 2016, au pôle social du tribunal judiciaire.

[12Le désistement d’instance permet au demandeur de réintroduire ultérieurement une autre instance car l’action subsiste.

[13Conseil de prud’hommes de Paris, 17 décembre 2019, n° 17/10051.


Article extrait du n°135

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Dernier ajout : jeudi 2 mars 2023, 17:23
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