Article extrait du Plein droit n° 137, juin 2023
« Mourir d’être étranger »
En Espagne, des syndicats populaires face aux violences mortifères
Félicien de Heusch
Chercheur au Centre d’études de l’ethnicité et des migrations, Université de Liège
Par son régime inégalitaire de visas, l’Espagne illustre la façon dont les politiques européennes de contrôle migratoire sélectionnent qui peut transiter librement et en sécurité, et qui risque de payer au prix de sa vie la migration, faute de voies légales pour entrer sur le territoire. La mer Méditerranée s’est transformée en nécropole sous-marine, tandis que, par millions, des touristes investissent ces mêmes plages ensoleillées d’où partent ou arrivent les rescapés de la traversée. Ces derniers font très souvent face à un statut irrégulier, constituant ainsi un précariat exploitable, soumis à des conditions de travail exécrables, à des risques quotidiens pour leur intégrité physique, sinon pour leur vie, et à la peur constante de l’arrestation, voire de l’expulsion.
Fruit d’une recherche socio-anthropologique portant sur l’engagement transnational autour de la mort de migrants sénégalais en Europe [1], cet article rend compte des morts violentes causées par la confrontation des vendeurs ambulants sénégalais avec les forces de l’ordre en Espagne, et retrace la naissance de collectifs militants qui s’en est suivie. Étayée par un travail ethnographique, mené en Espagne de 2017 à 2021, la recherche montre comment la mort violente en contexte de migration peut être à l’origine d’engagements politiques porteurs de revendications plus amples que celles liées aux victimes, cela parfois à une échelle transnationale. Les cas évoqués renvoient à des mobilisations pour que mémoire, justice et vérité soient rendues. Me pencher sur ces cas signifie aussi pour moi participer à l’hommage à ces victimes. Par conséquent, je décide au long de ce travail d’inclure les noms [2] des défunts tels quels.
Les violences omniprésentes envers les migrants en Espagne, et en particulier envers les manteros [3] sénégalais, relèvent de discriminations incessantes et multiples qu’ils subissent [4], pour leur couleur de peau, pour être sans papiers ou vendeurs à la sauvette, ou encore pour leur visibilité lorsqu’ils sont organisés en collectifs militants. Cette superposition de violences commence avec le périple jusqu’en Espagne, et s’y prolonge, tant en milieu urbain que rural.
En raison du refus systématique opposé aux demandes de visas, le voyage lui-même, en pirogue par exemple, expose à des risques parfois mortels. La majorité de ceux qui arrivent sains et saufs en Espagne doivent opter pour des travaux précaires, souvent dangereux, tels que le commerce de rue et la récupération de ferraille, et s’entasser à 10 ou 15 dans des pisos pateras (« appartements-pirogues ») ou des squats. En milieu rural, ceux des Sénégalais qui s’emploient dans le maraîchage (souvent en alternance avec la vente ambulante) sont exposés tant à l’exploitation au travail qu’aux risques de descentes des forces de l’ordre.
Quant à la vente ambulante, frappée d’irrégularité, Lemou, vendeur sénégalais, explique : « Ce qui nous aide et ce qui est notre ami, c’est la manta, sans elle nous ne pouvons pas survivre » (21 mars 2017, Barcelone [5]). En observant dans les rues de Barcelone les courses-poursuites entre policiers et manteros, on peut imaginer la pression que cela représente au quotidien : à tout moment, le vendeur risque d’être pourchassé, perdre sa marchandise, se faire arrêter, frapper et expulser. Cette mise en état d’alerte permanent crée une anxiété importante parmi les manteros, pris entre la nécessité de vendre et celle de fuir.
Faire face à la répression policière
Malgré le déploiement de toute une logistique d’entraide pendant la vente et face aux risques encourus, « il y en a toujours un qui a plus de difficultés » à échapper à la police, me dira Ababacar, un porte-parole du Syndicat populaire des vendeurs ambulants de Barcelone (SPVAB), donnant plusieurs exemples de manteros dans ce cas. Selon mes propres données, les victimes sénégalaises décédées de ces violences entre 2015 et 2018 sont au nombre de cinq en Espagne, auxquelles il faut ajouter, d’après le collectif Tanquem els CIEs (en catalan, « fermons les centres fermés »), au moins huit migrants subsahariens morts en centres d’enfermement pour étrangers.
La mort de Mame Mbaye, Sénégalais de 35 ans, représente un cas emblématique de mort violente. Arrivé en Espagne en patera, devenu membre du Syndicat des manteros de Madrid (SMM), il travaillait dans les rues du centre de la capitale espagnole le 15 mars 2018, quand il fut poursuivi par les forces de l’ordre jusqu’au quartier à forte présence sénégalaise de Lavapiés, avant de s’évanouir et de décéder subitement d’un arrêt cardio-respiratoire. Dans ce quartier interculturel au tissu associatif dense, les rues se remplirent alors de manifestants dénonçant la brutalité policière à l’origine du décès et les descentes régulières contre les manteros. Au fil de la soirée, les manifestations prirent de l’ampleur. Les participants barricadèrent certaines rues en brûlant des palettes de bois, et affrontèrent alors la sévère répression menée par la police anti-émeute. Des manifestations eurent également lieu dans d’autres grandes villes du pays. Ce jour-là, ce fut Mame Mbaye, mais cela aurait pu être n’importe quel autre mantero, tant la mort est latente à chaque coin de rue dans ces espaces d’exception, à la fois en marge de la société et exposés en son plein centre, où se mènent ces « activités de survie », comme les nomme Lemou. Dans les villes touristiques, tous les moyens sont jugés bons par les autorités locales pour préserver une façade de carte postale sans vendeurs ambulants, y compris le maintien d’un climat de répression.
Près de deux ans et demi avant la mort à Madrid de Mame Mbaye, c’est dans la station balnéaire catalane de Salou à forte présence sénégalaise que Mor Sylla, âgé de 42 ans, est mort le 11 août 2015 d’une chute fatale depuis le troisième étage, provoquée par une descente de police à son domicile. Les forces de l’ordre nient toute responsabilité dans les évènements. Ce décès a mobilisé autant les migrants sénégalais de Salou que de la région, mais différemment : un mouvement de contestation violent à Salou, mais pacifique à Barcelone. « Toute la communauté est sortie [dans les rues], il y a eu des troubles d’ordre public, des dégâts, tout Salou était en état de révolution. C’était la communauté sénégalaise qui en avait ras-le-bol de la persécution policière, au point où une vie en paya le prix, et pas n’importe laquelle » (Marilda, 22 août 2019, Barcelone). Selon Marilda, militante à SOS Racisme Catalunya, les émeutes de Salou furent qualifiées de « bestiales » par les médias. Survenant en plein été, période clé pour le tourisme, elles détournèrent l’attention de la responsabilité policière dans cette mort. Cependant, la « communauté sénégalaise » était « très chaude », me dira la militante Angélica, en référence à la fois au climat estival et à la persécution policière renforcée chaque été envers les manteros, ainsi qu’aux mouvements de réaction qui s’en suivirent.
Toutefois, aucune émeute semblable à celle de Salou ne se produisit à Barcelone, à la surprise des forces de sécurité locales qui, selon l’ancien mantero Ababacar, fermèrent les yeux sur la vente ambulante pendant plusieurs jours après le drame, par crainte d’une contagion. Une grande manifestation y eut lieu aussi, qu’Angélica qualifie de « tranquille, pacifique, mais avec beaucoup de colère ». Ce climat social « chaud » a ouvert ainsi un cycle de protestations où les manteros rejoignirent en nombre ces manifestations, quittant leur travail ambulant et portant à l’épaule leurs fardeaux de marchandise. La période est marquée par la création de deux collectifs militants clés autour de la vente ambulante : Tras la Manta et le SPVAB.
De l’entraide à l’auto-organisation des manteros
Le récit d’Ababacar est éclairant pour comprendre le processus de création du SPVAB. Après une de ses nombreuses expulsions vers le Sénégal, il était revenu en Europe par l’Italie. Là, il s’était rapproché de coopératives locales qui l’inspirèrent, lorsqu’il revint à Barcelone en 2014, pour créer une structure similaire pour la manta. Ababacar raconte comment la création du SPVAB s’articule avec des mobilisations d’ampleur de l’été 2015 : « Le syndicat est né en octobre 2015. Mais durant tous ces mois [précédents] il s’est passé, parmi d’autres violences, la mort de Mor Sylla. Tous les jours, il se passait quelque chose de similaire, quelqu’un aurait pu mourir, et nous allions toujours dénoncer ça mais d’une manière moins formelle, parce que nous n’avions pas de collectif, nous n’étions pas aussi organisés qu’avec le syndicat. La mort de Mor Sylla nous a fait donc comme un boom. » (20 août 2019, Barcelone).
Ce « boom » semble donc avoir conforté la volonté latente d’auto-organisation, au départ pour dénoncer la persécution et la violence policière, restées jusque-là impunies. Le décès fut « la goutte qui a fait déborder le vase, c’en est assez. La dernière chose dont on avait besoin, c’est qu’en plus une vie en paie le prix » (Marilda, 22 août 2019, Barcelone). Selon Angélica, c’est plutôt la création du SPVAB qui fut le « boom », et les décès de Mor Sylla et Mame Mbaye eurent comme effet le « renforcement du message que les vies noires sont importantes » – en référence au slogan des luttes antiracistes afro-américaines Black Lives Matter (22 août 2019, Barcelone). Pour elle, après la manifestation, l’idée était de créer un collectif mixte, regroupant tant des manteros que des activistes et des voisins, afin de neutraliser l’opinion publique et la campagne de criminalisation de la vente ambulante. La dénomination Tras la Manta est apparue alors comme jeu de mots porteur de sens et d’identité collective. En effet, Tras la Manta s’utilisait jusque-là dans la presse locale conservatrice pour désigner une prétendue mafia agissant « derrière » (tras) la manta. En réponse, le but du collectif était de dire que « derrière » la manta, « il y a des personnes », et que derrière ces personnes, il y aussi des activistes qui les soutiennent : « on les aide, mais [en se tenant] un pas en arrière ».
Avec l’appui de Tras la Manta, naît publiquement, en octobre 2015, le SPVAB. La persécution constante des commerçants ambulants joua, pour les membres de l’organisation, un rôle moteur dans le fait d’endosser leur statut de travailleurs et de porter une revendication de classe – et non d’origine ou de couleur de peau, à la surprise du premier collectif. Ils créèrent ainsi de petits documents d’identification individuels cartonnés à l’emblème du syndicat, destinés à être brandis en cas de contrôle policier. Mais « plus d’une fois la police s’en empara et détruisit les documents, ça te donnait l’impression qu’ils [le SPVAB] prenaient du pouvoir, et plus ils en prenaient, plus la police se fâchait », considérait Angélica. Une lutte pour la légitimité de l’organisation auto-désignée, au pouvoir grandissant, était alors en jeu dans ce syndicat atypique, populaire et non reconnu comme tel par les autorités et syndicats locaux.
Malgré la négation de sa légitimité, le SPVAB n’a cessé depuis sa création de prendre de l’influence, bien au-delà de Barcelone et même du reste de l’Espagne. Ababacar raconte qu’en seulement deux ans, « notre expérience fut une initiative très exemplaire, que beaucoup admirèrent. C’est pour cela qu’on s’est fait beaucoup inviter à faire part de notre expérience comme syndicat, on a commencé à voyager à Málaga, Zaragoza [Saragosse], Madrid, et jusqu’à Zurich et en Italie. […] En fait, c’est aussi quand on a commencé à participer à de très grands événements comme celui du Vatican, et celui de Bruxelles…, tout cela grâce à ce qu’on a fait » (20 août 2019, Barcelone). De fait, l’hyper-visibilité du SPVAB dans les médias et les réseaux sociaux lui a conféré une légitimité fulgurante non seulement auprès des mouvements antiracistes et anticapitalistes mais aussi dans des arènes religieuses et politiques inattendues. Ainsi le SPVAB fut invité au Vatican, dans le cadre de la troisième rencontre mondiale des mouvements populaires et, à l’initiative d’eurodéputés de certains partis de gauche, à des réunions à la Commission européenne à Bruxelles. Un pont transatlantique s’est également tissé avec certains collectifs de manteros en Argentine, ainsi qu’avec le mouvement antiraciste afro-américain Black Lives Matter, lors de la visite auprès du SPVAB de Bob Brown, ex-membre des célèbres Black Panthers.
En Espagne, le succès du SPVAB est à l’origine des cycles de protestation qui menèrent à la naissance d’autres syndicats dans diverses villes espagnoles. Selon Angélica, « là où les gars [du SPVAB] se rendaient pour parler de leur projet à d’autres manteros, quelque chose s’organisait, que ce soit un syndicat, ou une organisation plus petite, mais s’organisait » (22 août 2019, Barcelone). Parmi ces organisations de manteros se distingue le Syndicat des Manteros de Madrid (SMM) déjà cité, par la visibilité qui lui a été octroyée après le décès de Mame Mbaye. Ainsi, beaucoup d’événements se passant à Barcelone sont relayés à Madrid, et vice versa. Mais Ababacar va plus loin, insistant sur le fait qu’il n’y a pas de différence entre le SPVAB et le SMM. En 2017, le SPVAB a créé une marque de vêtements solidaires, Top-Manta [6], dont les produits, vendus à Barcelone, à Madrid par le SMM et en ligne, contribuent à assurer leur légitimité dans une démarche d’économie sociale et légale, mais aussi la mémoire des défunts manteros. De par son succès exemplaire, le SPVAB semble ainsi embrasser et fusionner, aux quatre coins de l’Espagne, tant le SMM que les autres collectifs de manteros en formation, créant ainsi une entité transrégionale et même à portée transnationale, comme les rencontres européennes et américaines déjà évoquées le suggèrent.
Justice, vérité et inégalité des vies
Si la mort de Mor Sylla et celle de Mame Mbaye ont permis la création et le renforcement de la figure du syndicat populaire de vendeurs ambulants, justice ne leur a pour autant pas été rendue. Ce constat nous amène à interroger les méthodes judiciaires mises en œuvre lors de procès qui peuvent souvent paraître hâtifs et inégaux.
Dans le cas de Mame Mbaye, victime d’un arrêt cardiaque, l’Audiencia Provincial de Madrid, instance judiciaire locale, a statué, un an après son décès, que sa mort avait été provoquée par des « causes naturelles », et non pas par la police, mettant ainsi fin à la procédure engagée par SOS Racismo Madrid. Dans le cas de Mor Sylla, mort d’une chute, une plainte fut d’abord déposée au pénal, mais expéditivement classée au bout d’un mois. Après une tentative de réouverture du cas par voie administrative et cinq ans de bataille juridique menée par le frère du défunt, le tribunal supérieur de justice de Catalogne n’a pas reconnu la responsabilité de l’État dans la mort du mantero, classant ainsi définitivement l’affaire. La violence structurelle semble poursuivre les manteros jusqu’en justice, malgré leur mort : « Il y a des vies plus importantes que d’autres. De la même manière qu’il existe des classes haute, basse et moyenne, c’est pareil pour leurs vies. C’est pour ça que si quelqu’un décède, on regarde d’abord sa nationalité, sa couleur de peau. […] S’ils voient que c’est un Noir, un pauvre, une personne qui n’a pas d’importance pour eux, ils lui font endosser la culpabilité. Comme si sa mort était de sa propre faute. […] Si on ne fait rien, comme dans les cas précédents, ça restera impuni » (Ababacar, 20 août 2019, Barcelone).
Selon Ababacar, l’impunité dont semblent jouir les forces policières renvoie à un racisme et à un classisme structurels, à la hiérarchisation des vies et, à l’heure de l’investigation judiciaire, de leur valeur. Privé du droit à la vie et criminalisé, le travailleur migrant précaire est ainsi, jusque dans sa mort, privé du droit à la justice et à la vérité. Face à la mort violente et à son impunité, des collectifs militants naissent et se solidarisent autour des morts devenus emblèmes de luttes. À leur tour, les familles des victimes défendent les morts en tant que représentants de chair et de sang – en les ramenant au statut d’individus – mais avec des moyens inégaux pour faire face au racisme et à la négligence qui les poursuivent jusqu’en justice.
Notes
[1] Cette recherche doctorale fait partie du projet « Migration, Transnationalism and Social Protection in (post)crisis Europe » (MiTSoPro), financé par le programme de recherche et d’innovation Horizon 2020 de l’Union européenne. L’article s’inspire du chapitre « Mor n’est pas mort. Mobilisations politiques autour de la mort violente de migrants sénégalais en Espagne », in Carolina Kobelinsky et Lilyane Rachédy, Les futurs rêvés des morts, Éditions Petra, 2023.
[2] Cependant, les précautions d’anonymisation des autres participants sont maintenues.
[3] Manteros : terme espagnol désignant les vendeurs ambulants dérivé du nom du drap ou de la couverture (manta) où sont étalées les marchandises et, par métonymie, l’activité. Les mantas sont souvent munies de ficelles permettant de les replier rapidement en cas d’alerte.
[4] Pour la seule région autonome de Catalogne, selon les données de SOS Racisme Catalunya, entre 2006 et 2019, pas moins de 65 plaintes ont été déposées par des migrants sénégalais, en majorité des vendeurs ambulants, pour des violences exercées principalement par les forces de police.
[5] Les entretiens ont été menés en espagnol et traduits en français par l’auteur.
[6] À ce sujet, voir la page web de la marque (https://topmanta.store/) et mon article, « Empowerment Through the Arts Rap Music and Clothing Design by Street Vendor Activists in Barcelona », AmeriQuests, n° 16, février 2021.
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