N° 137 de Plein droit, la revue du Gisti

Mourir d’être étranger

Qui se souvient que des milliers d’Algériens et de Marocains ont été inhumés dans des cimetières français durant l’entre-deux-guerres ? Leurs conditions de vie en migration étaient alors telles que certains disparaissaient, sans que leur famille restée au pays en soit informée. Aujourd’hui comme hier, les organisations chargées de renouer les liens familiaux mis à mal par l’émigration savent combien leur rôle consiste aussi à suppléer des autorités étatiques peu soucieuses d’informer sur le sort et les périls subis par les exilés.

Longtemps, la mort des « travailleurs immigrés » est restée impensée en France. Puisqu’on pensait qu’ils n’étaient là que temporairement, ils auraient dû repartir mais c’était sans compter la vie qui se construit, les enfants qui naissent, le temps qui passe… Alors les immigré·es ont vieilli ici. Une présence jugée encombrante, « une vieillesse illégitime » titrait ainsi un numéro de Plein droit paru en 1998 qui faisait état du sort réservé aux Chibanis et Chibanias : marginalisation des retraités au sein des foyers, accès aux droits et à la mobilité entravé, harcèlement administratif. Et à force de vieillir, les immigré·es finissent par mourir.

Comme d’autres qui n’ont pas eu le temps d’arriver puisque, depuis la mise en place de l’espace Schengen, des milliers de personnes sont décédées en tentant de rejoindre l’Europe. Morts par la migration, par le régime frontalier. Dans les migrations contemporaines, le spectre de la mort semble omniprésent. Morts abandonnés en plein désert, morts noyés, morts asphyxiés dans un camion, morts sous les balles de la police ou dans les prisons de Libye, innombrables sont les figures d’une politique qui tolère, passe sous silence et entraîne la destruction de milliers de vie. Les politiques migratoires actuelles provoquent véritablement la mort. Mais qu’on ne s’y trompe pas : ce qui tue, c’est aussi la mise en marge ici. On meurt d’accidents du travail, des multiples entraves faites dans l’accès aux soins auxquels les personnes étrangères ont pourtant droit, d’être ainsi précarisé et davantage exposé à la mort.

Et la violence exercée par le pouvoir ne s’arrête pas au fait de donner la mort. Elle se prolonge au-delà du décès, dans le déni de la valeur des vies des personnes migrantes, dans la relégation aux marges de leurs cadavres et de leur mémoire. La gestion de la mort des personnes étrangères est marquée par la dissimulation et l’humiliation. Faire mourir et faire disparaître. En Europe comme ailleurs, nombreux sont celles et ceux qui s’insurgent de voir la mort ainsi banalisée, ignorée. Ces morts de la frontière deviennent l’emblème de nouvelles luttes, des collectifs se créent pour donner un nom aux personnes décédées, relever les traces de celles disparues, pour échapper à l’oubli.

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Sommaire

Édito


Dossier - Mourir d’être étranger

  • Algériens et Marocains inhumés dans la France de l’entre-deux guerres | Emmanuel Blanchard
  • Covid-19 : excès de mortalité parmi les immigrés | Myriam Khlat, Walid Ghosn, Michel Guillot et Stéphanie Vandentorren
  • Donner un nom aux morts en Méditerranée : l’expérience de Catane | Filippo Furri et Carolina Kobelinsky
  • Mise en terre ou en marge ? | Lisa Carayon
  • Ne pas voir Mayotte mais mourir | Catherine Benoît
  • Vos frontières, nos morts | Des membres du groupe décès
  • Veuve et suspecte | Nawel Gafsia


Hors-thème

  • Qui a une véritable seconde chance en Grèce ? | Athila Kalogridi et Domitille Nicolet


Mémoire des luttes


Focus juridique

  • Au nom des héritières : l’inutile disposition de la loi « séparatisme » | Marc Pichard


Ont collaboré à ce numéro :

Véronique Baudet-Caille, Solange Bidault, Emmanuel Blanchard, Michèle Bornarel, Pauline Boutron, Anne Brunner, Violaine Carrère, Christophe Daadouch, Ali El Baz, Nathalie Ferré, Nicolas Fischer, Daniel Gros, Patrick Henriot, Jérôme Host, Dominique Huynh, Lola Isidro, Noura Kaddour, Claire Lévy-Vroelant, Danièle Lochak, Jean-François Martini, Antoine Math, Alain Morice, Eva Ottavy, Claire Rodier.

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N° 137, juin 2023, 52 pages, 12 € + frais d'envoi
ISSN (collection) : 0987-3260 / ISBN du numéro : 978-2-38287-170-6 (papier, PD137), 978-2-38287-171-3 (ebook, PD137E)

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Dernier ajout : mercredi 31 janvier 2024, 17:24
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