Article extrait du Plein droit n° 141, juin 2024
« Travailler au péril de sa santé »
Travailleurs et travailleuses de première ligne
Nathalie Ferré et Violaine Carrère
Gisti
« De première ligne », c’est l’expression utilisée, pendant la période Covid, pour parler de celles et ceux qui ne pouvaient télétravailler et qui étaient donc les premières personnes exposées à ce risque biologique. Parmi elles, il y avait une part importante de travailleurs et travailleuses de nationalités étrangères : on pense au secteur hospitalier, évidemment, mais aussi aux préparateurs de commandes, aux « ubérisés », aux aides à la personne, ou aux ouvriers agricoles, pour ne prendre que quelques exemples.
Mais si l’expression « de première ligne » est ici reprise, pour présenter ce dossier consacré aux conditions de travail, de santé et de sécurité des personnes étrangères, c’est pour traduire leur plus large exposition aux risques professionnels. Plus que les Français·es, en effet, elles sont exposées à des conditions de travail difficiles (pour ne pas dire plus) ; l’extranéité constitue un facteur de suraccidentalité, comme l’a montré, dans de nombreux ouvrages et articles, Annie Thébaud-Mony, dès les années 1990 [1]. Les données épidémiologiques, commentées par Émilie Counil et Anne Gosselin, s’inscrivent dans la continuité de ces travaux : le risque de survenance d’un accident de travail ou d’une maladie professionnelle est plus intense pour les travailleurs étrangers. Les données sont analysées sous l’angle des inégalités sociales de santé. Se mêlent divers facteurs, comme le manque de qualification pour le métier exercé, des formes atypiques d’emploi, ou encore le recours à la sous-traitance, les employeurs cherchant à se déresponsabiliser en externalisant, en même temps que le travail lui-même, les risques professionnels. La recherche menée dans ce domaine met en évidence que le recours à l’emploi précaire renforce les logiques d’externalisation et d’invisibilisation des risques professionnels.
Cette surexposition professionnelle n’est pas nouvelle. L’histoire de l’immigration de travail en a abondamment fait état. Les besoins de main-d’œuvre ont conduit hier les travailleuses et travailleurs étrangers vers le secteur minier, la construction, la confection, les industries métallurgique, automobile ou textile, secteurs où le travail est pénible et souvent dangereux. Un siècle plus tard, on retrouve les travailleurs et travailleuses étrangères, qu’ils et elles aient ou non des papiers, toujours largement représentées dans certains secteurs d’activités plus que dans d’autres. La situation administrative des personnes étrangères constitue indiscutablement, par ailleurs, un facteur aggravant face aux risques et aux conditions de travail dégradées ; c’est là un facteur de subordination renforcée, ou de sur-subordination, par rapport à l’employeur, avec des degrés différents de vulnérabilité selon que la personne travaille en étant déclarée ou non. À ces situations diverses que vivent les personnes travaillant sans papiers, sous alias ou avec un faux titre bricolé, doivent s’ajouter celles liées à la précarisation des cartes de séjour dont le renouvellement peut poser problème ou être assujetti à l’obstacle de la dématérialisation, et celles liées au travail détaché, parfois abusif, que ce soit dans l’agriculture, l’industrie agro-alimentaire ou encore le transport routier, ou liées au salariat déguisé en auto-entreprenariat (comme c’est le cas pour les chauffeurs Uber ou les livreurs à domicile). Cet ensemble de situations variées produit les mêmes effets : accepter les métiers délaissés du fait des conditions de travail ou, pire, toutes les formes d’exploitation.
On peut noter, à ce propos, que la dégradation des relations de travail pour les étrangères et les étrangers se perçoit sur les revenus d’activité, puisque si le pourcentage de travailleurs et travailleuses ayant de faibles revenus d’activité est resté stable entre 2007 et 2018, il a explosé pour deux « catégories », les personnes étrangères et les habitant·es des quartiers prioritaires de la ville (QPV), avec parmi les hypothèses d’explication possibles, l’essor des pseudo indépendants et autres uberisés [2].
La permanence des expositions professionnelles
Selon une étude de la Dares réalisée en 2021 [3], les immigré·es exercent souvent des professions « liées à des contraintes physiques, des limitations physiques, des contraintes de rythme, du travail répétitif, des périodes de travail en dehors des plages de travail habituelles et un morcellement des journées de travail, ainsi que dans les professions en tension, c’est-à-dire les métiers rencontrant des difficultés de recrutement par manque de main-d’œuvre disponible ». Et, selon ce rapport, « plus les conditions de travail sont difficiles et plus la tension de recrutement est élevée, plus forte est la probabilité que l’emploi soit occupé par un immigré ». C’est le fameux « DDD », selon la formule anglo-saxonne, les emplois « dirty, difficult and dangerous ».
Dans son ouvrage récent, Nejma Brahim [4] décrit avec précision les conditions d’emploi et de travail de plusieurs sans-papiers dont elle raconte les trajectoires singulières. Grâce aux propos recueillis, on s’attarde sur les secteurs concernés et les fonctions occupées : cuisinier, employé dans une chaîne d’alimentation, manœuvre sur les chantiers, salarié agricole, agent de propreté dans les trains ou encore employée de maison. Ici, les risques de chute et d’ensevelissement, là des charges de travail extravagantes couplées avec des horaires et des formes d’emploi atypique (travail avec de fortes amplitudes horaires, de nuit, multi-sites, etc.), l’exposition aux pesticides, ou encore une forte exposition aux risques psychosociaux avec, notamment, dans le travail du care, les violences verbales et autres insultes racistes.
L’idée de consacrer un dossier de Plein droit à ces questions intervient, par ailleurs, dans un contexte particulier à double face : la réforme – une de plus, essentiellement répressive – du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile par la loi du 26 janvier 2024, et la promotion de la prévention des risques professionnels portée par les pouvoirs publics, avec la loi du 2 août 2021 [5]. Cette dernière entend, notamment, assurer une meilleure traçabilité des expositions en milieu de travail et lutter plus efficacement contre la désinsertion professionnelle quand les corps usés par l’activité ne permettent plus d’occuper les mêmes postes.
Force est de noter, à la lumière des débats parlementaires préalables à la loi précitée de 2024, dite loi Darmanin, et des prises de parole politiques, une présentation très dégradée des personnes migrantes. Cette dégradation de l’image a transité par la figure mise en avant du profiteur, de l’inactif ou encore du criminel en puissance. Le prétendu équilibre du projet de loi Darmanin originel, avec la création d’un nouveau titre « métiers en tension », n’a pas survécu : il avait un mérite, celui de reconnaître la place que les sans-papiers occupent dans les secteurs en tension, dans les fonctions les plus désertées et aux conditions de travail repoussoirs. Il ne reste du dispositif imaginé, et au doux parfum utilitariste, qu’un cas d’admission exceptionnelle au séjour, de plus relié aux métiers et professions en tension, soumis au pouvoir discrétionnaire des préfets et dépendant de fait pour partie, malgré les déclarations du ministre de l’intérieur sur « l’autonomie » des sans-papiers, du bon vouloir des employeurs. Cette image dégradée, largement instrumentalisée, des travailleurs et travailleuses immigrées ne résiste pas aux réalités du marché du travail. Les personnes travaillent, à tout le moins cherchent à travailler. Parce qu’elles sont le plus souvent venues dans cette intention et que, de toutes façons, elles n’ont pas le choix.
La promotion de la santé au travail ?
La loi précitée de 2021 entend promouvoir la santé et la sécurité au travail, avec une priorité à la prévention (plutôt qu’à la réparation). Il y a cet affichage politico-juridique et la réalité de terrain vécue par les travailleurs et travailleuses que leur situation administrative rend vulnérables. Pour ce public, que signifie concrètement la prévention, sachant qu’il est employé surtout dans des secteurs caractérisés à la fois par un large recours à la sous-traitance, le faible niveau de qualification, un nombre important de petites structures, « l’ubérisation », ou encore les difficultés de se mobiliser. La prévention ne constitue pas, pour ce public, une priorité… Quant à la lutte contre la désinsertion professionnelle, elle rencontre, en pratique, d’importants obstacles liés, en particulier, à l’absence de qualification des personnes, sans oublier les résistances patronales. Les médecins du travail, qui interviennent dans des secteurs comme la propreté, en font le triste constat. Et, plus largement, l’application des règles du code du travail souffre d’un déficit d’effectivité dans la plupart des secteurs à forte présence de travailleuses et travailleurs étrangers. Ces secteurs sont, en particulier, confrontés au phénomène de sous-déclaration des accidents du travail et de non-reconnaissance des maladies professionnelles. De surcroît, quand on n’a pas de papier, si se prévaloir de l’assurance accidents du travail et maladies professionnelles (AT/MP) est possible juridiquement, accéder de fait à ces droits est un parcours du combattant [6]. Enfin, l’effectivité de ces droits devient plus que problématique lorsque les problèmes résultant d’un accident du travail, ou la révélation d’une maladie professionnelle, n’apparaissent qu’une fois de retour au pays d’origine…
La santé au travail comme élément déclencheur de la mobilisation
Si les accidents du travail révèlent les dures conditions de travail et le haut niveau des expositions professionnelles, dans le même temps ils servent parfois de point de départ à des mobilisations et contribuent à les légitimer : ils favorisent l’intervention des agents de l’inspection du travail et renforcent l’action syndicale. Des mouvements sociaux de sans-papiers ont quelquefois mis en exergue des situations multi infractionnelles du fait des employeurs, comme le non-respect de la réglementation santé et sécurité au travail : exposition aux produits toxiques sans système d’aération pour les coiffeuses et coloristes du 57 boulevard de Strasbourg à Paris (2014) ; violation des règles élémentaires en matière de travail en hauteur et de protection face au plomb et à l’amiante pour les travailleurs du chantier d’un bâtiment situé avenue de Breteuil (2019), pour ne prendre que ces deux affaires médiatisées, dont Plein droit a rendu compte [7].
Notes
[1] Voir sa bibliographie sur www.cairn.info
[2] Noémie Le Toullec, « Qui sont les travailleurs à bas revenus d’activité et quelles sont leurs situations sur le marché du travail ? », Dares Analyses, n° 25, avril 2024.
[3] Aurore Desjonquères Bertrand Lhommeau, Moustapha Niang, Mahrez Okba, « Quels sont les métiers des immigrés ? », Dares Analyses, n° 36, juillet 2021.
[4] Nejma Brahim, 2 € de l’heure. La face cachée de l’intégration à la française, Seuil, 2024.
[5] Loi n° 2021-1018 pour renforcer la prévention en santé au travail.
[6] Voir Pierre Rogel et Stéphanie Séguès, « L’accident du travail : généalogie de pratiques discriminatoires », Plein droit, n° 135, décembre 2022.
[7] Voir Maryline Poulain, « Mafia et traite boulevard de Strasbourg », Plein droit, n° 113, juin 2017 ; « Le procès de la traite », Plein droit, n° 119, décembre 2018, et « Les discriminations raciales systémiques enfin condamnées », Plein droit, n° 124, mars 2020. Voir aussi « Plein droit ouvrier », Plein droit, n° 135, décembre 2023.
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