Article extrait du Plein droit n° 86, octobre 2010
« Santé des étrangers : l’autre double peine »
30 ans de régressions dans l’accès aux soins
Caroline Izambert
Doctorante à l’EHESS, membre du collectif Cette France-là
À partir du début des années 1970, la question de l’accès à la sécurité sociale et plus spécifiquement à l’assurance maladie des personnes étrangères fut à l’intersection entre deux champs des politiques publiques qui connaissaient alors des évolutions majeures et en apparence contradictoires. D’un côté, les politiques d’immigration connaissaient une reformulation dans le sens de la fermeture des frontières à l’immigration de travail [2] ; de l’autre, le processus de généralisation de la Sécurité sociale se poursuivait. Si, à sa création, la Sécurité sociale fut présentée comme ayant vocation à être universelle, le choix d’une affiliation prioritairement sur critères socioprofessionnels avait laissé certaines populations hors du système assurantiel. Les étrangers sans activité professionnelle et ne pouvant faire valoir le statut d’ayant droit, les chômeurs au-delà de leur maintien de droits par exemple, faisaient partie de ces oubliés de la couverture sociale. En 1978, la loi sur l’assurance personnelle était censée palier ce manque et permettre à tous ceux ne relevant pas du régime général de s’affilier moyennant une cotisation proportionnelle aux revenus. C’est par voie de circulaire que furent prises les mesures cruciales concernant les étrangers [3]. Une circulaire du ministère de la santé du 17 octobre 1978 instaura une condition de régularité pour l’accès à l’assurance personnelle : ne pourront adhérer que les personnes pouvant justifier de 3 mois de séjour régulier en France. La mesure connaissait un précédent : en 1975, une condition similaire avait été imposée aux femmes voulant se voir pratiquer une IVG. La justification affichée de ces restrictions était d’éviter d’accorder un accès aux soins à des personnes venues en France dans le but de se faire soigner. Mais l’exception qu’elles mirent en place conduisit à une modification des pratiques des caisses primaires d’assurance maladie (CPAM), qui se voyaient confier une tâche de contrôle de la régularité du séjour. À partir du début des années 1980, de plus en plus de personnes qui demandèrent l’affiliation au régime général au titre d’ayant droit se la virent refuser car elles ne purent produire de titre de séjour. Les épouses de travailleurs rentrées en France en dehors de la procédure de regroupement familial furent les premières affectées par cette pratique illégale. Comme le dénonça à de multiples reprises le Gisti, un glissement s’opérait du contrôle d’une condition de résidence à celui d’une condition de régularité.
Le « verrouillage » de la sécurité sociale
Parallèlement, le glissement fut légitimé par les conclusions d’un certain nombre de rapports produits par des hauts fonctionnaires. Ceux-là travaillèrent à faire rentrer dans le sens commun administratif l’idée que l’ensemble des prestations sociales devait uniquement être réservé aux personnes en situation régulière. En janvier 1981, dans la section « protection sociale » du rapport sur l’immigration de l’ENA, coordonné par Gilles Johanet, futur directeur de la Caisse nationale d’assurance maladie (Cnam), l’une des recommandations enjoint à « interdire aux étrangers en situation irrégulière l’accès au système de protection sociale ». L’idée procède « d’une volonté de cohérence : un gouvernement peut-il admettre que les règles d’accès méconnaissent les objectifs de sa politique migratoire ? ». Et si les auteurs reconnaissent que la mesure pourrait occasionner « des cas d’urgence graves et coûteux ou aller à l’encontre de la prévention sanitaire et de la lutte contre les épidémies », ils considèrent que ses effets censément dissuasifs sur les flux migratoires et les économies qu’elle devait permettre, la justifient amplement. C’était également un moyen de « mettr[e] fin aux pratiques arbitraires de contrôle de la régularité du séjour par des caisses de sécurité sociale »… en les légalisant. La proposition de « verrouillage » de la sécurité sociale fut reprise dix ans plus tard dans le premier rapport du Haut Conseil à l’intégration.
Ainsi, quand la loi du 24 août 1993 (dite loi Pasqua) exclut les étrangers en situation irrégulière de la sécurité sociale, la mesure était confortée par une décennie de travail de justification de son bien-fondé et de pratiques illégales. Par la suite, la décision fut approuvée par le Conseil constitutionnel et ce principe ne fut plus remis en cause à l’Assemblée.
Ces restrictions et la mise en place d’obstacles systématique pour l’obtention d’une couverture médicale pour les personnes étrangères pauvres au statut administratif précaire ont affecté – dès le courant des années 1980 – l’accès aux soins des personnes. Peu à peu, elles rejoignirent les rangs de plus en plus nombreux des populations pauvres qui, dans un contexte de chômage croissant, se retrouvèrent exclues de toute couverture maladie et restèrent cantonnées dans des dispositifs relevant plus de l’humanitaire que d’une couverture médicale durable. Cette exclusion fut renforcée par le fait que le système d’assurance personnelle se révéla inefficace à prendre en charge les plus pauvres : l’affiliation n’était pas automatique et la cotisation obligatoire. Selon Bruno Palier : « L’histoire de l’extension du système français de protection sociale est l’histoire de sa fragmentation, qui contribue au maintien voire au renforcement des stratifications sociales » [4]. Et ce n’est pas un hasard si, en 1986, Médecins sans frontières et Médecins du monde, dont l’action humanitaire était jusque-là exclusivement dirigée vers l’international, ouvraient des dispensaires en France. Sur le front étatique, les populations précaires relevaient de l’aide sociale qui comportait un volet aide médicale, décliné de trois façons : l’aide médicale d’État réservée aux personnes sans domicile fixe, l’aide médicale hospitalière et l’aide médicale pour soins de ville. Depuis la loi de décentralisation de 1984, les deux dernières sont de la compétence des départements. Selon l’analyse d’Estelle Carde, l’aide médicale « contrairement à la sécurité sociale, est un droit subjectif, c’est-à-dire qu’il est apprécié en fonction de la situation individuelle au lieu d’être défini de façon universelle selon une catégorie juridique » [5]. L’égalité de traitement sur le territoire n’était pas assurée et les pratiques variaient fortement d’un département à l’autre. Les disparités étaient particulièrement fortes pour obtenir un suivi médical régulier, certains conseils généraux ayant mis en place un système de bons à récupérer au coup par coup pour accéder aux consultations externes des hôpitaux. La loi du 29 juillet 1992 permit une certaine harmonisation : elle assurait la prise en charge des cotisations à l’assurance personnelle pour une partie des bénéficiaires de l’aide sociale, un barème de ressources était désormais utilisé pour déterminer l’accès aux aides, et la possibilité pour les personnes en situation irrégulière d’en bénéficier était rappelée.
Porte étroite
Mais la loi Pasqua de 1993 réduisit également l’accès des étrangers en situation irrégulière à l’aide sociale : en matière d’accès aux soins, ils ne purent désormais plus accéder qu’à l’aide médicale hospitalière. Pourquoi avoir sauvegardé cette possibilité pour les personnes en situation irrégulière alors que l’ensemble des possibilités de couverture médicale était démantelé ? Ce maintien d’une étroite porte d’entrée à l’hôpital répondait à plusieurs objectifs.
Politique d’abord, la droite au pouvoir à cette époque trouve là un moyen de se distinguer de l’extrême droite. C’est Charles Pasqua lui-même qui défendit la mesure à l’Assemblée pour son caractère « humanitaire » [6]. Juridique ensuite : supprimer toute possibilité d’accès aux soins pour les personnes en situation irrégulière aurait été en contradiction trop ouverte avec les engagements internationaux de la France et la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Par exemple, la convention n° 118 de l’Organisation internationale du travail (OIT), qui a été ratifiée par plus de 37 pays – parmi lesquels la France en 1974 – pose qu’en matière de sécurité sociale « l’égalité de traitement doit être assurée sans condition de résidence » entre travailleurs nationaux et nonnationaux [7]. Dans une décision du 22 janvier 1990 portant sur la possibilité, pour les étrangers, de bénéficier d’une prestation non contributive, le Conseil constitutionnel avait rappelé que ce principe d’égalité avait valeur constitutionnelle [8].
Objectif idéologique au final : avec ce maintien, il s’agissait d’entretenir l’image d’un système de soins français généreux, performant et égalitaire, offrant un contrepoint à la répression de l’immigration irrégulière. En 1998, le rapport du Haut Conseil à l’intégration proclamait qu’en matière de protection sociale, « l’égalité des droits est désormais largement assurée » estimant que « les critères de régularité en matière de protection sociale ne présentent pas de caractère discriminatoire ». Le texte de 1993 est à cette occasion qualifié de loi d’« équilibre ». La confusion est entretenue entre le droit à une véritable couverture médicale, permettant un accès à la médecine de ville, aux spécialistes, à la prévention, et le fait, en cas d’urgence médicale, de pouvoir recevoir des soins gratuits.
Dans les faits, à l’intérieur du droit et de la médecine d’exception réservés aux plus pauvres, une catégorie a été de plus en plus nettement différenciée jusqu’au statut d’exception : les étrangers en situation irrégulière. La ré- forme de la couverture médicale universelle (CMU), en 1999, a permis aux inactifs pauvres de sortir du champ de l’aide médicale pour rejoindre celui de l’assurance- maladie. Sa mise au point a ouvert une fenêtre d’opportunité pour mettre fin à l’exclusion des sans-papiers de l’assurance maladie. Rendu en août 1998, le rapport Boulard, du nom du député socialiste de la Sarthe qui proposa la loi sur la CMU, suggérait de revenir sur les dispositions de la loi de 1993 : « Ne faut-il pas mettre en oeuvre le seul critère de résidence durable pour ouvrir le droit à l’affiliation au régime de base et l’accès à la couverture complémentaire ? ».
Cette proposition fut soutenue par un certain nombre d’associations organisées depuis 1995 dans un interassociatif : l’Urmed (Urgence malades étrangers en danger). On retrouvait parmi elles des associations de lutte contre le sida comme Act Up-Paris, Aides ou Arcat, et des associations de défense des droits des étrangers comme le Gisti, la Cimade… Le corps médical y était également représenté – Médecins du monde ou encore le Comede – ce qui lui donnait une audience supplémentaire. Cette coalition était renforcée par une victoire récente qui avait abouti à la satisfaction de ce qui avait été la première revendication de l’Urmed : en 1997, avait été votée une loi qui protégeait les étrangers malades contre l’éloignement, et en 1998, était mis en place un droit au séjour pour soins.
Pourtant, l’ampleur de la mobilisation ne suffit pas à battre en brèche la nouvelle doxa qui voulait que la sécurité sociale soit réservée aux personnes en situation régulière. Dans l’hémicycle, Jean-Claude Boulard devenu rapporteur de la loi CMU revint sur la proposition du rapport : « Le critère de régularité de la résidence est aujourd’hui applicable pour l’affiliation au régime de base. Il n’a pas semblé opportun de le modifier. » Une seule population était donc exclue du nouveau dispositif : les étrangers en situation irrégulière pour lesquels était maintenue l’aide médicale d’État (AME) alors que disparaissait l’aide médicale départementale. Un système dual se mit alors en place qui subsiste jusqu’à aujourd’hui : l’immense majorité des personnes pauvres, Français et étrangers résidents en situation régulière, soit plus de 4 millions de personnes, bénéficient actuellement de la CMU pour la base et la complémentaire, tandis qu’environ 200 000 personnes en situation irrégulière restent à l’AME [9], une prestation sociale qui cumule les faiblesses. L’aide médicale se révèle particulièrement complexe du point de vue de la gestion : son coût est pris en charge par l’État qui rembourse chaque année la Cnam. Le dispositif est systématiquement sous-doté, la dette de l’État augmentant constamment, ce qui ne manque pas de fragiliser le système. Complexe, l’AME ne l’est pas moins pour les bénéficiaires. D’une part, la précarité administrative dans laquelle ont été placés bon nombre d’étrangers du fait de la multiplication des réformes des lois encadrant l’entrée et le séjour des étrangers les contraint à des passages successifs de la CMU à l’AME, mettant en péril la continuité des soins. De l’autre, l’AME est soumise à une condition de ressources : ne peuvent en bénéficier que les personnes dont les revenus sont inférieurs à 600 euros par mois. Pour tous les travailleurs sans papiers dont les revenus dépassent cette somme, aucune couverture n’est accessible.
Sur le terrain législatif, l’AME est régulièrement attaquée. En 2002 et 2003, pendant les débats autour des lois de finances rectificatives, plusieurs dispositions furent votées qui rendirent plus difficile l’accès à la prestation sociale : le paiement d’un ticket modérateur est désormais prévu par la loi – les décrets d’application ne sont jamais sortis – et les demandeurs doivent désormais prouver au moins 3 mois de présence ininterrompue sur le territoire. Depuis quelques années, l’AME se substitue à la sécurité sociale pour de nouveaux bénéficiaires. Avec l’entrée de la Bulgarie et de la Roumanie dans l’Union européenne en 1997, la perspective de devoir intégrer à la CMU certains migrants comme les Roms a amené les caisses a désormais considérer les communautaires pauvres comme des irréguliers et à les basculer à l’AME.
Les années passant, l’AME se révèle être un dispositif d’accès aux soins pour les indésirables, contribuant à une « institutionnalisation de l’humanitaire allant à l’encontre de l’édification d’un droit aux soins pour toute personne résidente [10] » comme l’avaient redouté les associations lors de sa mise en place. En 2009, 89 % des patients reçus dans les centres de Médecins du monde en France étaient étrangers contre 71 % en 1999.
Avertissement
Depuis plus de 30 ans, la légitimation progressive de la conditionnalité de régularité pour l’accès à la sécurité sociale et depuis 1999, la mise en place d’un système de couverture médicale « spécial sans-papiers », permettent aux gouvernements successifs de mettre en scène une certaine coordination entre la main gauche de l’État – celle qui exerce l’autorité, les finances, la police… – et sa main droite – qui assume ses fonctions sociales, pour reprendre la distinction proposée par Pierre Bourdieu [11]. D’un côté, en maintenant l’exclusion des personnes en situation irrégulière de l’assurance- maladie, ils peuvent poursuivre sur le terrain de la couverture médicale ce qu’ils ont engagé dans leur politique d’accès au séjour : l’introduction successive dans la loi de restrictions de plus en plus nombreuses qui leur donnent l’occasion de faire la démonstration de leur propre efficacité. De l’autre, en maintenant l’existence même de la prestation, ils trouvent une ressource pour répondre aux associations et à la société civile : « Regardez, nous ne sommes pas aussi cruels que vous le dîtes, nous continuons à les soigner » et ainsi sauvegarder la fiction d’une politique ferme mais humaine.
La mise en place d’un régime d’exception pour l’accès aux soins d’un segment de la population rappelle à chacun qu’être soigné n’est pas forcément un droit absolu, que celui-ci peut être conditionnel et partiel. Et cet avertissement prend tout son sens dans un contexte de fragilisation de la sécurité sociale et de restrictions des prestations de l’assurance- maladie justifiées par des discours étroitement comptables et une culpabilisation systématique des patients.
Notes
[1] Merci à Patrick Mony pour le temps qu’il m’a accordé et l’accès à ses archives.
[2] Sur ce travail de reformulation : Sylvain Laurens, Une politisation feutrée. Les hauts fonctionnaires et l’immigration en France, Belin, 2009.
[3] Sur l’usage des circulaires : Alexis Spire, Étrangers à la carte, Grasset, 2005, p.13.
[4] Bruno Palier, Gouverner la Sécurité sociale, PUF, 1995.
[5] Estelle Carde, « Quinze ans de réforme de l’accès à une couverture maladie des sanspapiers : de l’Aide sociale aux politiques d’immigration », Mouvements, n° 59, mars 2009.
[6] Débats à l’Assemblée nationale, séances du 15 juin 1993, Journal Officiel, p. 1617.
[7] Voir le cahier juridique du Gisti, La protection sociale des étrangers par les textes internationaux, 2e éd., décembre 2008, p. 18-25.
[8] Sur cette décision : Gisti, Accès aux soins des étrangers : entre discriminations et inégalités, Actes de la journée du 15 octobre 2003.
[9] Pour une analyse plus approfondie, voir Didier Maille et Adeline Toullier, « Les dix ans de la CMU. Un bilan contrasté pour l’accès aux soins des migrants », Hommes et migrations, n° 1282, novembre-décembre 2009.
[10] Groupe protection sociale du Gisti, « Santé, le traitement de la différence », Hommes et migrations, n° 1225, mai-juin 2000.
[11] Pierre Bourdieu, La Misère du monde, Le Seuil, 1993, p. 343.
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