Article extrait du Plein droit n° 96, mars 2013
« Du service au servage »
Les marchés aux domestiques
Mathilde Blézat
Gisti
De sombres vagues succèdent aux monts caucasiens. Des dizaines d’heures durant, la mer Noire défile sur la droite. Les passager·e·s du bus sont presque exclusivement des femmes, Géorgiennes, entre 20 et 60 ans. Elles ont laissé leur famille au pays et ne rentreront pas avant plusieurs mois voire des années. Premier départ pour certaines, elles glanent des contacts, des conseils et des histoires vécues auprès de celles qui, depuis longtemps, astiquent l’argenterie et s’occupent des vieux et des enfants des beaux quartiers d’Istanbul. Après 25 heures de route, l’urbain tentaculaire d’Istanbul s’ouvre enfin à nous. Les zones industrielles, les barres de béton et les autoroutes urbaines n’en finissent plus. La Marmara remplace la mer Noire, les cargos rôdent toujours. Nous n’arriverons que trois heures plus tard au port d’attache, l’Emniyet garaj, petite gare routière où se chargent et se déchargent, dans la fièvre moite de l’été stambouliote, les bus pour l’Azerbaïdjan, l’Arménie, la Géorgie, les Balkans, l’Iran ou l’Irak. Sur le pas de la gare, une rue parsemée d’hôtels de passe bon marché, des femmes aux accents slaves et des hommes au regard hagard. Un îlot devant un fast-food sert de point de rencontre entre prostituées et clients.
Nous sommes à Aksaray, l’un des grands quartiers de migrant·e·s, qui abrite des magasins de textile de gros, des dizaines de taxiphones, des restaurants clandestins à clientèle subsaharienne et le centre de rétention de Kumkapi. Les rues chantent en persan, arabe, wolof, ouzbek, kurde ou moldave jusqu’au quartier de Laleli. Là, le Dada Otoparki sert de base multifonction au marché des domestiques moldaves. C’est ici qu’arrivent les minibus en provenance de Chisinau avec à leur bord les femmes, en majorité d’origine Gagauz [1], qui viennent pour travailler. Le dimanche, ce parking sert de lieu de rencontre entre ces femmes et les employeuses à la recherche d’une bonne pour occuper le rôle de femme au foyer à leur place. C’est aussi là que les réseaux de solidarité entre domestiques moldaves se tissent, et que les nouvelles venues peuvent rencontrer les personnes dont elles avaient les contacts avant de partir. Il n’est pas meilleur·e intermédiaire pour trouver du travail qu’une travailleuse domestique déjà installée, au fait des agissements de telle patronne ou de tel patron, et des stratégies à adopter. Les femmes qui souhaitent rentrer au pays pour des vacances peuvent ainsi se faire remplacer par les nouvelles arrivantes.
De l’autre côté de la Corne d’Or, derrière la colline de Beyolu, Kurtulu est l’autre grand quartier des Subsaharien·ne·s de la métropole stambouliote. Restaurants, salons de coiffure et églises évangéliques sont cachés dans les caves. Mais c’est aussi l’un des derniers quartiers à abriter les communautés arménienne, grecque et assyrienne. L’Église catholique italienne est située au même endroit que Caritas, une association humanitaire qui vient en aide aux demandeurs d’asile et réfugié·e·s – principalement aux chrétien·ne·s d’Irak, les Assyro-chaldéen·ne·s [2]. À l’inverse des travailleuses domestiques originaires des anciens pays du bloc soviétique qui viennent uniquement pour travailler, les domestiques chrétiennes d’Irak sont des réfugiées en transit avec leurs familles. Elles cherchent à subvenir à leurs besoins pendant l’examen de leur demande d’asile. À l’occasion de la messe du dimanche, les prêtres servent d’intermédiaires entre ces jeunes irakiennes et les familles assyriennes et arméniennes aisées d’Istanbul. L’église n’est pas seulement le lieu où les réfugié·e·s trouvent un logement, de la nourriture ou des vêtements, mais aussi la place du marché aux domestiques chrétiennes.
Hiérarchie de bonnes
Ce n’est qu’au cours des vingt dernières années que le secteur du travail domestique a commencé à se développer en Turquie. Ce secteur est aujourd’hui en pleine expansion et s’institutionnalise, comme en témoignent le nombre d’agences privées informelles et la multitude de femmes étrangères qui migrent vers Istanbul dans ce but [3]. Avant l’arrivée des migrantes, les classes moyennes et aisées urbaines employaient des villageoises turques ou kurdes dont les familles avaient migré dans les grandes villes à partir des années 1950 et avaient besoin de revenus supplémentaires [4]. Or les hommes ne les laissaient travailler hors de la sphère familiale qu’à certaines conditions : ménage dans le voisinage ou chez des proches et en journée. Aussi, les Turques travaillant dans ce secteur font, aujourd’hui encore, essentiellement des ménages et ne sont que rarement des live-in carers, vivant au domicile de leurs patron·ne·s et chargées d’un large éventail de tâches domestiques (nettoyage, cuisine, soin, éducation, assistance).
Le live-in care touche autrement plus à l’intime et brouille la frontière entre employée et employeuse. Une employée de maison idéale ne doit avoir ni horaires stricts, ni vie hors celle du foyer dans lequel elle travaille. Les employeuses préfèrent ainsi les étrangères, venues pour travailler sans enfant ni mari ; elles n’ont pas les moyens de louer un appartement et peuvent par conséquent dédier tout leur temps à leur emploi. La demande en employées de maison étrangères a explosé au cours des dix dernières années du fait de l’augmentation du salariat des femmes des classes moyennes et supérieures urbaines, de l’élargissement de la classe moyenne urbaine et de la carence en services sociaux étatiques pour les enfants en bas âge et les personnes âgées. En outre, avoir une domestique à domicile est un signe fort de prestige familial et d’ascension sociale.
Aujourd’hui, les travailleuses domestiques étrangères d’Istanbul sont en majorité des Moldaves Gagauz, car elles ont été les premières à y migrer au milieu des années 1990. Il y a aussi de nombreuses Bulgares, Géorgiennes, Azéries, Ukrainiennes ou Ouzbeks, mais toutes ne sont pas logées à la même enseigne. En effet, le secteur du travail domestique turc est extrêmement stratifié et hiérarchisé ; les variables de classe, d’origine nationale et de statut migratoire sont déterminantes dans les différences de traitement entre bonnes.
Les employeuses se basent tout d’abord sur des préjugés et des critères physiques quand elles choisissent leurs bonnes. Ces dernières ne doivent être ni trop jeunes ni trop âgées, avoir un certain niveau d’éducation, des diplômes, une bonne connaissance du turc, mais aussi et surtout un physique « qui inspire la confiance et la compétence » [5].
Le pays d’origine a une grande importance car il détermine la position au sein du secteur. Les nounous anglaises sont embauchées par l’aristocratie – fantasmant sur des bonnes aux bonnes manières – et se situent tout en haut de l’échelle sociale des domestiques étrangères. Juste en dessous, les Philippines sont employées dans les classes aisées du fait de leur bonne connaissance de l’anglais, et par conséquent, de leur capacité à faciliter la réussite des rejetons dans le monde des affaires. La classe moyenne et moyenne supérieure emploie les Moldaves, pour leur niveau d’éducation élevé (nombre d’entre elles ont des diplômes d’ingénieur, médecin ou infirmière et se déclassent en migrant) et sur la base de préjugés racistes de « modernité » et de « civilité », par rapport aux villageoises turques ou kurdes. Dans les échelons inférieurs du travail domestique se trouvent les Bulgares turcophones et toutes celles qui, arrivées plus récemment que les Moldaves, ont des réseaux moins développés et maîtrisent moins le turc : Géorgiennes, Azéries, Ouzbeks, Arméniennes… Les Irakiennes assyro-chaldéennes ont, quant à elles, une position à part dans la hiérarchie des travailleuses domestiques puisqu’elles bénéficient d’une « niche » réservée, celle de la communauté chrétienne assyrienne stambouliote [6].
Impossible légalité
Le régime des travailleuses domestiques est régi par des lois datant de 2003. Avant la loi du 27 février 2003 sur les permis de travail des étrangers, il leur était interdit de travailler dans le secteur domestique en Turquie [7]. Cette loi a aussi fait du ministère du travail et de la sécurité sociale la seule instance qui délivre des permis de travail aux non-nationaux. Dans les faits, une proportion très infime des travailleuses domestiques étrangères a demandé et obtenu un permis de travail car la procédure est complètement déconnectée des réalités du fonctionnement du secteur : la demande doit être faite au consulat de Turquie, dans le pays d’origine. Dans le même temps, l’employeur ou l’employeuse potentielle doit déposer une demande auprès du ministère du travail et de la sécurité sociale et préciser les raisons de l’embauche de cette personne en particulier. De 2003 à 2005, aucune demande de ce type n’a été déposée [8]. Cette loi n’a pas régularisé ces travailleuses. En revanche, l’explosion du secteur a provoqué la prolifération des agences (illégales) d’emploi spécialisées dans le recrutement des bonnes étrangères, ainsi que celle des intermédiaires informel·le·s, qui endossent ce rôle au gré des circonstances ou de façon plus systématique.
Qu’elles soient d’Europe de l’Est ou plutôt du Caucase et d’Asie centrale, les travailleuses domestiques entrent généralement en Turquie par la route, avec un visa touristique dont la durée varie selon les nationalités entre un et trois mois. Elles commencent à travailler et leurs visas expirent. Si elles sont arrêtées, elles risquent l’expulsion. Sinon, elles s’acquittent, quand elles rentrent au pays, d’amendes de dépassement de visa, plus ou moins élevées selon la durée de présence irrégulière en Turquie. Afin d’éviter ces amendes, certaines femmes mariées en Moldavie divorcent à leur retour et font renouveler leur passeport sous leur nom de naissance. Celles qui ont trop d’amendes ne rentrent plus et se contentent d’envoyer des marchandises et de l’argent à leurs familles par bus.
Une des stratégies qui étaient utilisées par les femmes migrantes avant la réforme de la loi relative à la citoyenneté turque en 2003 était le mariage « blanc » avec un Turc, car cela offrait la possibilité d’acquérir la nationalité turque immédiatement après le mariage. L’amendement de 2003 a clairement eu pour objectif de contrer les mariages blancs des travailleuses domestiques, en imposant une période de trois ans de vie maritale commune avant de pouvoir obtenir la citoyenneté. En 2003, 902 Moldaves l’ont obtenu contre 14 seulement en 2004 [9].
Arbitraire
L’immense majorité des migrantes domestiques n’ayant pas l’autorisation de travailler, les conditions de travail sont laissées à l’arbitraire de leurs employeurs. Même si la relation s’est établie par le biais d’une agence et qu’un contrat est signé, celui-ci n’a aucune valeur juridique, l’agence n’étant pas enregistrée légalement. De plus, il ne mentionne généralement ni horaires ni jours de repos, pas plus que le salaire ou les tâches assignées… En général, seule figure la possibilité pour l’employeuse de demander le remplacement de la travailleuse, si elle n’est pas satisfaite du travail fourni. Satisfaite ou remboursée, travailleuses domestiques jetables, le service après-vente est assuré.
Ces femmes vivent très souvent une situation de quasi-enfermement. Elles sont mobilisées en permanence pour le travail domestique et n’ont pas plus d’un jour de repos par semaine. En outre, elles sortent peu par crainte d’être arrêtées par la police pour défaut de papiers en règle. Les préjugés de la société (les Slaves sont des « Natachas », des prostituées) les exposent particulièrement aux contrôles d’identité au faciès. Elles sont donc invisibles dans la ville, d’autant que leurs réseaux de solidarité ne sont pas encore très développés, même si elles s’organisent informellement sur des bases affinitaire et communautaire.
La combinaison entre confinement sur le lieu de travail, statut irrégulier et invisibilité sociale des travailleuses domestiques étrangères favorise fortement les abus de la part de leurs employeurs et de leur famille : salaires impayés, horaires interminables et continuellement flexibles, disponibilité totale, violences verbales et physiques, abus sexuels, humiliations, restrictions en nourriture et en eau, confiscation des papiers d’identité. Tout cela peut rester longtemps dissimulé dans le huis clos du foyer. D’autant que, plus que dans tout autre type d’emploi, les frontières professionnel-privé sont complètement brouillées. L’employée de maison peut facilement subir un chantage affectif poussé car l’employeuse crée une relation affective avec elle. Elle fait « partie de la famille », on peut donc tout lui demander, à n’importe quelle heure. En cas d’abus, il n’est pas aisé pour une travailleuse domestique de quitter son employeuse. La relation familiale qui la lie à son travail peut la culpabiliser ; de plus, les loyers sont très chers à Istanbul. Elle risque donc de perdre son travail et son logement en même temps. Au-delà de l’exploitation de ces femmes par des patronnes et patrons mal intentionnés, tout un système de politiques migratoires répressives précarise et invisibilise les travailleuses domestiques étrangères, en les maintenant dans une situation d’irrégularité.
Les Assyro-chaldéennes d’Irak sont semble-t-il, plus à l’abri des impayés ou des mauvais traitements, du fait que les intermédiaires, les prêtres, ont une autorité morale sur les fidèles qui les emploient. En revanche, le contrôle social est très fort au sein de la communauté. Les obligations morales sont oppressantes pour les femmes qui souhaiteraient ne pas se conformer à la norme. Le poids des valeurs morales et l’intensité des liens communautaires créent une grande solidarité mais maintiennent aussi très fortement les rapports de domination et d’exploitation. Ainsi les employées de maison originaires des anciens pays du bloc soviétique ont un jour de repos par semaine, quand les jeunes Irakiennes, qui travaillent dès l’âge de 13-14 ans, se plaignent de n’avoir qu’un jour de repos par mois et d’être corvéables à merci. Elles sont aussi très contrôlées par les hommes de leur famille, qui acceptent mal qu’elles travaillent, considérant cela comme moralement mauvais même si eux n’ont pas d’emploi. Ce n’est que pour assurer la survie de la famille qu’ils autorisent les femmes à sortir travailler et se rassurent en jugeant que ce bouleversement de la répartition (ou hiérarchie) des tâches entre les sexes n’est que temporaire.
Il y a toujours une femme au foyer…
L’évolution du rôle des femmes des classes moyennes et supérieures urbaines, qui sont entrées dans le salariat ou qui ont les moyens de payer une employée de maison, n’a pas été accompagnée – en Turquie ni dans la plupart des pays – d’une remise en cause de la division sexuelle du travail mais d’un simple déplacement. Ce n’est que par un effet d’ascension sociale que ces femmes peuvent s’affranchir du travail domestique non rémunéré et du confinement à l’intérieur du foyer. La condition de leur émancipation est de faire endosser ce rôle par d’autres femmes, qu’elles dominent socialement et qu’elles dirigent. En effet, le foyer a toujours besoin d’une bonne et ce sera toujours une femme, sous prétexte qu’elle est naturellement prédisposée à cette fonction domestique, travestie en relation salariale. Mais les frontières se brouillent rapidement et la femme employée pour accomplir des tâches domestiques devient peu à peu un membre de la famille et pas n’importe lequel : la femme au foyer du couple employeur, considérée réellement comme telle par ceux-ci [10]. Ses tâches sont élargies à toutes les sphères de la vie familiale, ses heures ne sont pas comptées et les jours de repos complets n’existent plus. De plus, par rapport à la femme au foyer traditionnelle (au sens de l’épouse qui n’a pas d’activité salariée), le salaire versé, même ridicule, permet d’asseoir la légitimité de l’exploitation par les chefs de famille et néanmoins employeurs.
Avec l’explosion du secteur du travail domestique, la reproduction de la division sexuelle du travail se double d’un rapport de race et de classe évident. Jusqu’à très récemment, les personnes qui s’acquittaient du travail domestique en Turquie étaient l’épouse, une femme de la famille ou une villageoise et non, comme en France depuis la fin du XIXe siècle, des femmes immigrées [11]. Ce sont aujourd’hui des étrangères sans papiers, originaires des pays post-soviétiques, qui se sont déclassées en migrant, et sont assignées aux services domestico-sexuels : travail domestique, soins, nettoyage et prostitution ; les passages de l’un à l’autre par une même femme immigrée, au gré des opportunités, sont fréquents à Istanbul.
Notes
[1] Minorité turcophone vivant en Moldavie.
[2] En 2005, il y avait entre 4000 et 5000 Assyro-chaldéen·ne·s d’Irak à Istanbul. Didem Danis, « A Religious Niche in the Domestic Work : Iraqi Christian Women in Istanbul », Mobilités au féminin, Tanger, 15-19 novembre 2005.
[3] Les domestiques étrangères sont en situation irrégulière et vivent généralement au domicile des personnes chez qui elles travaillent. Il n’est donc pas possible d’avoir une idée précise de leur nombre, d’autant que la Turquie ne différencie pas les entrées d’étranger.e.s par sexe.
[4] Ayse Akaln, « Hired as a Caregiver, Demanded as a Housewife : Becoming a Migrant Domestic Worker in Turkey », European Journal of Women Studies, 2007.
[5] Nihal Çelik, « Building Paths and Lives Through Migrant Networks : the Case of Post-Socialist Women Domestic Workers in Turkey », Journal of Mediterranean Studies, 2007.
[6] Danis, ibid.
[7] Loi n° 2007 de 1932, qui exclut les étranger·e·s de toute une série d’emplois.
[8] Çelik, Ibid .
[9] Selmin Kaska, « The New International Migration and Migrant Women in Turkey : The Case of Moldovan Domestic Workers, Land of Diverse Migrations », Challenges of Emigration and Immigrations in Turkey, 2009.
[10] Akaln, Ibid.
[11] Nasima Moujoud et Jules Falquet, Cent ans de sollicitude en France : Domesticité, reproduction sociale, migration et histoire coloniale, Agone, 2010.
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