Article extrait du Plein droit n° 0, mars 1987
« Libertés : le nouvel ordre « libéral » »
Des lois dites « sécuritaires »
Evelyne Picard et Chantal Solaro
Syndicat de la Magistrature
L’ampleur de la réaction qui avait accueilli le vote de la loi dite « sécurité liberté » a servi de leçon au gouvernement Chirac.
Pas question d’une grande loi pénale regroupant tous les aspects qu’Albin Chalandon voulait changer dans le Code pénal. Mais, des petites réformes dispersées afin d’éviter la mobilisation générale de ceux qui sont attachés aux libertés. Orfèvre en la matière, Alain Peyrefitte ne s’y est pas trompé qui, pendant les débats parlementaires, déclarait : « Vos quatre projets, Monsieur le garde des Sceaux, forment un tout cohérent… L’ampleur des réformes qu’ils comportent et la faiblesse relative des réactions qu’ils suscitent permettent de mesurer la gravité de la situation en matière de sécurité publique ».
De fait, le gouvernement de Jacques Chirac a très vite compté davantage sur l’effet d’annonce des mesures répressives sur une opinion publique confortée dans son sentiment d’insécurité par les déclarations alarmistes de la majorité que sur l’efficacité de la politique de prévention. Lorsqu’on n’est pas sûr des résultats de la politique économique, il est plus facile de jouer les matamores et de crier qu’on va « terroriser les terroristes ».
En tout cas, le gouvernement a exploité les sondages laissant apparaître la force du sentiment d’insécurité pour faire voter des projets qui restreignent durablement les libertés. L’analyse des lois sécuritaires montre qu’elles ont peu de chance de faire baisser l’insécurité quotidienne mais, en revanche, que les libertés de tous les citoyens sont atteintes.
La loi concernant le terrorisme : des risques de manipulation
S’il est évident que tout le monde est ému par les actes de terrorisme, il est bien plus difficile de définir ce qu’ils sont dans le code pénal. Pourtant, il existe un principe de notre droit, la légalité des délits et des peines, c’est-à-dire la « nécessité, pour le législateur de définir les infractions en termes suffisamment clairs et précis pour exclure l’arbitraire » (Conseil constitutionnel – 19-20 janvier 1981).
Personne n’ayant réussi à trouver une définition claire et précise de l’acte terroriste, la loi énumère une vingtaine de crimes et délits, allant de la destruction de voies de chemin de fer à l’homicide volontaire, qui deviennent terroristes s’ils sont commis « en relation avec une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur ».
Cela signifie que pourront être qualifiés de terroristes tout aussi bien une explosion meurtrière dans un lieu public que des manifestations de grévistes détruisant des voies ferrées. L’appréciation en sera entièrement laissée, dans un premier temps, au parquet, c’est-à-dire au Ministre de la Justice.
Une fois la qualification terroriste accolée à un acte, adieu les garanties habituelles de procédure : garde à vue pouvant se prolonger pendant quatre jours, perquisitions sans l’assentiment de la personne concernée, centralisation des poursuites à Paris, cour d’assises uniquement composée de magistrats professionnels, n’ayant pas besoin de motiver ses décisions, peine accessoire obligatoire d’interdiction de séjour… En revanche, les « repentis » pourront bénéficier d’atténuation de peines, voire d’exemption. En outre, les journalistes ne sont pas oubliés : on a ajouté à la loi sur la presse du 29 juillet 1881, une disposition punissant le délit « d’apologie d’une infraction qualifiée de terroriste ».
Cette loi est particulièrement perverse puisqu’elle joue sur l’horreur légitime des citoyens devant les attentats aveugles pour restreindre les garanties des justiciables. Il est à craindre que ce texte soit sans effet sur le terrorisme international qui dispose d’une logistique très sophistiquée et de militants prêts à tout, y compris au prix de leur vie. Mais on peut penser que ces procédures, dérogatoires au droit commun, seront employées pour poursuivre des militants indépendantistes ou des manifestants ayant commis des excès.
Un seul point positif dans cette loi. Elle prévoit l’indemnisation des victimes. Espérons que cette mesure sera aussi vite appliquée que celles qui toucheront les terroristes, vrais ou supposés.
Application des peines : on verrouille
L’individualisation des peines s’est progressivement mise en place depuis 1958 et la principale loi allant dans ce sens fut votée par le Parlement en 1975, sous le gouvernement de Jacques Chirac. Ce qui était bon en 1975 ne devait plus l’être en 1986. L’exposé des motifs de la nouvelle loi ne laisse aucun doute : les réformes intervenues depuis 1958 ont conduit, les premières à une érosion souvent excessive des peines…, les secondes à accorder un pouvoir trop important en matière d’application des peines à un homme seul : le juge de l’application des peines.
La loi répond à cette double préoccupation.
En premier lieu, comment lutter contre « l’érosion des peines » ?
En ce qui concerne les peines de réclusion à perpétuité, on avait beaucoup parlé d’une peine « incompressible ». Le souci de la discipline dans les prisons a conduit le gouvernement à renoncer à cette mesure, chacun s’accordant à penser que l’absence d’espoir amènerait certains condamnés à commettre des actes de violence incontrôlables. Cependant, le gouvernement a maintenu une « période de sûreté » que les cours d’assises pourront prononcer dans la limite d’une durée de 30 ans pour certains crimes. Durant cette période, le condamné ne peut bénéficier d’aucun aménagement de sa peine. Cette période pourrait être éventuellement réduite par la chambre d’accusation, mais après un délai minimum de 20 années de réclusion !
Le garde des Sceaux était particulièrement préoccupé par la possibilité, pour certains détenus, de cumuler trois réductions de peine (3 mois par an pour bonne conduite, 3 mois pour réussite à un examen et 3 mois pour gages exceptionnels de réinsertion), qui auraient pu faire bénéficier le condamné, détenu depuis plus de trois ans, de 9 mois de réduction de peine par an. Nous ne reviendrons pas sur la rareté d’un tel cumul, qui nécessiterait en particulier que le détenu réussisse un examen par an. En tout cas, cette possibilité semblait insupportable et les réductions de peine pour examen et pour gages exceptionnels ont été fondues en une seule pouvant être accordée à des détenus depuis plus d’un an pour « efforts sérieux de réadaptation sociale, notamment en passant avec succès un examen ». Cette réduction de peine est limitée à 2 mois ou 1 mois pour les récidivistes. En revanche, les réductions de peine pour bonne conduite ne sont pas touchées. La raison en est clairement affirmée dans l’exposé des motifs : cette réduction de peine là est une bonne mesure puisqu’elle « constitue un facteur essentiel du maintien de la discipline en prison ».
Tout est clair, la discipline dans les prisons vaut bien 3 mois d’érosion de peine par an mais la réadaptation sociale se contentera de 2 mois par an. On ne saurait remettre plus clairement en cause la politique d’individualisation de la peine et de réinsertion sociale des détenus. On revient à la conception de la peine de prison d’avant-guerre : la sanction l’emporte sur la volonté de réinsertion du condamné. Il s’agit d’abord de mettre les délinquants à l’écart, le retour dans la société ne préoccupe plus. La récidive était au bout de la route pour 50 % des détenus libérés. Quel résultat donnera la nouvelle loi ? Ce n’est certes pas elle qui protégera le mieux la société.
En second lieu, c’est le juge de l’application des peines (JAP) qui était dans le collimateur du gouvernement. Comment ? Un juge, seul et indépendant, décidant de réductions de peines, libérations conditionnelles et autres aménagements de peine ? C’est insupportable. Alors, on va introduire le parquet, hiérarchisé, soumis à l’autorité du garde des Sceaux, dans le circuit. Désormais, le parquet peut faire appel des décisions du JAP, du moins de celles qui entraînent la libération du détenu, et demander qu’elles soient examinées par le tribunal correctionnel.
Appel à sens unique, car le condamné, lui, ne peut pas s’adresser au tribunal après une décision du JAP refusant une de ses demandes.
Mise à l’écart pour les délinquants, méfiance vis à vis des juges. Mais, quelle conception de la société ce gouvernement a-t-il ?
Les deux derniers textes, relatifs aux contrôles d’identité et à la comparution immédiate sont tout aussi révélateurs de cette conception de la société : renforcement des pouvoirs de droit et de fait de la police, priorité donnée à une justice qui se veut exemplaire et, pour ce faire, expéditive. Dans sa lettre adressée aux membres du parquet le 8 avril 1986, Albin Chalandon écrivait : « contre ceux qui troublent la paix publique et créent l’insécurité, vous engagerez sans tarder des poursuites, prendrez des réquisitions fermes et veillerez à l’exécution immédiate et effective des peines prononcées… ils (les policiers) sont en droit de trouver en vous une autorité certes exigeante, mais soucieuse de leur faciliter la tâche… ».
Tout ceci se retrouvera, quelques mois plus tard, traduit dans de nouveaux articles du code de procédure pénale.
« Votre projet sur les contrôles d’identité est plus sévère que la loi sécurité-liberté »
(A. Peyrefitte)
Les contrôles d’identité, nouvelle formule, peuvent se résumer ainsi : toujours, partout, en toutes circonstances et en tous lieux. Alain Peyrefitte ne s’y est pas trompé, là non plus, en déclarant au cours du débat parlementaire : « sur les contrôles d’identité, votre projet est nettement plus sévère que la loi "sécurité-liberté". Les contrôles seront possibles à tout moment, et l’on pourra, en outre, prendre les empreintes digitales de la personne en cause et la photographier. Des sanctions frapperont ceux qui refuseront de se soumettre aux contrôles ».
On en revient effectivement au texte de la loi de 1981 quant aux conditions dans lesquelles un contrôle peut être opéré et l’identité de toute personne peut désormais être contrôlée « pour prévenir une atteinte à l’ordre public, notamment une atteinte à la sécurité des personnes ou des biens ». Cette définition est suffisamment générale pour permettre à un agent de police judiciaire, même adjoint, de considérer, en quelque endroit et en toutes circonstances, qu’une atteinte aux personnes ou aux biens est susceptible de se produire. Tout individu se trouvant en un lieu public peut donc, en toute légalité, faire l’objet d’un contrôle pourvu que, si un procès-verbal est ultérieurement établi, il soit précisé que l’ordre public était menacé. Encore faut-il tomber sur des magistrats qui vérifient comme ils doivent le faire, effectivement, les conditions dans lesquelles est intervenu le contrôle, avec une rigueur suffisante.
En cas de refus ou d’impossibilité de justifier de son identité, l’intéressé peut être conduit au commissariat et c’est au cours de cette phase que la situation est particulièrement aggravée, y compris par rapport à la loi de 1981. En effet, il suffit que la personne maintienne son refus ou fournisse des éléments jugés « manifestement inexacts » par l’officier de police judiciaire pour que la prise d’empreintes ou de photographies soit dorénavant possible – dès lors que le policier estime qu’elle constitue le seul moyen d’établir l’identité, notion très vague. Certes, un amendement a introduit la nécessité d’une autorisation préalable du procureur de la République, mais cette disposition risque de s’avérer illusoire dans la mesure où le parquetier ne disposera que des renseignements fournis par le policier au téléphone, ou, même s’il le souhaite, il sera très difficile au magistrat, sauf à se rendre systématiquement sur les lieux du contrôle, ce qui est matériellement impossible, d’obtenir d’autres éléments d’appréciation. Pourtant, un délit est à la clef pour les récalcitrants, ce qui signifie, non plus quatre heures de rétention, mais 24, voire 48 heures de garde à vue, suivies éventuellement d’une condamnation qui peut aller de dix jours à trois mois d’emprisonnement.
Il faut préciser que, malgré tout, les garanties prévues antérieurement persistent et que la personne retenue pour vérification d’identité doit être mise en mesure de fournir, par tout moyen, les éléments justificatifs de son identité, qu’elle peut demander à tout moment que le procureur soit avisé et, enfin, prévenir toute personne de son choix. Une très large part d’appréciation, d’arbitraire, est ainsi laissée aux policiers, sous couvert assez hypocrite de contrôle judiciaire, sans que la justice soit réellement mise en mesure d’assurer effectivement cette mission. On pouvait, dès le départ, craindre l’utilisation qui serait faite par les services de police de cette latitude et de cette marge de manœuvre, notamment de l’application groupée de ces dispositions et de celles relatives à la comparution immédiate et au statut des étrangers. Nous avions malheureusement raison avant l’heure et les opérations dans des foyers sur la base de ces différents textes semblent se multiplier, allant jusqu’au détournement de procédure opéré lors de l’affaire du « charter pour le Mali ». Mais, journellement, et de façon moins voyante, des contrôles se multiplient, à l’égard des étrangers tout particulièrement, mais non exclusivement.
Banalisation de la procédure d’urgence
La comparution immédiate devant le tribunal correctionnel est la suite logique des procédures débutant par un contrôle d’identité. Cette procédure, par son fonctionnement à l’urgence, sa rapidité et la banalisation engendrée par la répétition d’affaires semblables, occulte le côté humain et entraîne une augmentation des peines d’emprisonnement prononcées, dans leur nombre, mais aussi une aggravation dans leur durée. Le nouveau texte tend à faire de cette procédure qui, par nature, doit rester exceptionnelle, la procédure courante, de droit commun. Là encore, les nouvelles dispositions vont plus loin que la loi « sécurité-liberté ».
Désormais, cette procédure peut être utilisée non seulement en cas de délit flagrant lorsque la peine encourue est supérieure ou égale à un an d’emprisonnement mais, aussi, nouveauté, en dehors de toute flagrance, par conséquent même si le délit a été commis plusieurs semaines, voire plusieurs mois auparavant, si la peine encourue atteint au moins deux ans. Il suffit, pour ce faire, que le procureur de la République estime que « les charges réunies sont suffisantes et que l’affaire est en état d’être jugée ». Cette appréciation lui permet de ressortir à sa guise, quelque soit l’ancienneté des faits, une procédure pour, au moment de son choix, la faire juger immédiatement par le tribunal.
Ce dernier, lorsqu’il est saisi selon cette procédure, peut prononcer une peine d’emprisonnement ferme mais également, et quelque soit la durée de la peine qu’il prononce, décerner mandat de dépôt afin que la peine soit exécutée immédiatement et nonobstant appel.
C’est, là encore, un large pouvoir d’opportunité qui est laissé au procureur de la République même s’il appartiendra aux tribunaux de préciser et de définir la notion d’« affaire en état d’être jugée ».
Mais, même si le tribunal estime, pour cette dernière raison, qu’il n’est pas valablement saisi et renvoie le dossier au parquet pour que les « investigations supplémentaires approfondies » nécessitées par la « complexité de l’affaire » soient effectuées, il peut néanmoins, en attendant la saisine du juge d’instruction qui doit avoir lieu le jour même, statuer sur la détention provisoire du prévenu, jusqu’à sa comparution devant le magistrat instructeur. Il est révélateur que le législateur ait, à ce propos, précisé que le tribunal statue « sur le maintien » en détention alors que le prévenu qui comparaît en comparution immédiate est libre jusqu’au prononcé éventuel d’une condamnation, et encore si le tribunal utilise la faculté de décerner mandat de dépôt ! C’est bien d’une généralisation et d’un recours multiplié à l’enfermement dont il s’agit au travers de ces réformes de la procédure pénale.
Possibilité pour les pouvoirs publics, par l’intermédiaire des services de police, d’un fichage généralisé de la population qui vit en France ; sévérité accrue de la justice pénale avec pour seul objectif la sanction et l’élimination, telle est la philosophie qui sous-tend l’ensemble des textes sécuritaires votés au cours de l’été 1986. Alain Peyrefitte pouvait affirmer : « Roland Dumas a raison de s’écrier : " C’est du Peyrefitte aggravé " ».
(*) Contrôles d’identité : loi n° 1004 du 3 septembre 1986, J.O. du 4 septembre 1986.
(*) Lutte contre la délinquance (comparution immédiate, période de sûreté) : loi n° 1019 du 9 septembre 1986, J.O. du 10 septembre 1986.
(*) Terrorisme : loi n° 1020 du 9 septembre 1986, J.O. du 10 septembre 1986.
(*) Application des peines : loi n° 1021 du 9 septembre 1986, J.O. du 10 septembre 1986.
Cartes d’identité informatisées : l’avis de la C.N.I.L.
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Armand RIBEROLLES et Christophe SEYS
Syndicat de la Magistrature
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