Article extrait du Plein droit n° 0, mars 1987
« Libertés : le nouvel ordre « libéral » »

Toxicomanie : les usagers en prison

Blandine Froment

Syndicat de magistrature

L’usager de stupéfiants : un délinquant avant tout. C’est avec la prison que Chalandon entend faire disparaître l’usage de la drogue.

Cette évolution, si elle se concrétisait, réduirait à néant les efforts entrepris depuis la loi de 1970.

En incriminant l’usage de stupéfiants, la loi du 31 décembre 1970 a clairement posé un interdit. Mais dans le même temps, elle a offert à l’usager de stupéfiants une alternative, l’injonction thérapeutique, qui institue un contrôle de l’autorité sanitaire et sociale entendu comme une possibilité d’échapper aux poursuites pénales.

La philosophie de cette loi témoigne de la réticence à instituer un « tout pénal » et à faire de l’usager un délinquant ordinaire.

Les difficultés d’application en sont connues. La confrontation entre le juge et le thérapeute n’a pas toujours été simple. L’ambiguïté d’une démarche fondée sur la carotte (les soins) et le bâton (les poursuites) n’est plus à démontrer.

Cependant, au terme d’un lent et patient travail, un consensus a jusqu’à présent existé autour de l’attitude à adopter vis-à-vis des simples usagers de drogue : à la justice de rappeler l’interdit fixé par la loi, aux thérapeutes de jouer leur rôle de soignants.

Les mesures contenues dans le projet Chalandon concernant les usagers de stupéfiants, si elles devaient voir le jour, constitueraient une dramatique remise en cause de ce travail et pourraient avoir des conséquences catastrophiques.

En effet, le simple usager deviendrait un authentique délinquant relevant du droit commun de la répression. Aux termes du projet, l’injonction thérapeutique ne permettra plus à l’usager d’échapper aux poursuites pénales, le procureur pouvant le traduire devant le tribunal chaque fois qu’il le jugera opportun.

Chacun des acteurs judiciaires (procureur, juge d’instruction, tribunal) disposera d’une arme formidable : la possibilité de placer l’usager sous mandat de dépôt, puisque désormais la peine encourue pour usage serait aggravée et passerait de un à deux ans, permettant la mise en détention provisoire dans tous les cas. Un premier pas a déjà été fait dans cette direction, avec la loi de décembre 1986 : si elles sont arrêtées en « flagrant délit », les personnes encourant un an d’emprisonnement (cas de l’usager de stupéfiants dans la loi actuelle), peuvent dès maintenant être mises en détention provisoire par le tribunal correctionnel ou par le juge d’instruction.

Une « thérapeutique » : la prison

Avec la généralisation du mandat de dépôt, même hors flagrant délit, l’alternative posée par l’injonction thérapeutique de la loi de 1970, soins ou poursuites, devient, dans le projet Chalandon, soins ou incarcération, et accessoirement incarcération avec soins.

On va ainsi plonger dans le monde carcéral des individus qu’on ne peut considérer comme délinquants puisque, rappelons-le, l’usager de stupéfiants est le seul personnage du code pénal qui est à la fois auteur et victime de son délit.

À moins que l’on admette la nécessité de tordre le cou à des notions telles que la liberté individuelle, il nous faut réfléchir sur l’efficacité de telles dispositions.

La philosophie du projet repose sur un credo bien simple : en incarcérant un usager, on le sépare de sa drogue et donc de sa toxicomanie.

Quinze années de travail et d’expérience nous ont appris que le sevrage physique d’un toxicomane représente la première phase, la plus facile, et que lorsqu’elle est terminée, commence la phase du sevrage psychique, ce lent et patient travail du toxicomane, fait de reconquête et d’acceptation de lui-même, qui constitue un combat de tous les instants.

Ce travail peut prendre les formes les plus diverses (soins ambulatoires, centres de post-cure, familles d’accueil, communautés, etc.). Il existe en France un réseau de soins très diversifié, pourvu de structures aux méthodes souvent aux antipodes les unes des autres. Toutes, cependant ont pour règle de base une adhésion minimum du toxicomane à son traitement, qui constitue la seule chance de succès. Les pays étrangers qui ont tenté des expériences de désintoxication sous la contrainte n’ont pas jusqu’à présent démontré qu’ils avaient réussi.

Nous savons par expérience combien la prison est dévastatrice pour les usagers ayant commis des délits associés à leur toxicomanie. Dans une récente étude épidémiologique menée sur des détenus de Fleury Mérogis, le docteur Ingold conclut : « Le temps de la détention pour le toxicomane est le plus souvent un temps mort, le renforçant dans son statut de délinquant, n’offrant guère de perspectives et n’instaurant qu’une série de ruptures toujours plus invalidantes ».

Il existe un autre danger à terme, celui de la désertion par les usagers de tout le réseau de soins mis en place depuis 1970 et dans lequel ils pouvaient se présenter de façon anonyme. Dès l’annonce de son projet par le garde des Sceaux, on a constaté, aux dires des soignants dans un certain nombre de centres de soins parisiens, une baisse très sensible du taux de fréquentation.

Un autoritarisme à courte vue, allié à une remarquable méconnaissance du sujet, risquent ainsi d’aboutir, au lieu de « l’ordre » prétendument souhaité, à une aggravation définitive de la situation.

Toxicomanes en prison



En 1984, dernière année pour laquelle les

chiffres sont connus (1), 89 127 personnes sont entrées en prison.

Parmi elles, 6 268 (soit 7,6 %) étaient poursuivies principalement pour infractions aux lois sur les stupéfiants.

Circonstance remarquable : 95 % de ces « entrants » pour infractions aux lois sur les stupéfiants ont été incarcérés à la suite d’un mandat de dépôt, et 5 % seulement à la suite d’une condamnation. Pour l’ensemble des entrants de 1984, la proportion de mandats de dépôt était seulement — si l’on peut dire — de 81 0/0.

La mise en détention provisoire a donc été proportionnellement plus utilisée pour les auteurs d’infractions aux lois sur les stupéfiants que pour les auteurs d’infractions ordinaires.

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(1) Administration pénitentiaire, service des études et de l’organisation, note de conjoncture n° 54, septembre 1985.

Point de vue



À quoi sert le seul sevrage physique si un toxicomane ne décide pas volontairement et durablement de renoncer à la drogue ? Tout doit être mis en œuvre pour « prévenir » la démarche des jeunes vers la drogue, à la fois en limitant l’offre de drogue par une répression aggravée du trafic et en freinant la demande de drogue par une dissuasion efficace […].

Qualifier « d’échec » l’action menée avec compétence et dévouement depuis des années sur le terrain n’est pas acceptable. Il est utopique d’espérer guérir tous les drogués, il faut avoir le courage de le dire. Néanmoins, les résultats obtenus dans notre pays en prévention, soins et répression, sont meilleurs qu’ailleurs. Si nos méthodes sont largement imitées à l’étranger, ce n’est pas par hasard ! Tout changement de stratégie doit être décidé au terme d’une large concertation. Il n’y a pas d’un côté l’État et les pouvoirs publics, et de l’autre les intervenants de terrain. La drogue, pour être efficacement combattue, doit être d’abord et surtout l’affaire des familles, des éducateurs, des associations, accompagnés et soutenus par les administrations concernées. L’action sera efficace si elle est comprise par tous et menée par chacun […].

Sanctionner « l’usage » de drogue, qui constitue un délit, par une répression accrue et systématique, présente le double inconvénient d’empêcher les policiers (s’ils doivent interpeller et poursuivre tous les usagers) de rechercher et d’arrêter les trafiquants, et d’employer une arme unique pour des comportements qui appellent des traitements diversifiés […].

Il faut savoir que l’efficacité des soins « obligatoires » est nulle. Toutes les recherches ont mis en évidence la nécessité d’une « demande authentique » chez le toxicomane

pour que quelque chose de durable et de sérieux puisse être entrepris. Les expériences menées à l’étranger depuis quinze ans en matière de soins obligatoires se sont toutes soldées par des échecs. Comment peut-on ne pas en tenir compte ? […]

Ces quelques réflexions prouvent la difficulté du problème. S’il existait une réponse simple et unique, il y a longtemps qu’elle aurait été apportée. Il ne faut pas s’y tromper : qu’ils soient policiers, magistrats, éducateurs ou soignants, les intervenants de terrain sont ouverts à toute perspective qui permettrait une action plus efficace. J’irai plus loin : ils ne demandent que cela, comme les milliers de familles concernées, comme les toxicomanes eux-mêmes qui vivent un enfer […].

Monique Pelletier
(Le Monde, 22 octobre 1986)



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Dernier ajout : mercredi 2 avril 2014, 12:39
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