Article extrait du Plein droit n° 33, novembre 1996
« Des jeunes indésirables »
Quand des jeunes ne font pas de vieux os en France…
A partir de quel âge n’est-on plus un « jeune » et devient-on un adulte ? La réponse peut varier selon les points de vue et selon les besoins. En droit, néanmoins, une délimitation est clairement posée : il y a les jeunes encore mineurs et les jeunes déjà majeurs. La frontière est, en France, à dix-huit ans et, du jour où on a atteint ces dix-huit ans fatidiques, on passe d’un statut à un autre, et on se voit du coup reconnaître tels et tels droits, et priver de tels autres. Le statut de mineur fait bénéficier de certaines protections que la société considère légitime de garantir à ceux que leur jeune âge rend vulnérables.
Chacun voit bien ce qu’il y a d’arbitraire à traiter différemment deux personnes au motif qu’elles ont un jour de plus ou de moins. Mais il faut bien fixer une limite qui soit inscrite dans les textes et ne se discute pas face à chaque cas.
Ainsi, par exemple, jusqu’à dix-huit ans, on est susceptible d’être pris en charge par les services de protection de l’enfance ; pas au-delà.
La revue Justice (1) du syndicat de la magistrature a dénoncé la situation kafkaïenne où se trouvent plongés de jeunes demandeurs d’asile seuls sur le sol français. Les choses se passent à Toulouse. Le service social d’aide aux émigrants (SSAE) présente au juge des enfants un jeune mineur. Le juge, suspectant « l’existence de filières », fait procéder à des examens médicaux qui concluent que le jeune, dont les papiers disent qu’il est mineur, est en fait majeur. Il n’a donc plus droit à la prise en charge des services de protection de l’enfance. Sans toit ni ressources, le jeune s’adresse à des structures associatives destinées aux demandeurs d’asile. Or il ne peut être aidé par ces structures qui agissent en faveur des personnes majeures, puisque son état civil mentionne qu’il est mineur…
Si, comme mineur, il fait une demande de statut de réfugié, l’OFPRA va demander au tribunal une mise sous tutelle, laquelle entraînerait la prise en charge par l’aide sociale à l’enfance, mais le juge des enfants l’a déclaré majeur…
De tels dossiers ne sont pas rares et peuvent s’enliser longtemps, laissant les personnes concernées démunies de tout droit et de tout statut. Tout le problème réside dans la contestation de l’âge inscrit sur les documents d’état civil.
Au nom de quoi, cette contestation ?
On sait que nombreuses peuvent être les suspicions de faux dans les papiers d’identité, surtout ceux détenus par les étrangers : est-ce celui-là ou un autre ? cette nationalité ou une autre ? etc. Le doute, en principe, doit faire appliquer le régime le plus favorable à l’intéressé. Pour qu’une règle contraire s’exerce, il faut lever le doute et apporter la preuve qu’il y a eu volonté de tromper, usurpation d’identité, falsification de documents.
Police et justice, et spécialement tout l’appareil de contrôle de l’immigration, ont donc besoin de se doter d’outils de vérification de tous les éléments d’identité fournis par les justiciables.
La détermination de l’âge intéresse particulièrement les acteurs ayant à prendre des décisions en matière d’accès ou de droit au maintien sur le sol national. En effet, sauf très rares cas, les étrangers mineurs ne sont pas expulsables. Il fallait donc pouvoir disposer d’un outil permettant de trancher à coup sûr : mineur ou pas ? Comment faire ?
En France, s’est instituée et développée une pratique dont personne ne peut raisonnablement soutenir qu’elle est scientifiquement fiable, du moins au niveau de rigueur juridiquement nécessaire. Mais sur laquelle chacun – magistrats, membres du parquet, personnel de préfectures – ferme les yeux. Parce qu’elle arrange bien tout le monde. Il s’agit de l’examen radiologique du système osseux. C’est cet examen médical, qui permet à Toulouse de se « refiler le bébé » dans le cas de jeunes demandeurs d’asile. C’est le même examen qui permet, de plus en plus souvent, de refouler des jeunes indésirables.
Récemment, un jeune mineur déféré devant le tribunal a été ainsi déclaré majeur, jusqu’à ce que soient produits ses papiers, prouvant sa minorité. De tels cas devraient obliger à remettre en cause les examens qui ont permis cette erreur judiciaire. Mais tout se passe comme si la volonté d’avoir coûte que coûte un outil de détermination de l’âge faisait oublier à tous les plus élémentaires réserves devant un test qui, de toute évidence, est bien incapable d’arriver à situer les individus d’un côté ou de l’autre d’une limite juridique qui doit pouvoir être fixée à un jour près !
Car, avec la radiographie, on est bien loin de l’aide technique qu’apportent, par exemple, les relevés d’empreintes digitales ou même l’étude des marqueurs génétiques dans le sang, les cheveux. En général, ce qu’on examine, c’est la structure osseuse du poignet et de la main, parfois du bassin : on regarde la maturation des points épiphysaires. En médecine, ces examens radiologiques permettent de détecter des retards de croissance importants, des malformations ou scolioses, pour décider éventuellement d’actions réparatrices. Au service de radiologie pédiatrique de l’hôpital Necker, à Paris, on considère que ces techniques sont, entre quinze et dix-huit ans, précises à un an près. C’est-à-dire qu’on est bien loin de pouvoir dire, de façon catégorique, à propos de quelqu’un paraissant d’un âge voisin de dix-huit ans, s’il a ou non l’âge de la majorité légale !
Les premières études ayant conduit à ces méthodes de détermination de l’âge osseux ont été effectuées aux États-Unis, il y a soixante ans. Des normes ont été successivement édictées par divers chercheurs : Tanner, Greulich et Pyle, Johnson, Roche.
La méthode de détermination mise au point par Greulich et Pyle dans les années trente, la plus couramment utilisée aux USA, a abouti à un « atlas des âges osseux » qui n’a depuis jamais été vraiment actualisé. Dans un article de l’Américan Journal of Diseases of Children, de 1993, on trouve le compte rendu d’une étude d’évaluation de la pertinence des normes de cet atlas pour les enfants d’aujourd’hui. Il s’agit d’une étude « en aveugle », dans laquelle cinq spécialistes de radiologie ou d’orthopédie devaient estimer l’âge de patients de zéro à dix-huit ans, à partir de radiographies des mains de ces patients. Comme nous sommes aux États-Unis, où la question raciale s’inscrit partout, ont été comparés les résultats selon le sexe mais aussi la « race » des enfants : noirs ou blancs. Conclusion de l’article : des écarts significatifs entre l’âge réel et l’âge osseux apparaissent pour toutes les catégories d’enfants, écarts allant jusqu’à quatre mois, neuf mois… Au passage, on découvre aussi qu’entre deux avis d’experts, les variations ne sont pas négligeables…
Caution scientifique
L’auteur de l’article insiste sur la modification des rythmes de croissance d’une décennie à l’autre, sur la rareté de travaux portant sur des populations d’origine autre que « blanche de l’Ohio », et conclut ainsi : « les normes de Greulich et Pyle semblent applicables » à telle catégorie d’enfants mais pas à telle autre. « Semblent applicables » : voilà comment parlent les experts lorsqu’il s’agit de travaux scientifiques. Mais lorsqu’il s’agit de décider du sort d’un enfant se trouvant sur le sol d’un État qui veut l’expulser, le « semble applicable » devient « s’applique », et des médecins, en auxiliaires sûrs de la justice, se disent capables de trancher même pour les cas situés dans une frange de quelques mois autour de l’âge de la majorité légale. Foin des différences d’évolution du système osseux qui pourraient être dues à l’alimentation, à la génétique familiale, ou à de simples particularités individuelles, foin des marges d’incertitude entre le regard d’un expert et celui d’un autre. Les Parquets ont besoin d’un avis auréolé d’une caution scientifique : on ne démontre pas la fiabilité d’une technique, on l’affirme. Parole d’expert. Et des juges, certainement pas plus dupes que quiconque pourrait l’être, entérinent, protégés par l’avis écrit du tiers qui feint de savoir.
25 mars 1996. Des jeunes pris lors de l’expulsion de l’église Saint-Ambroise, à Paris, où a commencé la saga des sans papiers qui se poursuit aujourd’hui, sont déférés devant le tribunal administratif. La préfecture a auparavant demandé l’expertise des urgences médico-judiciaires (UMJ) de l’Hôtel-Dieu. Les cinq jeunes s’affirment mineurs, un médecin du Comède (comité médical auprès des exilés) a rédigé un certificat portant sur l’incertitude des tests osseux pratiqués, un expert près des tribunaux de Paris a écrit que la marge de l’incertitude était, à cet âge-là, selon lui, d’un an, les avocats plaident en ce sens, faisant valoir qu’il y a doute sérieux sur la fiabilité des examens radiologiques présentés par le Parquet. En vain. Un seul des jeunes sera relaxé, à cause du doute subsistant non sur son âge, mais sur son identité… Les quatre autres ont fait l’objet d’une décision de reconduite à la frontière.
Tout le monde sait. Tout le monde couvre cette escroquerie intellectuelle. Parce qu’elle permet de rogner un peu de cette insupportable bienveillance que la loi a voulu réserver aux mineurs, en décidant de les protéger contre un renvoi dans un pays qu’ils ont parfois quitté il y a des années.
Une telle complicité dans la malhonnêteté intellectuelle devrait effarer. C’est peut-être parce qu’elle est si « énorme » qu’elle passe. Âge osseux dix-sept ans et trois cent soixante-cinq jours. Petit menteur ! Ici ne sont admis que les gros menteurs.
Notes
(1) Justice, la revue du syndicat de la magistrature, 6 passage Salarnier, 75011 Paris. Numéro de novembre 1994.
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