Article extrait du Plein droit n° 33, novembre 1996
« Des jeunes indésirables »
Du côté des juges
Le juge pour enfants est une figure centrale du système de protection de l’enfance. Au-delà des textes qui définissent la portée et les spécificités de son intervention, il est investi d’une responsabilité très particulière, instituante, qui évoque le « rôle parental de l’État », justement rappelé par Pierre Legendre.
Apprécier et évaluer la situation d’un mineur en danger, référer à la loi dans des décisions qui soient cohérentes et fassent sens aux yeux de l’enfant et de ses parents, est-il un exercice simple quand, s’agissant des jeunes étrangers, c’est la loi même qui est source d’insécurité ?
Réponses d’Alain Bruel, président du tribunal pour enfants de Paris, de Jean-Pierre Deschamps, président du tribunal pour enfants de Marseille et d’Ali Merimeche, juge pour enfants à Lille.
Quel regard portez-vous sur la situation des mineurs étrangers, en France, aujourd’hui ?
Alain Bruel – La situation des mineurs étrangers est, par effet grossissant, particulièrement révélatrice des failles de notre société dans la manière dont elle traite sa jeunesse et de la triple invalidation qui leur est imposée : ne pas être écouté, n’avoir pas un lieu à soi, ne pas pouvoir se projeter dans un avenir à long terme.
Jean-Pierre Deschamps – Le même regard que sur celui de tous les autres mineurs, la « qualité » d’étranger n’apparaît pas dans les textes qui mettent en action les services qui concernent la protection judiciaire des mineurs : être un mineur en danger est la seule exigence pour soulever la compétence du juge des enfants.
Ali Merimeche – D’emblée se pose un problème de définition : qui est le mineur étranger ? Le mineur qui est de nationalité étrangère ou le mineur dont l’un des deux parents ou les deux sont de culture étrangère ?
La question du mineur étranger dépasse la question de la nationalité : elle intègre toute une dimension culturelle qui est importante. En ce qui concerne le mineur de nationalité étrangère, son statut d’enfant lui donne une protection : il n’a pas à bénéficier d’un titre de séjour pour rester sur le territoire, il ne peut pas faire l’objet d’une mesure d’éloignement, et les juges judiciaires ne peuvent, sur le fondement de l’article 19 de l’ordonnance du 2 novembre 1945 [1], prononcer la peine d’interdiction du territoire. Il peut bénéficier des prestations de l’aide sociale à l’enfance, et la loi relative à l’assistance éducative peut s’appliquer.
Cependant, que le mineur soit de nationalité étrangère ou d’origine étrangère, la question importante sera l’intégration, et le lieu fondamental de l’intégration sera l’école.
Il convient cependant de ne pas généraliser autour du mineur étranger. Les trajectoires sont variables : certains évoluent favorablement dans l’institution scolaire, d’autres sont en situation d’échec, d’autres encore connaissent l’exclusion scolaire qui vient souvent préfigurer l’exclusion sociale et une inscription dans le système judiciaire où se posera de nouveau la question de l’intégration ou de l’exclusion.
La dimension culturelle nécessite donc une adaptation tant chez le mineur que dans l’encadrement scolaire.
Très souvent, l’intégration de l’enfant dans sa famille, et de son père et sa mère dans la société, viendra faciliter l’intégration de l’enfant dans l’école. L’enfant est très dépendant de la manière dont l’intégration de la mère et du père s’est faite dans la société d’accueil. Dans la mesure où la différence culturelle génère souvent des conflits, la question de l’autorité (je ne dis pas l’autoritarisme) sera fondamentale.
La notion d’intérêt de l’enfant est un principe qui fonde votre intervention. Comment, en droit et en fait, ce principe s’articule-t-il avec le droit applicable aux étrangers mineurs et à leurs familles ?
A. Bruel – À la différence de la juridiction des affaires familiales, la juridiction des mineurs ne se réfère par expressément à la notion d’intérêt de l’enfant, mais seulement à la notion de danger. L’évolution actuelle nous amène à remettre en cause l’origine de cette notion.
Au-delà du danger résultant des insuffisances dans l’exercice de l’autorité parentale, nous sommes désormais contraints de prendre en compte celui qui prend sa source dans une application automatique des textes, mettant en cause la cohérence interne des institutions, et celle de la légalité elle-même.
J.P. Deschamps – L’intérêt de l’enfant est d’être protégé, si possible par ses parents dans le cadre de l’autorité parentale. Si cela n’est pas possible, il faut mettre en place le plus rapidement, mais aussi le plus brièvement possible, une protection de substitution ; c’est une des missions du juge qui, selon moi, n’a pas à tenir compte, pour cela, de la nationalité du mineur.
A. Merimeche – L’intérêt de l’enfant est d’être protégé et éduqué par ses parents. La question de la protection de l’enfant est nécessaire ; elle ne pose pas de problème. Mais il ne faut surtout pas limiter l’intérêt de l’enfant à la protection. D’autres éléments sont importants : sa filiation, l’histoire de sa famille, les conflits en présence. Une évaluation et une écoute sont nécessaires dans chaque situation ; la généralisation n’est pas possible.
De ce point de vue, quelles sont, selon vous, la portée et les limites des instruments internationaux de protection de l’enfance tels que, par exemple, la Convention internationale des droits de l’enfant ?
A. Bruel – En ratifiant la Convention des Nations Unies sur les droits de l’enfant, notre pays a souscrit plusieurs engagements : ne pas séparer l’enfant de ses parents contre son gré sauf si cette séparation est nécessaire dans son intérêt supérieur (art. 9), s’abstenir de toute immixtion arbitraire ou illégale dans sa vie privée (art. 16) et surtout, « prendre les mesures appropriées pour que celui qui cherche à obtenir le statut de réfugié bénéficie de la protection et de l’assistance nécessaires » (art. 22, al.1).
Même si la Cour de cassation, plus restrictive que le Conseil d’État, ne reconnaît pas aux particulier le droit d’invoquer directement ces textes devant les tribunaux, l’État n’en est pas moins engagé à son niveau. Or, le comité international des droits de l’enfant a exprimé, le 25 avril 1994, sa préoccupation quant à la manière dont il s’acquitte de cette obligation au moins quant à l’accueil des réfugiés.
J.P. Deschamps – La Convention internationale des droits de l’enfant est, par la ratification du parlement, devenue un texte de droit interne. Je ne comprends pas les réserves qui sont mises sur son application. La France peut-elle retirer d’une main ce qu’elle a donné de l’autre ?
A. Merimeche – L’article 9-1 de la Convention internationale des droits de l’enfant donne le droit à l’enfant de ne pas être séparé de ses parents, mais sa portée est très limitée. Un élément juridique beaucoup plus pertinent est l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’Homme qui prévoit que toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale.
Les juridictions considéreront la proportionnalité entre la menace à l’ordre public et la vie familiale. Trois éléments seront importants :
– la situation familiale globale ;
– le contrôle juridictionnel sur la proportionnalité ;
– la façon dont les États d’origine prendront leurs responsabilités à l’égard de leurs ressortissants.
Même si subsiste le verrou de l’inexpulsabilité des mineurs, il y a eu, ces dernières années, d’incontestables atteintes à la stabilité du séjour des étrangers. Dans ce contexte de précarisation croissante, quel sens peut-on encore injecter à l’action éducative ?
A. Bruel – Dans le contexte de précarisation qui en résulte, l’action éducative, essentiellement orientée sur la création et la mise en œuvre de projets à plus ou moins long terme visant à l’intégration sociale des sujets, change de sens ; elle se réduit, au mieux, à un accompagnement palliatif destiné à aider le mineur à vivre le moins mal possible les derniers moments de sa minorité.
J.P. Deschamps – L’action éducative intervient souvent dans des situations de précarité, c’est même souvent son objet de permettre à des parents d’élever dignement leur enfant malgré la précarité dans laquelle ils se trouvent.
A. Merimeche – L’action éducative doit amener l’enfant à réfléchir à la portée de ses paroles et de ses actes ; aider l’enfant à dépasser ses nécessaires contradictions tout en respectant celles-ci ; l’accompagner dans la recherche de son identité afin qu’il puisse mettre de l’ordre et faire des choix en toute liberté. Cette question de l’identité dépasse la question de la nationalité.
Que vous inspire, en tant que juge pour enfants, l’abaissement de l’âge de la capacité, inédite en droit français, pour l’accès à la nationalité des enfants d’immigrés ? Et les empêchements prévus après dix-huit ans ?
A. Bruel – L’abaissement de l’âge de la capacité à se faire reconnaître la nationalité française pour les enfants d’immigrés paraît peu réaliste. La rigueur des délais, l’importance et les répercussions familiales d’une déclaration qui n’est pas sans se trouver parfois en contradiction avec la volonté parentale, exigent une maturité et une indépendance d’esprit qui sont loin d’être toujours acquises chez un mineur de seize ans. Après dix-huit ans, l’absence de toute condamnation pénale et surtout l’exigence d’une résidence ininterrompue en France pendant les cinq années précédant la demande, alors même que, par définition, l’intéressé ne jouissait pas d’une totale autonomie dans l’exercice de sa volonté, sont à l’origine de situations extrêmement préoccupantes.
J.P. Deschamps – Je ne peux qu’y être favorable. La Cour de cassation a d’ailleurs reconnu la capacité de l’enfant à ester en justice dans le cadre de l’assistance éducative dès lors qu’il « possède un discernement suffisant » (en l’espèce l’un des enfants était âgé de dix ans) alors, a fortiori pour choisir sa nationalité.
A. Merimeche – Entre seize et dix-huit ans, le mineur étranger comme tous les enfants traverse l’adolescence.
Il se trouve dans une période conflictuelle et en pleine recherche d’identité ; sa volonté n’est pas libre. En outre, il a une obligation de loyauté à l’égard de sa famille. On considère l’enfant comme un être isolé alors qu’il appartient à une famille. La place de ces enfants dans leur famille et dans le pays d’accueil induit parfois chez eux une grande souffrance. C’est parfois non pas par une manifestation de volonté mais par des passages à l’acte qu’ils rencontreront la justice. Ce ne sera pas pour acquérir la nationalité mais pour accéder à la question de l’identité à travers une mise en scène judiciaire.
Si cette question de l’identité n’est pas clarifiée à l’adolescence, elle se posera au-delà de dix-huit ans. Toutefois, certaines condamnations pourront faire obstacle à l’acquisition de la nationalité française.
La procédure judiciaire aura une grande importance dans cette période : soit il y aura renforcement de l’exclusion, soit il y aura du sens dans la décision et dans l’intervention judiciaires. Cela ne pourra se faire que par un questionnement autour de l’identité et de la famille. Il est important que ce travail ne soit pas parasité par la question de la nationalité.
Notes
[1] L’article 19 de l’ordonnance du 2 novembre 1945 détermine les sanctions encourues par l’étranger qui est entré ou qui a séjourné irrégulièrement en France.
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