Article extrait du Plein droit n° 33, novembre 1996
« Des jeunes indésirables »
Premier bilan de l’application de la loi du 22 juillet 1993 sur la nationalité : Une manifestation pacifique ?
H. Fulchiron et X. Pesenti et Anne Richez
Respectivement professeur et chargés de travaux dirigés à l’Université Jean Moulin de Lyon.
Une des innovations les plus discutées de la réforme du droit de la nationalité en 1993 fut certainement le changement des règles relatives à l’acquisition de la nationalité française par les jeunes étrangers nés et résidant en France. Le débat n’est d’ailleurs pas clos : certains s’interrogent toujours sur l’opportunité du nouveau système(2).
Encore faut-il bien comprendre ce qui a changé. Avant 1993 (ou plus précisément avant le 1er janvier 1994, puisque les dispositions du nouvel article 21-7 du code civil sont entrées en vigueur à cette date), l’acquisition de la nationalité française intervenait de plein droit à dix-huit ans. Pour autant, cette acquisition n’était pas à proprement parler « automatique » en ce sens que l’intéressé devait remplir un certain nombre de conditions objectives pour en bénéficier : naissance et résidence en France évidemment, mais aussi absence de certaines condamnations pénales et de certaines mesures relatives à l’entrée et au séjour en France.
Il revenait au juge d’instance, à l’occasion de la délivrance d’un certificat de nationalité, de vérifier que ces exigences étaient bien respectées. De plus, le ministre chargé des naturalisations pouvait s’opposer à l’acquisition en cas d’indignité ou de défaut d’assimilation. De son côté, le jeune étranger pouvait renoncer par déclaration à l’acquisition de la nationalité française.
La loi du 22 juillet 1993 a remodelé les obstacles à l’acquisition de la nationalité française et supprimé la faculté d’opposition. Surtout, il est désormais exigé de l’intéressé qu’il manifeste sa volonté de devenir français.
Le changement est capital, moins sur le plan strictement juridique (l’acquisition de la nationalité française reste un droit de l’intéressé) que sur le plan symbolique. Pour les uns, on ne peut devenir français sans le savoir, encore moins sans le vouloir : la manifestation de volonté permettra aux jeunes étrangers de prendre conscience des enjeux de la citoyenneté et de manifester leur adhésion à la communauté française.
Pour les autres, l’exigence d’une démarche supplémentaire risque d’être ressentie comme une marque de rejet ; elle risque surtout de contraindre les intéressés à faire un choix impossible entre deux parties d’eux-mêmes, entre leur appartenance à la communauté française et leur origine étrangère. Et que deviendront ceux qui resteront aux portes de la nationalité française ?
Pour répondre, en partie au moins, à ces interrogations, un suivi des premières années d’application du nouveau système semblait particulièrement opportun. Le ministère de la justice a confié au Centre de droit de la famille le soin d’étudier la mise en place de la loi sur quelques sites témoins : ont été retenus les ressorts des tribunaux d’instance de Lyon, de Villeurbanne, de Marseille, de Puteaux et de Clichy. Sur chaque site, ont été examinés les cent cinquante premières manifestations de volonté inscrites sur les registres du tribunal en 1994 et en 1995 (soit 1296 dossiers en tout, car le seuil des 150 manifestations de volonté n’a pas été atteint à Clichy en 1994 ni en 1995).
Ce travail a été complété par plusieurs séries d’entretiens réalisés avec les différentes personnes chargées de mettre en œuvre la loi nouvelle : juges d’instance, personnel des greffes, agents municipaux et préfectoraux, gendarmes, travailleurs sociaux, responsables associatifs et enseignants.
Les résultats de cette enquête sont encore partiels. Ils permettent cependant de préciser sur de nombreux points les données statistiques rassemblées au niveau national par le ministère de la justice. Selon ces chiffres, près de 41 000 jeunes avaient manifesté leur volonté de devenir français en 1994 sur une population estimée à 80 000 personnes : 33 255 avaient acquis la nationalité française ; 7 000 demandes étaient en cours d’instruction au 31 décembre ; 650 décisions de refus seulement avaient été prononcées.
Confiance dans les tribunaux d’instance
Qui sont les jeunes qui manifestent leur volonté de devenir français ? Auprès de qui manifestent-ils ? Comment la loi est-elle mise en œuvre, des premières démarches à l’enregistrement ? Quelles sont les causes de refus d’enregistrement ? Telles sont les questions auxquelles l’enquête menée par le Centre de droit de la famille permet de donner des réponses plus précises.
Selon les articles 21-9 du code civil et 1er du décret du 30 décembre 1993, la manifestation de volonté est recueillie soit par le juge d’instance spécialement compétent en matière de nationalité, soit par un préfet ou par un maire (un maire d’arrondissement à Paris, Lyon ou Marseille) ou par un commandant de brigade de gendarmerie.
Comme il fallait s’y attendre, les brigades de gendarmerie et les préfectures n’ont connu que peu de succès (sur 1296 manifestations de volonté examinées, aucune n’a été faite en gendarmerie, moins d’une dizaine en préfecture, sans doute à l’occasion d’une demande de délivrance d’une carte de résident).
En revanche, il est assez surprenant de constater que les tribunaux d’instance se taillent la part du lion : 82 % des manifestations pour 1994 et 1995. La mairie semble pourtant présenter le double avantage d’être une administration de proximité (d’autant que tous les tribunaux d’instance ne sont pas compétents en matière de nationalité) et de constituer le lieu d’expression naturel de la citoyenneté.
Il convient cependant de faire la part des pratiques locales. Il semble que, dans un premier temps, nombre de mairies, sans doute peu préparées, aient systématiquement orienté les jeunes vers les tribunaux d’instance.
Certaines acceptent aujourd’hui de recevoir la manifestation de volonté : à Lyon et à Villeurbanne, en 1995, on comptait même autant sinon plus de manifestations de volonté en mairie (42 % à Lyon, 56 % à Villeurbanne) qu’au tribunal d’instance, alors même qu’en 1994, 80 % des manifestations à Lyon, 83,3 % à Villeurbanne, avaient été recueillies au tribunal d’instance.
Il semble cependant que d’autres mairies informent l’intéressé sur les conditions de l’acquisition de la nationalité française et l’orientent systématiquement vers le tribunal d’instance pour procéder à la manifestation de volonté.
Juges et greffiers ne s’en plaignent pas forcément : certains d’entre eux, confrontés à des manifestations de volonté incomplètes ou dressées par des agents municipaux à partir de renseignements erronés, ont même passé des accords en ce sens avec des mairies.
Selon les données statistiques nationales, 41 % des jeunes ayant acquis la nationalité française en 1994 avaient souscrit leur manifestation de volonté à dix-huit ans, 36 % à dix-sept ans ; les plus jeunes, qui avaient pris leur décision dès l’âge de seize ans, représentaient 23 % des acquérants.
Pressés de devenir français ?
Les données recueillies à Lyon permettent de constater une évolution intéressante : en 1994, 14,19 % des jeunes manifestants avaient entre seize ans et seize ans et demi ; ils étaient 32,89 % en 1995. Cette même année, près de 8 % d’entre eux s’étaient prononcés dans les quinze jours qui avaient suivi leur seizième anniversaire. Parallèlement, l’âge moyen des manifestants passait de 17,37 ans en 1994 à 16,9 ans en 1995.
Selon la loi, la manifestation de volonté constitue une démarche personnelle que le jeune, fut-il mineur, a le droit de faire sans être représenté ni même autorisé par ses père et mère.
En pratique, malgré le jeune âge de certains manifestants, il est rare qu’ils soient accompagnés par un parent ou par un aîné. Il arrive, en revanche, que les jeunes viennent en groupe : il n’est pas toujours facile, dans ce cas, de leur expliquer qui est français et qui ne l’est pas, qui relève de l’article 21-7 et qui relève de tel autre texte !
Lors des discussions qui ont accompagné l’élaboration de la loi, on a souvent évoqué les risques de pression que les familles pourraient exercer sur les jeunes, notamment sur les jeunes filles. Lorsqu’elles ont été confrontées au problème (qu’il s’agisse de pressions réelles ou de craintes manifestées par l’intéressée), les juridictions étudiées ont mis en place un système permettant de se procurer directement les pièces nécessaires en collaboration avec l’assistante sociale ou les responsables des établissements scolaires.
Telle qu’elle est organisée par les articles 21-7 du code civil et par les articles 1er et suivants du décret du 30 décembre 1993, la procédure se déroule en trois temps.
La manifestation de volonté est tout d’abord recueillie par l’autorité compétente qui en délivre immédiatement un justificatif à l’intéressé. Ce document est très important car la nationalité française est acquise à la date de la manifestation de volonté.
Un schéma légal parfois bousculé
Dans un second temps, lorsque l’intéressé a remis la totalité des pièces nécessaires à la preuve de la recevabilité de la manifestation de volonté, le juge d’instance délivre à l’intéressé un récépissé : cette pièce est également très précieuse car elle ouvre le délai de six mois au cours duquel le juge peut refuser l’enregistrement ; au-delà, l’enregistrement est de droit.
Enfin, le juge d’instance examine la recevabilité de la manifestation de volonté et prend la décision qui s’impose : enregistrement ou refus d’enregistrement.
En pratique, il semble que le schéma légal soit parfois quelque peu bousculé. Souvent, en effet, le dossier de manifestation de volonté n’est pas ouvert lorsque l’intéressé vient pour la première fois au tribunal ou à la mairie : on se contente de lui donner les renseignements nécessaires et on l’invite à revenir à la mairie ou, plus souvent, au tribunal muni des pièces qui permettront de dresser une manifestation de volonté « fiable ».
Il est par exemple demandé au jeune étranger de se procurer une copie intégrale de son acte de naissance. Dans une des juridictions étudiées, une étude attentive des dossiers révèle même que la manifestation de volonté n’est recueillie que lorsque toutes les pièces nécessaires à l’enregistrement sont réunies…
Certes, de telles pratiques permettent de disposer d’un dossier sûr et complet ; elles évitent aussi que, négligence ou incertitude, certains jeunes manifestent leur volonté… puis ne se manifestent plus. Mais ni la lettre ni l’esprit de la loi ne sont vraiment respectés.
Sur l’ensemble des sites étudiés, 95 décisions de refus [d’enregistrement de la manifestation de volonté] seulement ont été prononcées. Pour bien comprendre la signification de ce chiffre, il convient de faire deux remarques préliminaires.
D’une part, il y a refus d’enregistrement lorsque l’une des conditions objectives posées par le code civil fait défaut ; en aucun cas le juge n’a à apprécier l’opportunité de l’accès de tel ou tel jeune étranger à la nationalité française.
D’autre part, le nombre de refus d’enregistrement ne rend pas forcément compte de la réalité des manifestations de volonté écartées. Certaines mairies et certains greffes contrôlent en effet, avant même de recueillir la manifestation de volonté, que certaines conditions élémentaires sont réunies : l’intéressé a bien l’âge requis, il est né en France… et n’est pas déjà français. Faute de manifestation de volonté, il ne peut y avoir de refus.
Mais d’autres mairies ou d’autres greffes ne procèdent pas à de telles vérifications, ce qui donnera lieu à des décisions de refus. Dans une des juridictions étudiées, la procédure est plus discutable : la manifestation de volonté est bien recueillie, sans contrôle, mais si, par la suite, il apparaît qu’à l’évidence l’intéressé ne remplit pas telle ou telle condition, la manifestation est « annulée » : là encore, il n’y aura pas matière à un refus.
L’examen des décisions de refus d’enregistrement conduit à distinguer deux types de situations.
Dans certains cas, la manifestation de volonté était vouée à l’échec. Ainsi, 16 manifestations de volonté se heurtent à un refus d’enregistrement au motif que l’intéressé est déjà français.
Ce phénomène manifeste tantôt une inquiétante méconnaissance de sa propre identité, tantôt un certain désarroi face à la complexité du droit : dans un certain nombre de cas, les intéressés avaient acquis la nationalité française par déclaration de leur père ou de leur mère durant leur minorité (conformément à l’article 54 du code de la nationalité supprimé en 1993) ou à leur majorité sur le fondement de l’ancien article 44 du code de la nationalité ; ne sachant pas trop s’ils étaient ou non concernés par le nouveau système, ils semblent avoir préféré se manifester à toutes fins utiles.
Face à de telles situations, certaines juridictions ne se contentent d’ailleurs pas de rejeter le dossier : elles délivrent à l’intéressé un certificat de nationalité.
De même, un refus d’enregistrement était inévitable pour les sept manifestations de volonté émanant de jeunes étrangers… nés à l’étranger, ou pour les dix manifestations de volonté provenant de jeunes étrangers qui n’avaient pas encore seize ans (dans ce cas, le juge invite parfois l’intéressé à réitérer plus tard sa démarche) ou qui avaient plus de vingt et un ans.
Beaucoup plus complexes apparaissent les hypothèses dans lesquelles le refus est fondé sur l’absence de résidence habituelle en France pendant les cinq années qui précèdent la manifestation de volonté, soit 59 des 95 dossiers.
La « résidence en France » : un critère sévèrement appliqué
Dans certains cas, le doute n’est pas permis : l’intéressé a bien séjourné à l’étranger pendant la période requise, notamment pour suivre des études ou pour passer un certain temps dans la famille restée au pays ; encore faut-il que l’absence soit suffisamment longue (plusieurs mois, souvent un an) pour que soit caractérisée l’interruption de la résidence habituelle en France.
Dans de telles hypothèses, les juges estiment le refus inévitable, sauf, parfois, à fermer les yeux. De fait, la règle n’est pas à l’abri de toute critique : pourquoi se fixer sur une absence d’un an lorsque l’intéressé est né en France, qu’il y a passé presque toute sa vie, qu’il y a été scolarisé et qu’il y est revenu après son séjour à l’étranger ? Il n’en reste pas moins que la loi est la loi.
On pourrait cependant suggérer aux juges une interprétation plus souple de la notion de résidence habituelle en France, tenant compte non seulement d’éléments matériels (le séjour en France ou à l’étranger), mais aussi d’éléments intentionnels.
Prenons l’exemple d’un jeune garçon ou d’une jeune fille envoyé un an dans son pays d’origine pour suivre des études. Si ce séjour intervient avant la majorité de l’intéressé, on observera que la décision a certainement été le fait des parents et non de l’enfant ; et, sans doute, ce dernier ne l’a-t-il considéré que comme une parenthèse dans une vie qui s’enracine en France.
Pour une si courte absence…
Il serait par conséquent opportun de tenir compte de la durée du séjour à l’étranger par rapport au temps passé en France et de rechercher si ledit séjour a été dominé ou non par l’esprit de retour.
Que si l’on soupçonne quelque problème d’assimilation, ce n’est certes pas le séjour à l’étranger qui l’a créé : ce sont les seize ou dix-sept ans de vie en France qui sont en cause.
Cette recherche de l’intention est certes délicate, mais elle permettrait d’éviter de refuser l’accès à la nationalité française à des jeunes dont la France est, de fait, le pays.
Lorsque les intéressés sont scolarisés à l’étranger, ils peuvent être tentés d’invoquer les dispenses de résidence en France dont bénéficient les étrangers francophones (art. 21-7, al. 2 du code civil).
Mais la définition de la francophonie en droit de la nationalité est plus restrictive : il faut, en particulier, que l’intéressé soit ressortissant d’un pays dont la langue officielle ou l’une des langues officielles soit le français. Quatre jeunes tunisiens qui avaient suivi une partie de leurs études dans un lycée français de Tunisie ont ainsi vu leur demande rejetée.
Le problème est encore plus délicat lorsque le refus est motivé par la simple incapacité de l’intéressé à prouver sa résidence en France pendant les cinq années qui précèdent la manifestation de volonté. Il appartient, en effet, à celui qui manifeste sa volonté d’apporter les éléments de preuve nécessaires.
La plupart du temps, des certificats scolaires y pourvoiront. Les circulaires du ministère de la justice prévoient également le recours aux documents les plus divers : attestations de l’employeur ou attestation d’inscription à l’ANPE, certificats de stage, etc.
Si les documents officiels sont en général admis, même s’ils ne prouvent pas la continuité du séjour en France, il semble que les attestations émanant de personnes privées (parents, club sportif ou même médecins), soient en général de peu de poids : il est vrai que l’on pourrait craindre quelque complaisance. Il en va de même des documents qui prouvent la résidence des parents et non celle de l’enfant (relevé EDF, factures de loyer ou de téléphone).
Le juge apprécie souverainement si les documents apportés constituent ou non une preuve suffisante de la résidence en France. Mais, dans certains cas, la situation est quasiment inextricable : on songe notamment à ces jeunes filles qui ont quitté très tôt le système scolaire (parfois même avant le terme de l’obligation scolaire) et qui, à partir de douze ou treize ans, n’ont pratiquement pas eu de contact en dehors de leur communauté d’origine. En quelque sorte, on sait que ces jeunes filles n’ont pas quitté la France, mais il n’y a rien qui permette de le prouver. Dans ces conditions, l’enregistrement risque fort d’être refusé.
En dehors de ces hypothèses extrêmes, les juges semblent plutôt faire preuve de souplesse. On relève cependant quelques refus discutables, par exemple celui qui fut opposé à une jeune fille qui, certes, ne fournissait pas de certificats scolaires, mais pouvait faire état de plusieurs convocations par le juge des enfants…
Des premières données de l’enquête réalisée par le Centre de droit de la famille, il ressort que le système mis en place en 1993 ne pose pas de graves difficultés techniques. On ne saurait en tout cas trop souligner l’importance des pratiques locales et le rôle capital que jouent les greffes à tous les stades de la procédure.
L’analyse doit cependant être affinée. De plus, il serait extrêmement intéressant de compléter cette approche volontairement technique par une enquête auprès des jeunes susceptibles de manifester leur volonté. S’en dégageraient sans doute d’autres éléments de réponse à la question de fond : qu’est-ce qu’être français aujourd’hui ?
Notes
(1) « L’application de l’article 21-7 du code civil relatif à l’acquisition de la nationalité française à raison de la naissance et de la résidence en France », Centre de droit de la famille (Université Jean Moulin, Lyon 3), ministère de la justice (mission de recherche Droit et Justice), convention de recherche sous la direction de H. Fulchiron, avec la collaboration de V. Bonnet, S. Grataloup, N. Joubert, S. Mekious, D. Laurnd, X. Pesenti, J.B. Philippe, A. Richez, M. Nenet, J. Vergély.
(2) cf. « Etre français aujourd’hui… », sous la direction de H. Fulchiron, PUL, 1996.
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