Article extrait du Plein droit n° 35, septembre 1997
« Des papiers pour tout »

Du contrôle d’identité au contrôle des titres de séjour : Une obsessionnelle présomption de clandestinité

Nathalie Ferré

 
La réglementation sur les contrôles d’identité a été guidée par des préoccupations sécuritaires à l’origine sans lien avec les étrangers, encore moins avec la lutte contre l’immigration clandestine. Depuis 1986, pourtant, toutes les modifications introduites ont directement concerné ceux que les interpellations ont toujours quotidiennement frappés. L’historique de cette réglementation montre, s’il était besoin, l’étroit rapport entretenu entre les contrôles d’identité et les vérifications des situations administratives des étrangers sur le sol national.

Avant l’entrée en vigueur de la loi « Sécurité et liberté » du 2 février 1981, aucun texte n’autorisait de façon générale les policiers à procéder à des contrôles d’identité. Seules quelques dispositions éparses leur permettaient d’user de ce moyen d’investigation dans le cadre de la police judiciaire. Autrement dit, la police ne pouvait contrôler l’identité d’une personne que s’il était établi un rapport entre elle et la commission d’une infraction.

Le 5 janvier 1973, la Cour de cassation toutefois va reconnaître, en dehors de tout fondement textuel, la légalité des contrôles d’identité préventifs : dans la célèbre affaire Friedel, elle considère en effet comme justifié le contrôle effectué sur un individu auquel il n’est rien reproché, si ce n’est de se trouver sur les lieux d’une manifestation. La participation à ce rassemblement sur la voie publique a été jugée comme une « circonstance particulière » autorisant la police à intervenir.

Idéologie sécuritaire

Quelques années après, la loi « Sécurité et liberté » va confirmer la légitimité des interpellations préventives en employant une formule proche de celle actuellement consacrée : les agents et les officiers de police judiciaire peuvent procéder à des contrôles d’identité « pour prévenir une atteinte à l’ordre public, notamment une atteinte à la sécurité des personnes et des biens ».

A partir de là, l’idéologie sécuritaire va imprimer les débats parlementaires, dans lesquels les étrangers n’apparaissent encore qu’en filigrane. Les expressions de « délits de sale gueule » ou de délits de « visage au teint basané » ou de « chevelure trop longue » fusent toutefois dans l’hémicycle.

L’opposition s’en donne à cœur joie et se promet d’abroger dans sa totalité la loi « scélérate » en cas de changement de majorité. Cet engagement constitue d’ailleurs une des « cent-dix propositions » du candidat François Mitterrand.

Cet engagement sera cependant vite oublié et les dispositions sur les contrôles d’identité seront même à l’origine d’une sérieuse querelle entre Gaston Defferre, ministre de l’intérieur, et Robert Badinter, garde des sceaux qui souhaitait la suppression pure et simple des contrôles préventifs.

La loi du 10 juin 1983 entend signifier le choix d’une voie médiane : « l’identité de toute personne peut également être contrôlée […] dans des lieux déterminés, là où la sûreté des personnes et des biens se trouve immédiatement menacée ».

Ainsi, pour procéder à des interpellations préventives, dégagées de la commission de toute infraction, la police doit satisfaire à deux conditions légales : d’une part établir qu’il y avait urgence à intervenir au nom des impératifs d’ordre public, d’autre part circonscrire l’espace de son intervention où la menace à cet ordre public est supposée s’exercer.

Le législateur en profite pour redéfinir les hypothèses de contrôles d’identité judiciaires et entourer de garanties la procédure de vérification d’identité – ce qui suppose la conduite au poste de police lorsque l’individu interpellé n’a pas été en mesure de prouver sur place son identité.

Pour la première fois, le gouvernement propose de consacrer le contrôle du séjour des étrangers en France en le liant aux dispositions sur les contrôles d’identité. R. Badinter défend même un article du projet, finalement retiré, qui aurait eu pour objectif de favoriser la connexion entre la procédure de contrôle d’identité et les régimes particuliers de contrôle auxquels sont soumises certaines catégories de personnes (automobilistes, marchands ambulants, chasseurs, étrangers…).

Les députés rejettent en bloc la disposition qualifiée de « raciste ». En vertu des décrets du 18 mars et du 30 juin 1946 alors encore en vigueur, les étrangers sont tenus de justifier, auprès des forces de l’ordre, de la régularité de leur présence en France.

Un problème évident d’articulation se pose entre les dispositions du code de procédure pénale qui définissent les conditions de légalité des contrôles d’identité et ces textes réglementaires. Il sera bientôt résolu par la loi.

Des signes extérieurs d’extranéité

Entre-temps, la Cour de cassation a pris les devants en considérant qu’il est possible de contrôler directement la régularité du séjour des étrangers, en usant des décrets de 1946, sans que les policiers soient assujettis au régime juridique des contrôles d’identité.

Par deux arrêts rendus le 25 avril 1985, la chambre criminelle consacre l’existence d’un contrôle propre aux étrangers et dérogatoire au droit commun… Encore faut-il pouvoir préalablement présumer que ces personnes sont étrangères puisqu’un contrôle d’identité n’est pas nécessaire pour l’établir.

Selon la jurisprudence, la police peut procéder à la vérification de la situation administrative d’un individu dès lors qu’un « signe extérieur d’extranéité » présume de sa qualité d’étranger.

Un tournant important, surtout en termes de discours, est pris avec la loi du 3 septembre 1986. En effet, le moment est venu d’officialiser le lien entre la réglementation sur les contrôles d’identité et la lutte contre l’immigration clandestine dont l’efficacité dépendrait largement de ce moyen d’investigation.

Toujours sur fond de discours sécuritaire, le nouveau gouvernement, dirigé par Jacques Chirac dépose plusieurs projets de lois, dont un sur les contrôles d’identité et un autre relatif à l’entrée et au séjour des étrangers en France. Les expressions « insécurité », « contrôles d’identité » et « immigration clandestine » sont à jamais liées.

Le régime des interpellations subit plusieurs modifications. En tout premier lieu, les conditions d’espace et de temps posées par la loi de 1983 sont supprimées. La Cour de cassation les ayant, aux yeux de la majorité, interprétées trop restrictivement – selon la juridiction suprême, certaines stations de métro ne constituent pas des lieux où la sécurité des personnes et des bien est en permanence menacée… –, la police ne disposerait plus de la latitude dont elle a besoin pour mener à bien sa mission.

On revient donc à la formule née de la loi « Sécurité et liberté » qui offre en outre l’avantage d’avoir, en son temps, franchi le cap du Conseil constitutionnel.

Par ailleurs, les étrangers font leur entrée sous l’article 78-2 du Code de procédure pénale : « la personne de nationalité étrangère dont l’identité est contrôlée en application des dispositions du présent article doit être en mesure de présenter les pièces ou documents sous le couvert desquels elle est autorisée à séjourner en France ».

Le pas est franchi… Cette disposition consacre le statut spécifique des étrangers en révélant par là même la finalité première des contrôles d’identité.

Toutefois, elle soulève – volontairement ? – une incertitude majeure. La loi, dans son interprétation littérale, semble mettre un terme à la jurisprudence de la Cour de cassation sur les « signes extérieurs d’extranéité ». Il n’existerait en matière de contrôle d’identité qu’un régime applicable à tous, Français et personnes d’apparence étrangère. Dès lors que ce contrôle a permis d’établir que l’individu est étranger, alors et alors seulement la police serait à même de réquisitionner le titre de séjour ou le document l’autorisant à circuler en France.

Evidemment, une telle interprétation, défendue par des parlementaires de la majorité, paraît peu compatible avec les objectifs affichés par le gouvernement. Les circulaires d’application de la loi du 3 septembre 1986, au mépris de la volonté du législateur, confirment l’utilisation parallèle et autonome des décrets de 1946 et le maintien de la jurisprudence de 1985.

Haro sur la jurisprudence

Le changement de majorité survenu en 1988 ne s’accompagne pas de nouvelles modifications apportées à l’article 78-2 du Code de procédure pénale. La Cour de cassation, par un arrêt du 10 novembre 1992, interprète la notion de « prévention d’atteinte à l’ordre public » et définit ainsi les conditions de la légalité des contrôles d’identité administratifs.

Selon la chambre criminelle, la prévention d’une atteinte à l’ordre public, justifiant une interpellation, implique l’invocation par la police d’un élément « directement rattachable au comportement de la personne dont l’identité est contrôlée ».

Pour procéder à un contrôle à des fins préventives, les agents de l’ordre ne peuvent donc plus se borner à se référer, dans le procès-verbal relatant les conditions de fond et de forme de l’interpellation, à la dangerosité potentielle du lieu de leur intervention. Ils sont obligés d’indiquer les raisons pour lesquelles leur intervention s’est dirigée vers telle ou telle personne se trouvant dans ce périmètre. Les contrôles d’identité administratifs se rapprochent alors des contrôles judiciaires appelant par nature une analyse du comportement de l’individu interpellé.

La loi du 10 août 1993 constitue une réponse à cette jurisprudence qui restreindrait considérablement les pouvoirs de la police : « l’identité de toute personne, quel que soit son comportement, peut être également contrôlée […] pour prévenir une atteinte à l’ordre public, notamment à la sécurité des personnes et des biens ».

Il en résulte que l’intervention de la police peut être anonyme et ne pas être guidée nécessairement par le comportement de la personne concernée. Des circonstances particulières tenant au lieu – des actes de délinquance s’y commettent habituellement – ou au moment – un événement important est en train de se dérouler ou vient de se produire – justifient des interpellations préventives.

Et toujours Schengen...

Le législateur de 1993 va étendre les moyens d’investigation de la police en créant deux nouvelles hypothèses de contrôles d’identité. Tout d’abord, il autorise les agents et officiers de police judiciaire à procéder à des contrôles d’identité sur réquisitions écrites du procureur de la République.

Ce dernier doit alors définir les infractions recherchées, le périmètre d’intervention et la durée pendant laquelle la police peut recourir à ce moyen d’investigation. Les contrôles d’identité effectués dans ce cadre laissé à la libre appréciation du procureur de la République n’ont pas à être davantage motivés.

Par ailleurs, à titre de mesure compensatoire à l’entrée en vigueur de la Convention de Schengen, la loi instaure les contrôles d’identité frontaliers : « Dans une zone comprise entre la frontière terrestre de la France avec les Etats parties à la convention signée à Schengen le 19 juin 1990 et une ligne tracée à vingt kilomètres en deçà, ainsi que dans les zones accessibles au public des ports, aéroports et gares ferroviaires ou routières ouverts au trafic international et désignés par arrêté, l’identité de toute personne peut également être contrôle[…] en vue de vérifier le respect des obligations de détention, de port et de présentation des titres et documents prévus par la loi ».

Ce sont des contrôles finalisés, s’inscrivant directement dans la lutte contre l’immigration clandestine que favoriserait la suppression graduelle des frontières communes aux Etats « schengéniens ».

L’existence d’un contrôle spécifique aux étrangers a été enfin légalisée de façon claire et non équivoque. Supprimant la référence aux ressortissants étrangers dans le code de procédure pénale, l’article 8 de l’ordonnance du 2 novembre 1945, issu de la loi du 24 août 1993, dispose qu’en dehors de tout contrôle d’identité – c’est-à-dire sans avoir besoin de se référer aux hypothèses légales définies par l’article 78-2 du code de procédure pénale –, les personnes de nationalité étrangère doivent être en mesure de présenter les pièces et documents sous le couvert desquels elles sont autorisées à circuler ou à séjourner en France sur réquisition de la police. La loi ne fournit pas les éléments qui permettent de présumer la qualité d’étranger.

Est-ce à dire pour autant que la police peut alléguer la couleur de la peau ou la morphologie des individus pour leur demander de produire le titre les autorisant à séjourner en France ?

Selon le Conseil constitutionnel, la mise en œuvre de telles vérifications ne peut se fonder que sur des critères objectifs, en excluant toute discrimination de quelque nature qu’elle soit entre les personnes.

Cette réserve d’interprétation sur l’article 8 de l’ordonnance semble proche des exigences jurisprudentielles parlant d’« éléments objectifs déduits de circonstances extérieures à la personne même de l’intéressé ».

La circulaire du 21 octobre 1993 donne quelques exemples d’éléments ou de circonstances permettant de présumer la qualité d’étranger : la participation à une manifestation dont les banderoles montrent qu’elle regroupe des étrangers, la conduite d’un véhicule immatriculé à l’étranger, le port apparent d’un livre ou d’un écrit en langue étrangère...

Bien que le ministre de l’intérieur se garde de tout commentaire sur le fait de s’exprimer en langue étrangère, la Cour de cassation considère à juste titre que cet élément n’est pas extérieur à la personne interpellée et ne saurait en conséquence fonder la réquisition d’un titre de séjour. A s’en tenir aux exemples proposés, il est certain que les pratiques policières n’offriraient pas le même visage… La plupart des contrôles opérés se situent évidemment en marge de la loi.

Présomption de clandestinité

Au nom de l’efficacité de la lutte contre l’immigration clandestine, la loi Debré a multiplié les formes et les hypothèses de contrôles à destination des étrangers : « visite sommaire » des véhicules se trouvant dans les zones frontalières, extension de ces zones dites frontalières – justifiées initialement par l’entrée en vigueur de la convention de Schengen – au territoire de la Guyane et consécration d’un droit d’entrée dans les entreprises pour les agents et officiers de police judiciaire en vue de rechercher et constater les infractions de travail dissimulé et d’emploi d’étrangers sans titre les autorisant à travailler.

On peut se demander où s’arrêtera la surveillance dont font l’objet les étrangers sur lesquels pèse constamment une « présomption de clandestinité ».

A l’heure où ces derniers sont tenus de circuler en permanence avec le titre ou le document marquant leur admission sur le sol national, la possession, par les Français, d’une carte nationale d’identité aujourd’hui informatisée, demeure facultative…



Article extrait du n°35

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Dernier ajout : mardi 3 novembre 2015, 12:40
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