Article extrait du Plein droit n° 9, décembre 1989
« Loi Joxe : qu’est-ce qui va changer ? »

L’interdiction du territoire français : l’arme absolue

Bernard Jouve

Juge de l’application des peines
L’interdiction du territoire français (I.T.F.) est une peine complémentaire à un emprisonnement que le juge a la liberté de prononcer dans des cas strictement définis. Ainsi, elle est devenue très vite une arme privilégiée dans l’arsenal des mesures d’éloignement pouvant frapper un étranger. Elle a même parfois un parfum de légitimité de par la nature des infractions qu’elle est chargée de réprimer.

Celui qui a contrevenu à la législation sur l’entrée et le séjour peut être con- damné par le juge pénal à une interdiction du territoire qui ne peut excéder 3 ans (cf. art. 19 de l’ordonnance du 2 no- vembre 1945). De même, en cas de récidive, selon l’article 27 de la même ordonnance, l’étranger qui s’est op- posé à une mesure de reconduite à la frontière, risque d’être interdit de France pendant 10 ans, mesure qui viendra compléter une peine de pri- son. Enfin, à côté de ces I.T.F. spéci- fiques aux infractions à la législation sur les étrangers, « trône » l’interdic- tion du territoire pour usage et/ou trafic de stupéfiants dont aucun étranger, quelles que soient ses attaches et sa durée de présence ici n’est protégé (cf. art. 630-1 du Code de la santé publique). Dans cette dernière hypo- thèse, l’interdiction peut être défini- tive.

Quelles sont les possibilités de re- cours contre ces mesures d’éloigne- ment ? Précisons préalablement que l’étranger frappé d’une I.T.F. exécute dans un premier temps sa peine de prison et, à son expiration, est recon- duit à la frontière (« l’interdiction du territoire emporte de plein droit re- conduite du condamné à la frontrière, le cas échéant à l’expiration de sa peine d’emprisonnement »).

L’article 55-1 du Code pénal per- met à tout étranger condamné à une I.T.F. d’en demander le relèvement au tribunal (le tribunal compétent étant celui qui l’a prononcée) et ce, quelle que soit l’infraction visée (art. 19 ou 27 de l’ordonnance de 45 ; art. 630-1 du Code de la santé publique). Le relèvement peut n’être que partiel et consister en une réduction de la durée de l’interdiction. Or, la possibilité de faire une requête en relèvement d’une I.T.F. définitive pour trafic de stupé- fiants a été supprimée par l’article 8 de la loi 87/1157 du 31 décembre 1987, une disposition particulièrement inadmissible au regard de la Conven- tion de sauvegarde des droits de l’homme : elle prive en effet l’étran- ger de toute possibilité de recours et de retour.

Une proposition "couperet"

L’impossibilité de demander le relèvement d’une I.T.F. définitive ne figurait pas dans le projet initial du gouvernement, qui fut d’abord pré- senté au Sénat (voir Document du Sénat n° 228 et rapport Girault n° 257). Elle y a été introduite par la suite par voie d’amendement de la Commis- sion des Lois à l’Assemblée natio- nale, sous l’impulsion de J.L Debré, rapporteur, au motif que les requêtes étaient abusivement utilisées (à Paris, 70 requêtes en instance). Le rapporteur prenait soin ensuite d’ajouter que cette requête ne viserait pas les auteurs de petits trafics.

Cet amendement n’a pas fait l’ob- jet d’un vote spécial par article, et il n’a été adopté que dans le cadre du vote d’ensemble du projet par l’As- semblée nationale (débats, séance du 9 octobre 1987, p. 4144, 4182 et 4185).

Il a ensuite été adopté pratiquement sans véritable débat par le Sénat (dé- bats, séance du 12 novembre 1987, p. 3824), après que le Garde des Sceaux s’y soit rallié dans le débat général (p. 3813).

On peut d’abord trouver quelque peu insolite en cette matière que le relèvement total ou partiel soit suppri- mé seulement pour l’interdiction définitive la plus grave, et non pour l’interdiction temporaire.

Quant à l’argument des nombreu- ses requêtes abusives, avancé par le rapporteur, il n’est guère convainquant si l’on considère d’une part que les tribunaux ont toujours été capables de rejeter les requêtes abusives ou mal fondées, et que, d’autre part, si le Parquet de Paris est allégé des 70 requêtes en instance, il risque d’être obligé d’instruire sur ce point 70 re- cours en grâce, ce qui ne fera que déplacer le problème de l’encombre- ment de ses services. Le Garde des Sceaux a, en effet, rappelé devant le Sénat, qu’un recours en grâce était toujours possible dans les situations exceptionnelles (séance du 12 no- vembre 1987, p. 3813).

Sans doute le ministre et le rappor- teur ont-ils également rappelé, pour atténuer la rigueur de l’amendement, que le condamné à l’interdiction défi- nitive du territoire pouvait toujours faire appel pour tenter d’être déchargé de cette peine complémentaire, mais cet argument de l’appel ne vaut pas dans le cas où le tribunal n’a pas prononcé cette peine et où c’est la Cour d’appel qui la prononce, sur appel du Parquet.

Aucun parlementaire ne semble avoir réfuté ces arguments avancés à l’appui de l’amendement Debré. Aucun ne semble avoir vraiment contesté cet amendement.

Or, si l’interdiction définitive du territoire peut se justifier pleinement pour l’étranger trafiquant qui débar- que en France et n’y séjourne que le temps de venir y négocier et livrer des produits prohibés, une telle interdic- tion apparaît humainement beaucoup plus contestable pour des étrangers fixés et assimilés en France depuis longtemps ou même parfois qui y sont nés.

Double peine

Il peut s’agir en particulier de ces étrangers qui entrent dans l’une ou l’autre des catégories pour lesquelles une expulsion ne serait pas légale- ment possible, d’après l’article 25 de l’ordonnance du 2 novembre 1945, mais ce texte ne s’applique pas en cas d’interdiction du territoire.

Il peut s’agir notamment de ces trafiquants-consommateurs, souvent jeunes, souvent délinquants primai- res, dont les agissements délictueux sont comparables aux agissements identiques commis par des nationaux, issus de tous milieux sociaux.

Or, en réalité, il arrive souvent que de tels délinquants étrangers, par ailleurs condamnés à de lourdes pei- nes principales d’emprisonnement, qui peuvent paraître justifiées, sont éga- lement condamnés à la peine com- plémentaire d’interdiction du terri- toire, beaucoup plus contestable en raison des inconvénients qu’elle pré- sente tant pour eux que pour leurs familles (conjoint français, enfants nés en France, parents âgés ou handica- pés, etc.) et qui peuvent conduire aux situations dramatiques que l’on ima- gine. N’en déplaise à M. Debré, il s’agit parfois même d’auteurs de « petits trafics » de stupéfiants, la loi ne faisant pas de distinction à ce sujet entre les petits et les grands trafi- quants.

Peut-être les défenseurs de ces tra- fiquants, même petits ou moyens, se sont-ils surtout attachés à l’audience à contester la culpabilité et l’ampleur des faits, où encore à plaider l’indul- gence quant au montant de la peine principale, sans insister suffisamment sur les contre-indications personnel- les ou sociales d’une facultative et éventuelle interdiction du territoire, pourtant prononcée.

Peut-être, s’agissant le plus sou- vent d’affaires comportant un grand nombre d’inculpés dans le même dossier, le tribunal, au cours d’une audience surchargée, n’a-t-il pu, dans la foulée, s’apesantir suffisamment sur la situation personnelle, sociale et familiale de chacun, et n’avait-il d’ailleurs sur ce point qu’un dossier incomplet ?

Par ailleurs, durant l’exécution de la peine d’emprisonnement, le con- damné a pu évoluer favorablement sous l’effet du traitement pénitentiaire, prendre conscience de ses torts, se repentir sincèrement, se soigner, avoir des contacts avec des organismes d’aide aux toxicomanes qui intervien- nent en prison, faire des efforts de scolarisation, de culture ou de forma- tion, renouer avec sa famille, etc.

Il peut même être devenu en me- sure de justifier qu’il est bénéficiaire de la Convention de Genève, officiel- lement reconnu comme tel par l’OF- PRA, alors qu’il n’avait pu le faire pour l’audience.

Toutes ces circonstances peuvent être autant de raisons valables de réexaminer individuellement le cas du condamné, un certain temps après sa condamnation, dans le cadre d’une requête portant uniquement sur le relèvement total ou partiel de son in- terdiction du territoire et ce, de manière plus attentive et plus dégagée du contexte et du poids de l’ensemble du dossier initial.

D’où l’utilité du rétablissement de cette possibilité de relèvement judi- ciaire, à l’appui duquel d’autres argu- ments peuvent d’ailleurs être invo- qués.

Tout d’abord, la suppression de ce relèvement par la loi du 31 décembre 1987 procède manifestement d’une idée de méfiance à l’égard des magis- trats appelés à en connaître. Rien qu’à ce point, il paraît opportun d’y mettre fin.

Condamnés à vie

Il semble aussi qu’une telle dispo- sition dérogatoire au droit commun - et qui rappelle certaine législation de l’Occupation qui avait supprimé le sursis ou les circonstances atténuan- tes pour certaines infractions - s’appa- rente à une sorte de discrimination fondée sur la nationalité étrangère, et donc contraire à une certaine conception des Droits de l’homme et à l’article D. 241, alinéa 3 du code de procé- dure pénale.

Or, si les auteurs de tels trafics, déjà exclus de l’application du décret de grâces collectives du 17 juin 1988 et de la loi d’amnistie du 20 juillet 1988, au surplus passibles d’une période de sureté (article 720.2 du code de pro- cédure pénale), ne peuvent plus jamais demander le relèvement de leur in- terdiction du territoire, aucun d’entre eux ne pourra échapper à d’autres mesures discriminatoires, telles que l’exclusion actuelle par voie de cir- culaire du placement en chantier ex- térieur en fin de peine, l’exclusion suivant la jurisprudence de la Cour de cassation du système si bénéfique des permissions de sortir, notamment pour le maintien des liens familiaux (arrêts du 25.3.87) ou encore l’impossibilité d’être conditionnellement libéré autrement qu’avec reconduite à la frontière (article D. 535-4° du code de procédure pénale).

Telles sont les multiples raisons qui devraient permettre d’envisager la suppression de cette suppression, par abrogation pure et simple de l’ar- ticle 8 de la loi du 31 décembre 1987.



Article extrait du n°9

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Dernier ajout : lundi 24 mars 2014, 23:44
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