Article extrait du Plein droit n° 7, avril 1989
« Des discriminations jusqu’à quand ? »

RMI : l’occasion d’une solidarité

Jean-Michel Belorgey

 
La bataille menée par certains pour étendre le R.M.I. à des catégories d’étrangers qui étaient exclues du projet d’origine a permis de mettre en lumière la précarité du statut social des étrangers et les réticences, voire l’hostilité, à l’exercice d’une solidarité minimum.

L’article premier du projet de loi portant création du R.M.I. ne subordonnait l’ouverture du droit à prestation qu’à quatre conditions : résidence en France, ressources, âge, engagement de participer à des actions d’insertion.

L’article 7 ajoutait à ces conditions générales des conditions spécifiques aux étrangers. Il faisait le partage entre les étrangers appelés le cas échéant (s’ils en remplissaient les conditions) à bénéficier du R.M.I., et ceux totalement exclus du dispositif.

Se trouvaient ainsi, aux termes du projet de loi, susceptibles de bénéficier du R.M.I. dans les mêmes conditions que les Français, outre les personnes s’étant vu reconnaître le statut de réfugié (cela n’était pas précisé mais allait naturellement, ou plutôt légalement, de soi, en dépit d’un certain nombre d’erreurs d’interprétation), les étrangers détenant une carte de résident de 10 ans ou un « titre » donnant des droits équivalents.

Se trouvaient en revanche exclus du bénéfice du R.M.I. tous les autres étrangers, quelle que soit leur durée de résidence en France, y compris les étrangers en possession d’un titre de séjour (visiteurs et étudiants étrangers, salariés et non salariés, étrangers disposant d’une carte de séjour temporaire), et y compris ceux appartenant à des catégories juridiquement repérées comme dignes de considération (non reconductibles et non expulsables).

S’agissant des enfants âgés de moins de seize ans, le projet de loi subordonnait leur prise en compte pour la détermination du montant du revenu minimum à la condition qu’ils soient nés en France ou y séjournent dans des conditions « régulières ». Depuis l’intervention de la loi de 1986 relative à la famille, les enfants arrivés en France à compter du 1er juillet 1987 (date de la mesure réglementaire d’application) ne peuvent bénéficier des prestations familiales que s’ils y ont été introduits régulièrement. En revanche, les enfants introduits irrégulièrement en France avant le 1er juillet 1987 peuvent, le cas échéant, entraîner pour leurs parents le bénéfice de prestations familiales. Or, si l’on s’en était tenu au projet de texte, ils n’auraient pas été pris en compte pour le calcul du R.M.I.

Un minimum d’exclusives

La philosophie du dispositif était dépourvue d’ambiguïté. Toute immigration ayant, en principe, pris fin, sauf dérogations exceptionnelles et immigration familiale maîtrisée, on partait de l’idée qu’en accordant le R.M.I. à d’autres étrangers que les titulaires de la carte de 10 ans, on relancerait l’immigration clandestine et la xénophobie. Cette vision n’était guère satisfaisante, ni humainement, ni socialement. Si on raisonnait en termes d’insertion, dans la société française, de personnes appelées à y demeurer, il y avait au moins deux catégories de personnes à qui il paraissait opportun de ne pas refuser le R.M.I. :

  • les personnes ayant droit au titre de 10 ans et qui, s’en voyant privées par l’ostracisme des guichets, vivent de titres provisoires ;
  • les non expulsables non reconductibles à qui, par une étrange aberration, la loi de 1986 ne permet pas d’obtenir la régularisation de leur situation.

Il était en outre difficile d’admettre que la prestation instituée, destinée à répondre à des situations de détresse, soit refusée à une personne de nationalité étrangère en situation régulière, détenant un titre d’un an l’ayant autorisée à exercer une activité professionnelle.

S’agissant enfin des enfants victimes de la dissuasion aux regroupements familiaux officiels — qui a, de longue date, pris racine dans le manque de logements ou les « jeux du guichet » — et qui ont fait l’objet de regroupements de fait, il paraissait pour le moins choquant qu’on leur réserve, dans le cadre de la législation du R.M.I., un sort moins favorable que dans celle des prestations familiales. Il paraissait donc expédient de recourir au minimum à une formule analogue à celle retenue pour les prestations familiales en 1987 : faire tomber la barre au jour de la promulgation de la loi. Toute autre formule présentait un caractère discriminatoire et était d’ailleurs à peu près informulable en termes juridiques.

C’est en ce sens que devait prendre position, lors du premier examen du texte, la Commission des Affaires culturelles, familiales et sociales. Le rapporteur précisait au demeurant qu’on ne pouvait « se caler pour définir des droits sociaux sur une législation arbitrairement répressive et à plusieurs égards incohérente comme celle de 1986, ni faire comme si celles des dispositions qu’elle comporte, créant des droits en faveur de certaines catégories d’étrangers, étaient pour de bon toujours correctement appliquées ». Et il concluait qu’il ne fallait pas « reproduire d’une législation à une autre les exclusives qui serviront un jour et servent déjà partiellement de terrain à la marginaliation et au rejet d’une partie de la population étrangère ».

Tel ne devait malheureusement pas être le dernier mot de la position parlementaire.

Le Parlement tout d’abord, ne pouvant, en l’état de la procédure applicable, faire aboutir lui-même des amendements étendant à des nouvelles catégories de bénéficiaires le champ d’application de la loi, car ils entraînaient des dépenses nouvelles, n’avait d’autre ressource pour faire triompher ses vues que d’emporter la conviction du Gouvernement et d’obtenir que celui-ci reprenne ses amendements.

Un combat perdu

Il n’y est hélas pas parvenu. La majorité devait, entre l’examen du texte en commission et son examen en séance publique, se révéler de fait divisée sur le sujet. L’opposition, y compris les centristes, devait elle-même, dans la même phase de déroulement du débat, brandir, de façon d’autant plus véhémente qu’intellectuellement viciée, le raisonnement selon lequel on courait le risque, sinon en faisant bénéficier trop d’étrangers du R.M.I., du moins en le donnant à croire, d’encourager un appel à l’immigration clandestine et à la xénophobie.

Le débat s’est poursuivi sur ce ton à l’Assemblée et au Sénat tout au long des lectures. Il a continué en commission paritaire, où le Président de la Commission des Affaires sociales du Sénat, Monsieur Fourcade, s’est ingénié à tenter de faire acter le désaccord entre les deux assemblées, précisément sur ce point ; le texte retenu à l’Assemblée à l’issue du compromis intervenu entre la majorité et le Gouvernement étant, malgré son caractère à plusieurs égards très arbitrairement restrictif, tout de même plus ouvert que celui du Sénat.

Le texte voté, qui est devenu l’article 8 de la loi, dispose en définitive que peuvent prétendre au R.M.I. « les étrangers titulaires de la carte de résident ou du titre de séjour prévu au troisième alinéa de l’article 12 de l’ordonnance n° 45-2568 du 2 novembre 1945 relative aux conditions d’entrée et de séjour des étrangers en France, ou encore d’un titre de même durée que ce dernier et conférant des droits équivalents, sous réserve d’avoir satisfait sous ce régime aux conditions prévues au premier alinéa de l’article 14 de ladite ordonnance, ainsi que les étrangers titulaires d’un titre de séjour prévu par les traités ou accords internationaux et conférant des droits équivalents à ceux de la carte de résident »,

Le texte prévoit aussi que « pour être pris en compte pour la détermination du montant du revenu minimum d’insertion, les enfants étrangers âgés de moins de seize ans doivent être nés en France ou être entrés en France avant la publication de la présente loi ou y séjourner dans des conditions régulières à compter de la publication de la présente loi ».

Ont ainsi rejoint les rangs des bénéficiaires du R.M.I. les étrangers titulaires d’une carte de 1 an qui a déjà été renouvelée deux fois (ou qui le sont pour la 3ème fois) et autorisés à travailler, ce qui recouvre partiellement la catégorie des étrangers ayant droit au titre de 10 ans, auxquels l’amendement de la Commission ouvrait le bénéfice de la nouvelle loi, mais ne la recouvre pas totalement.

Ont de même finalement été considérés comme pouvant être pris en compte pour le calcul des droits au R.M.I. du ménage auquel ils appartiennent, les enfants ayant fait l’objet d’un regroupement familial de fait avant la publication de la loi. C’est la transposition de la mécanique de la loi Barzach de 1986. Le Sénat, qui avait mal lu la loi de 1986 — ou trouvé commode de donner cette impression —, prétendait reproduire son esprit en refusant de prendre en compte tout enfant entré en France postérieurement à la date d’entrée en vigueur de la loi.

Ni bon, ni mauvais

De l’équilibre ainsi trouvé, on ne saurait raisonnablement soutenir, réserve faite du cas des non expulsables non reconductibles, qu’il est franchement et scandaleusement défavorable aux étrangers. On ne saurait non plus le considérer comme vraiment satisfaisant notamment en raison des conditions dans lesquelles il a été dégagé.

Soutenir, comme on l’a fait sur les bancs de l’opposition, mais aussi sur certaines franges de la majorité, qu’en matière de droit des étrangers, les représentations (celles que se fait l’opinion, mais qu’on contribue aussi à modeler par l’affolement réel ou tactique dont on témoigne et qu’on propage) sont plus importantes que les règles elles-mêmes, c’est faire de la mauvaise sociologie. C’est aussi s’abandonner ou aller au devant de dangereuses complicités ! Cela revient à sacrifier des cohortes de population dignes de considération humaine, et des opportunités d’action sociale à base d’exercice de la solidarité (il n’y a pas d’action sociale si on ne commence pas par là), qu’on risque de ne pas retrouver.

Prétendre que le droit social ne peut panser les plaies ouvertes par un droit du séjour dont on dénonce les travers sans les réparer, c’est accepter l’augure d’une marginalisation accrue d’hommes et de femmes enfermés dans le statut de sans droits et à qui on n’entend pas donner d’occasion d’en sortir. C’est aussi, s’agissant d’époux, de parents, ou d’enfants de Français, introduire une discrimination intolérable entre nationaux, selon les choix de vie effectués par ceux-ci.

Que le nombre de personnes concernées soit faible n’est pas un moyen de défense en quelque manière recevable. L’exclusion est d’autant moins acceptable qu’elle frappe des victimes qu’il serait financièrement, socialement ou politiquement peu coûteux d’arracher à leur sort.

Mais le R.M.I. n’est qu’un élément parmi d’autres de la législation sociale, et l’attitude adoptée à l’occasion de son lancement est en réalité révélatrice d’un raidissement, voire d’une crispation, sur le plan du statut social accordé aux étrangers.

El est à craindre, en effet, qu’une révision de la loi Pasqua tournée, comme le Président de la République en a manifesté le désir, vers l’amélioration du sort des jeunes dont les seules attaches sont en France, et des conjoints, parents ou enfants de Français, ne mette fin ni à certaines formes d’exclusion (jeunes nés en France ayant fait l’objet de condamnations), ni aux pratiques abusives — dont il est difficile de discerner si elles traduisent l’impuissance des responsables face aux « guichets », ou leur duplicité. Il convient donc de s’interroger sur la nature des rapports souhaitables entre droit au séjour et droits sociaux, notamment pour les demandeurs d’asile en attente de décision ou éconduits, et pour les familles ayant fait l’objet de regroupements de fait, car ce sont là des catégories dont il paraît peu probable qu’elles s’éteignent à brève échéance, compte tenu des pratiques administratives que l’on connaît.

Droit au séjour et droits sociaux

S’agissant des demandeurs d’asile, on sait à quelles difficultés se heurte leur accès aux soins médicaux et hospitaliers, même urgents. Les propositions qui ont été faites pour remédier à cette situation sont également connues (1).

S’agissant des familles, on sait que l’article L.311-7 du Code de la sécurité sociale dispose que les travailleurs étrangers et leurs ayants droit bénéficient des prestations d’assurance sociale s’ils ont leur résidence en France. On sait aussi que cette règle, de portée générale, a été rendue plus stricte par des dispositions législatives en ce qui concerne la prise en charge de l’I.V.G. et l’inscription à l’assurance personnelle par l’exigence d’un titre de séjour. On sait aussi qu’une prise de position purement administrative a étendu la même exigence avec quelques atténuations de fond — le récépissé de 3 mois prolongé une fois est assimilé à un titre de séjour — et de forme — on ne demande pas le titre, mais on « s’assure qu’il existe » — pour le service de l’ensemble des prestations.

Le climat étant à cet égard à l’escalade, on en est aussi récemment venu à refuser la prise en charge de dépenses de maternité, et par conséquent l’admission à des consultations hospitalières, faute de ressources propres suffisantes pour en acquitter le prix :

  • non seulement à des femmes n’ayant pas les titres requis,
  • mais à des femmes en ayant finalement obtenu la remise au terme de démarches en vue de la régularisation de leur situation, en arguant que l’ouverture des droits s’effectue à la date présumée de la conception, et que la condition de résidence n’était pas remplie à cette date (celle de la conception, antérieure à la régularisation) étant bien précisé que le refus ne concernait que la maternité et pas l’assurance maladie…

Juridisme ? Obsession de ne pas payer « à guichet ouvert » ? Allergie à une natalité colorée ? Il est bien difficile d’en trancher. Mais l’exploitation inquisitrice de l’intimité des familles sur laquelle on débouche, le climat de « je vous rattrape au tournant » que dégage une telle approche des droits sociaux, tout cela apparaît, en termes de libertés, totalement inacceptable.

« Fabriquer de la précarité » ?

C’est pourquoi il importe de donner aux réflexions auxquelles s’est livré sur ce problème le groupe de travail du Commissariat du Plan présidé par Stéphane Hessel (2), le débouché qu’elles méritent, non seulement sur chacun des points où les conclusions du groupe ont été précises et motivées (aide sociale à l’enfance, aide médicale, allocation parentale d’éducation, allocation d’handicapés, régime de sécurité sociale des familles non résidentes des étrangers en chômage) mais aussi sur ceux où, faute d’avoir été alerté, ce groupe n’avait pas songé à conclure.

On ne peut en effet continuer, pour reprendre les termes du rapport, à « fabriquer de la précarité » aux dépens d’une couche de population aussi digne de considération qu’une autre. Car la stratégie explicite ou implicite de dissuasion clandestine qui sous-tend l’éviction d’immigrés présents sur le territoire, ou de membres de leur famille y résidant ou non, du système de protection sociale, est une stratégie humainement lâche et socialement dangereuse. Elle engendre des souffrances et des humiliations sans commune mesure avec la valeur « indicative » qu’elle prétend receler. Elle débouche — c’est encore le vocabulaire du rapport du Plan — sur la « multiplication de populations interstitielles », ce qui est contraire à l’objectif d’insertion. « La régularité du séjour ne peut constituer un préalable à toute prise en charge sociale… Même pour les clandestins, un refus absolu de soins médicaux se révélerait, à terme, négatif pour la santé publique… ».

Tous les clandestins ne sont pas des irréguliers. Et la notion d’irrégularité est elle-même inadaptée pour caractériser le type de situation à laquelle on a affaire dans le cas des regroupements familiaux de fait, ou des demandeurs d’asile éconduits après plusieurs années de séjour sur le territoire au cours desquelles ils ont réussi leur insertion.

On ne peut à la fois ne pas avoir le courage de reconduire à la frontière ou d’expulser, de peur des réactions de l’opinion publique, et régler leur compte clandestinement par une autre voie, à certains égards plus radicale — c’est souvent de cela qu’il s’agit en cas de refus de prestations maternité ou de refus de soins — à ceux sur qui on n’a pas osé porter la main par cette voie.

Ce qui est en cause c’est non seulement la cohérence d’une politique, mais très clairement une déontologie et une éthique collectives.


(1) Voir Plein Droit n°6, p. 50

(2) Le devoir d’insertion, La Documentation Française 1988.



Article extrait du n°7

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Dernier ajout : jeudi 3 avril 2014, 12:15
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