Article extrait du Plein droit n° 43, septembre 1999
« Outre-mer, autre droit »

Ambiance et flux caraïbe

Gilles Danroc

Prêtre dominicain français a animé, pendant plusieurs années, la commission Justice et Paix en Haïti

A propos de terre, il faut parler de mer. Poussières d’îles devenues terres de passage. L’ancienne Caraïbe représente une sorte de pont incurvé de la pointe du Yucatan au sud Mexique jusqu’au nord-ouest du Venezuela, autant dire au nord de l’embouchure amazonienne.

L’autre parcours, entièrement terrestre par Panama, encombré de montagnes, de forêts et de lagunes n’est pas forcément plus facile que d’aller d’île en île en pirogue. L’ancienne Caraïbe figure le choc mouvant inter-amérindien entre ceux du centre nord – les plus connus sont les Arawaks – et ceux de l’ouest-sud – les plus connus sont les Caraïbes.

L’archéologie du temps de cette ancienne Caraïbe nous donne, finalement, peu de renseignements. Faut-il scruter l’éclat et la souplesse des Mayas tropicaux ou les sociétés sans ou contre l’État de l’Amazonie équatoriale ?

La caractéristique fondamentale de l’ancienne Caraïbe fut bien la mobilité, l’échange. Les amérindiens, d’où qu’ils viennent, et ils venaient d’ailleurs, ont peaufiné les paysages de ces îles pour l’échange – guerrier, agricole ou culturel. Ils en ont fait ce que Christophe Colomb découvrira – des Bahamas à Haïti lors de son premier voyage – comme un paradis.

Paradis peuplé et bien peuplé. La grande île d’Haïti, Ispanola, avait, à la fin du XVe siècle, environ un million et demi d’habitants, Taïnos en majeure partie, nous disent les historiens de Berkeley. Leur agriculture et leur système social avaient trouvé un point d’équilibre qui fixait les migrations et libérait l’échange. Aussi, à l’aube des temps modernes, avant l’Espagnol, la Caraïbe avait ses îles et surtout sa mer, douce et comme fermée en forme de Méditerranée. Elle avait ses peuples, ses paysages, ses transports, ses flux et ses échanges. Somme toute l’harmonie.

La Caraïbe moderne et contemporaine d’après l’Espagnol apparaît moins enchanteresse. Elle est, il est vrai, mieux connue car l’envahisseur possédait l’écrit alors que l’archéologie des civilisations agricoles tropicales se fond dans la nature luxuriante.

Peut-on parler même aujourd’hui d’une transposition du paradis offert à Christophe Colomb et à ses fusils aux paradis publicitaires pour le repos d’hiver de l’homme du Nord vaincu par le froid qui fait sa force ? Je trouve, pour ma part, douteux ces nouveaux paradis touristiques caribéens car rien ne ressemble plus à une plage-cocotier au soleil qu’une autre et vous aurez beau multiplier les animations, le repos au chaud se transmue en ennui s’il n’y a, sur place, la forte identité d’un peuple vivant à découvrir. A moins que le stress et le froid condamnent l’homme blanc à une longue retraite anticipée où il ne serait capable que d’ennui.

C’est que la Caraïbe moderne a beaucoup changé pour devenir contemporaine ! Et, tout d’abord, tous les Amérindiens ont été rapidement exterminés : pas de forêts ou de montagnes de secours où s’enfuir. Il y a bien eu des fuites par la mer, les ancêtres des boat-people. Mais si peu. Et donc, tous les autres, les ancêtres des présents viennent d’ailleurs. Tout le monde est importé : blancs, noirs depuis le XVIe siècle, Indiens du sud de l’Inde ou du Pakistan au XIXe siècle et tous les Levantins, Syro-Libanais venus tenter l’expérience fructueuse du commerce.

Le fond de la Caraïbe ce n’est pas un socle solide mais des flux entremêlés de fluidités extrêmes. Le métissage est l’origine, et le monoracial le fruit tardif d’économies élitistes. Ou plutôt, l’origine ici insaisissable s’élargit comme l’horizon et désigne un ailleurs. Du côté du droit, guère de légitimité : les langues officielles – anglais, français, espagnol – comme les drapeaux, les banques ou les passeports sont venus, imposés, décidés et pensés ailleurs.

Ici s’entrecroisent des bouts d’Etats-nations. On s’est battu au canon pour des cailloux sans arbre au nom de la supériorité d’une mère-patrie si lointaine qu’elle en demeure inconnue. Même le droit révolutionnaire de la démocratie est parvenu dans la Caraïbe, comme le décrit si bien Alejo Carpentier [1], sous la pire forme qui soit, une guillotine pliante amenée en grande pompe. Au point qu’on en vient à penser que la Caraïbe use et corrompt en dérisoire toutes les valeurs graves de la modernité !

Quant au travail, qu’en dire à l’heure du tourisme de masse des congés payés, sinon qu’il fut l’horreur : colonie et esclavage déshumanisaient les arrachés à l’Afrique pour en faire une pure force de travail temporaire. En Haïti, la durée moyenne d’un esclave était de sept ans. Malédiction du travail qui se poursuit paradoxalement dans le chômage déstabilisateur des petites Antilles : un quart de la population de Guadeloupe ou de Martinique.

L’espace caribéen sonne étrange où que l’on se trouve. Sans origine ni travail, sans volonté propre autre que survivre ou bouger, ni légitimité, la population actuelle des Caraïbes erre doucement entre l’ici et l’ailleurs dans une torpeur qui fausse toutes les perspectives. La mer est plus une rue internationale qu’une frontière. Un pêcheur de Saint-Barthélémy (territoire français) me disait que ses six enfants vivaient entre Miami et Trinidad, parcourant en tous sens ce mare nostrum du continent américain.

Les flux caribéens atteignent le continent à moins que la Caraïbe ne permette parfois, malgré elle, les échanges plus Sud-Nord que Nord-Sud. Un vieux rafiot brésilien rempli dangereusement de clandestins à destination de la Floride s’est échoué au sud d’Haïti. Toutes sortes de petits avions et de vedettes rapides apportent la drogue colombienne aux côtes sud des USA. L’argent de toutes les odeurs de trafic se fixe à Grand Cayman, aux Bahamas ou à St Thomas au soleil blanchissant des paradis fiscaux où fleurissent les casinos et autres machines à sous.

Caraïbe, espace convoité, traversé et quasi perverti, où la force du métissage ne cesse d’émerger souplement en tresses maritimes. La Caraïbe unie aurait été l’une des « nations » sportives les plus médaillées aux jeux olympiques. Elle s’exporte en force vers les temples du base-ball ou du basket NBA via les quartiers insalubres portoricains, dominicains ou jamaïcains des grandes villes US.

L’envers de cette étonnante vitalité faite d’adaptations fines reste le grand point aveugle de la Caraïbe : la misère affirmée des populations désœuvrées, mises en marge de la vie industrielle et agricole, plus ou moins cachée par l’assistance indispensable des « métropoles » riches (USA, France, Pays-Bas, Angleterre, ...) en aide humanitaire, welfare, projets d’ONG, …

La population caraïbe fait le gros dos devant cette invasion du Nord – tourisme, capitaux, services – tout en méditant des formes fluctuantes de réponses parfois désespérées : boat people, clandestins et autres trafics en tout genre.

L’art, la culture, la religion – comme le Vaudou ou la Santoria florissants en Floride – les jeux (combats de coqs) et les divertissements (musique, danse et carnavals) suivent de près des exodes pour en faire des exils créateurs. Mais jusqu’à quand ?

Les pacotilleuses



« [...] Vous ne connaissez pas les pacotilleuses. Elles désobstruent les embouchures des Eaux, pour occuper les trottoirs de ce limon qu’elles ont fouillé. Femmes de Haïti, de Guadeloupe ou de Martinique, elles rappellent les matrones qui dans les villes d’Afrique détiennent le pouvoir du quotidien, celui du marché tout bouillant et de l’influence sagement assise. Elles sont tout autant matador. Mais elles n’ont que le loisir de dériver.

Elles vont d’île en île, comme les Arawaks ou les Caraïbes du temps longtemps, mais évidemment elles sont plus bougeantes, charroyant d’énormes monceaux de marchandises que vous listez : les chaises-rotin, les peaux de bœuf, les colliers dits indigènes, les chemisiers, les grotesques objets d’artisanat, où soudain étincelle une forme admirable, les peintures prétendues naïves, les tortues vernies, les maracas dorés de rouge et de bleu, les plateaux de table sculptés et toute une poussière infinie de colifichets, d’amulettes, de médailles saintes ou mal-bénies, qui leur tressent une parure sur les trottoirs de Foyal ou de la Pointe, et voyez, c’est tout comme les capharnaüms de Barbès à Paris ou de Harlem à New York.

Que font les pacotilleuses ? Elles tissent la Caraïbe les Amériques, elles encombrent les avions de cette pagaille de cartons et de paquets, elles résistent au mépris des hôtesses de l’air, le plus souvent (du moins sur les lignes en partance de Martinique ou de Guadeloupe) filles de békés, coincées de devoir travailler là et qui ne supportent pas d’avoir à s’occuper de ces grosses commères noires à la voix claquante et au débit si assuré, lesquelles réclament d’autant plus fort qu’elles ont fait enregistrer combien de dizaines de kilos en surcharge.

Elles relient la vie à la vie, par-delà ce que vous voyez, les radios portables de Miami et les peintures à la chaîne de Port-au-Prince, les couis ornés de San Juan et les colliers rastas de Kingston, elles transportent l’air et les commérages, le manger comme les préjugés, le beau soleil et les cyclones. Mais elles ne se croient pas mission. Elles sont la Relation. » […]

(E. Glissant, Toulemonde, Paris, Gallimard 1993).




Notes

[1in Le siècle des Lumières.


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Dernier ajout : jeudi 3 avril 2014, 19:31
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