Article extrait du Plein droit n° 50, juillet 2001
« L’enfermement des étrangers »
Prisons : un traitement défavorable
Annie Kensey
Démographe à la Direction de l’administration pénitentiaire.
L’objectif de cet article est de présenter les données récentes concernant ce thème. Une comparaison systématique sera faite avec les détenus de nationalité française pour mettre en évidence leurs éventuelles spécificités en identifiant les critères pertinents. Les notions d’étranger et d’immigré ont été précisées au plan démographique (voir encadré p. 8). Cet article ne s’engage pas en particulier dans une comparaison entre les étrangers en détention et les étrangers dans la population en France.
Entre 1975 et 2001, le nombre d’étrangers détenus passe de 4 645 à 9 757, soit une augmentation de 110 %. Cette augmentation est près de deux fois plus importante que celle des détenus français, dont le nombre a crû de 63 % pour la même période.
Cette augmentation plus rapide se traduit par un poids relatif accru des étrangers. Ils formaient moins de 20 % de la population détenueavant 1980 contre 31 % au 1er janvier 1993 (graphique 1).
En termes démographiques, deux facteurs peuvent expliquer la variation du nombre des étrangers à une date donnée : les entrées en détention d’étrangers et l’élévation de la durée de leur détention. L’effet de ces deux facteurs peut être conjugué.
En 2000, sur 66 862 entrées en- registrées en métropole, 15 709 (soit 23,5 %) ont concerné des étrangers. Entre 1982 et 1994, si les entrées ont connu des variations, l’évolution générale reste assez stable qu’il s’agisse des étrangers ou des Français.
On pourra comparer, dans le tableau 1, les chiffres de 1982 et ceux de 1997. On remarquera néanmoins que, depuis 1994, les entrées en détention accusent une baisse régulière. Le rapport entre les entrées en détention et la population détenue en moyenne donne l’indicateur de durée moyenne de détention [1]. Entre 1982 et 1998, on constate une élévation des durées moyennes de détention. Elle a été plus importante chez les étrangers (+ 80 %) que chez les Français (+ 54 %).
La comparaison des deux années 1982 et 1997 permet de faire l’analyse suivante : pour un nombre quasiment équivalent d’entrées d’étrangers, la durée de détention a augmenté très sensiblement (4,9 mois en 1982, 8,8 mois en 1998). On peut, par conséquent, dire que l’augmentation en « stock » du nombre d’étrangers entre ces deux années (7 091 contre 12 164) est imputable à l’augmentation de leur durée de détention.
Le même phénomène est observable pour l’ensemble de la population, mais avec une moindre amplitude. La décroissance sensible du nombre des étrangers entre 1996 et 2001 s’est accompagnée d’un changement marqué de la structure par nationalité.
On notera en particulier que les détenus étrangers d’origine européenne qui, en 1996, représentaient près de 21 % de l’ensemble des étrangers, représentent en 2001, 27 % de ceux-ci. De même, on assiste, sur la période, à une baisse accentuée des détenus de nationalité des pays d’Afrique du nord : de 53 % à 45 %. Les détenus africains (hors Maghreb) passent de 16,5 % en 1996 à 14 % en 2001.
En 2000, 22 % des personnes entrant en prison étaient de nationalité étrangère. La statistique FND (fichier national des détenus) qui décrit de manière détaillée les entrées en détention et les libérations au cours d’une année, permet de mieux connaître leur profil.
Du point de vue socio-démographique :
- Les étrangers ont un âge moyen à l’écrou (30,2 ans) légèrement plus élevé que celui des Français (29,2 ans), et la part des mineurs y est plus faible (4,2 % contre 6,5 % pour les Français).
- 20 % des étrangers sont mariés (10,2 % pour les Français), et 69 % sont sans enfant (67,4 % parmi les Français).
- 12,4 % des étrangers se déclarent « illettrés dans leur langue maternelle » (3 % chez les Français).
- Enfin, les étrangers sont 55 % à ne signaler aucune situation précise au regard de l’emploi (35 % chez les Français) et seuls 21 % sont salariés (29 % chez les Français).
Comme le montre une étude sur les ressources des sortants de prison [2], les étrangers présentent une situation socio-économique d’un plus grand niveau de précarité que les Français.
Sur le plan pénal :
- Les étrangers prévenus sont écroués principalement dans le cadre d’une comparution immédiate (60 % contre 46 % chez les Français), filière qui les conduirait plus probablement à l’emprisonnement [3].
- En 2000, 6 % des étrangers ont été écroués dans le cadre d’une procédure criminelle ; les Français sont 12 % à être dans ce cas.
Quant au type d’infraction, une comparaison avec les entrées de 1985 (tableau 3) montre que la structure des étrangers par infraction a relativement changé : baisse des délits contre les biens (-14 points) et ce au profit des délits contre les personnes (+ 3,4 points) et des autres délits (+ 8 points) qui regroupent entre autres les délits à l’exécution judiciaire, les délits routiers, financiers ou relatifs à la législation sur le travail. Ce changement de structure explique pour partie l’élévation des durées de détention constatée, les atteintes aux biens étant moins sévèrement punies que les atteintes aux personnes.
Ajoutons qu’au cours de la période 1985-2000, les délits à la police des étrangers ont connu de fortes variations : ils représentaient 35,1 % des motifs d’incarcérations en 1993. La baisse de 12 points observée entre 1993 et 2000 permet à cette infraction de retrouver son niveau de 1985 (voir dans le tableau « sûreté de l’Etat »).
La proportion d’étrangers est plus forte pour les délits que pour les crimes (25 % contre 14 %). Elle est particulièrement élevée pour les faux et usage de faux documents administratifs (60 %) – infraction pouvant souvent être liée à celle sur la législation sur les étrangers – et pour le trafic de stupéfiants (31 %).
La baisse récente du nombre d’étrangers en prison concerne-t-elle toutes les infractions ou est-elle plus sensible selon certaines ? Une comparaison des chiffres entre 1996 et 2000 montre que les entrées pour délits à la police des étrangers et infraction à la législation sur les stupéfiants, qui constituent deux motifs d’incarcération importants des étrangers, ont nettement diminué. C’est cette baisse spécifique qui est responsable de celle du nombre d’étrangers et par conséquent aussi d’une partie de celle du nombre total de détenus.
L’analyse de la répartition par infraction principale montre que les étrangers constituent la quasi-totalité des personnes écrouées pour délit à la police des étrangers (97 %). Cette infraction est une caractéristique intrinsèque (seuls les étrangers peuvent a priori commettre cette infraction). Il est intéressant de calculer la proportion d’étrangers à l’entrée, en excluant ceux qui relèvent de cette infraction principale. Elle passe alors de 23,5 % à 19 % en 2000.
La structure par infraction caractéristique des étrangers pourrait expliquer leur « sur-représentation » en détention provisoire, dans la mesure où les infractions dans lesquelles ils sont sur-représentés (infractions à la police des étrangers, infractions aux stupéfiants) engendrent plus facilement une mise en détention provisoire et surtout une procédure de comparution immédiate (notamment les délits à la police des étrangers).
Sous réserve du rôle que pourraient jouer les éventuelles infractions associées, on constate qu’à infraction principale égale, les étrangers sont en détention provisoire en proportion plus élevée et sont incarcérés plus souvent dans le cadre d’une procédure de comparution immédiate.
Ainsi, les étrangers seraient plus systématiquement mis en détention. Comme le montre une étude de F.- L. Mary et P. Tournier [4], ceci serait lié au fait qu’ils donneraient moins de garanties de représentation que les Français.
Le graphique 2 montre que les étrangers en situation irrégulière constituent depuis 1984 une partie importante de la population des étrangers. C’est pourquoi le point suivant présente une analyse particulière, en exploitant le fichier national des détenus.
Entre 1984 et 1996 (avant la baisse de la population), le nombre d’étrangers a augmenté de 50 %. Il est important de noter que l’augmentation d’étrangers entrés pour infraction à la législation sur le séjour des étrangers (article 19) est de 330 %. L’augmentation de ces derniers est responsable de plus de la moitié (55 %) de l’augmentation de l’ensemble des étrangers.
En ce qui concerne l’état matrimonial, les étrangers « clandestins » sont plus souvent célibataires, et la part des mariés y est plus faible que pour l’ensemble des étrangers (18 % contre 20,1 %). 17, 3% des étrangers « clandestins » sont illettrés et 72 % ont une situation indéterminée face à l’emploi, ces proportions sont respectivement de 12 % et 55 % chez l’ensemble des étrangers.
Les étrangers écroués pour situation irrégulière se singularisent également de l’ensemble des étrangers par leurs caractéristiques pénales. À l’entrée, on souligne la proportion très importante des étrangers clandestins parmi les étrangers écroués dans le cadre d’une procédure rapide (37 %).
Les caractéristiques socio-démographiques et pénales de la population des étrangers incarcérés éclairent sans doute quelques aspects du traitement judiciaire de cette population. L’observation paraît confirmer l’idée d’un traitement pénal moins favorable à l’égard des étrangers, qui se retrouve dès le stade policier [5], et qui s’explique pour partie par la question de la « garantie de représentation » devant les tribunaux, notamment pour les étrangers en situation irrégulière. ;
Cet article se base principalement sur le numéro 6 des Cahiers de démographie pénitentiaire de mars 1999, réalisé par M. Guillonneau, A. Kensey et C. Portas, et sur les travaux de Pierre Tournier et Philippe Robert Étrangers et délinquance, les chiffres du débat, Paris, l’Harmattan, 1991.
Définitions et remarques
Source
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Notes
[1] Durée = Population détenue moyenne/entrées en détention x12 (en mois).
[2] Cahiers de démographie pénitentiaire, Les ressources des sortants de prison, n° 5, M. Guillonneau, A. Kensey, Ph. Mazuet, DAPSCERI, février 1998.
[3] M.D. Barré, Projet, Dépeupler les prisons, La population carcérale, n° 222, 1990, pp 8-16.
[4] Mary F.L., Tournier P., « Derrière les chiffres, réalités de la répression pénale de la délinquance des étrangers en France », Information prison justice, n° 84, mars 1998, pp.12-17.
[5] Lévy R., Du suspect au coupable, le travail de police judiciaire, Genève, Médecine et hygiène, 1987.
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