Article extrait du Plein droit n° 61, juin 2004
« Immigrés mode d’emploi »
Exigences utilitaristes en Belgique
Andrea Rea
Chargé de cours à l’Université libre de Bruxelles. Directeur du groupe d’études sur l’ethnicité, le racisme, les migrations et l’exclusion (GERME)
Le débat sur la nécessité d’une nouvelle immigration économique en Belgique est mis à l’agenda politique à la suite des prévisions d’organismes internationaux et de la prise de position de la Commission européenne. L’option d’une réouverture sélective des frontières et de l’abandon de l’immigration-zéro était déjà soutenue, depuis près de dix ans, par des associations de défense des droits de l’homme ou de lutte contre le racisme. Toutefois, elle n’avait pas dépassé ce cercle restreint d’acteurs. Les arguments mobilisés par ces associations pour l’ouverture sélective des frontières ne relèvent péennes et internationales et repris par les employeurs. Les associations considèrent inefficace, coûteuse et injuste la politique répressive de maîtrise des flux migratoires et appellent à une ouverture conditionnée des frontières pour des raisons politiques et éthiques. Les employeurs recourent, quant à eux, aux deux arguments classiques que sont les besoins de main-d’œuvre et ceux démographiques.
Ces arguments, repris par les acteurs politiques, ne sont pas neufs. Les organisations syndicales défendent en la matière une position historiquement complexe tout aussi utilitariste. Alors que les débats sur l’ouverture sélective des frontières balbutient, des nouvelles formes migratoires se développent, souvent implicitement tolérées par les autorités politiques, pas du même registre que ceux mobilisés par les instances euro-répondant aux nouvelles exigences utilitaristes de fractions de segments du marché de l’emploi.
L’année 2000 a été marquée par la diffusion d’un rapport de la division de la population des Nations unies [1] concernant les migrations de remplacement. Ce rapport en appelait à une urgente reprise de l’immigration de masse en Europe. Ces prévisions ont alimenté, de même que celles d’une étude de l’Organisation internationale du travail [2], le débat au sein de la Commission de l’intérieur du Sénat [3] consacrée à la politique d’immigration. Les sénateurs ont utilisé ces données pour mettre en évidence l’évolution démographique de la Belgique et les besoins que cette situation de vieillissement de la population engendre en termes de main-d’œuvre. Ils affirment que « ces perspectives peuvent peut-être inciter à considérer l’immigration sous un angle éventuellement différent ». Différent, l’angle de vue l’est surtout par rapport à la politique prohibitionniste de l’immigration-zéro (1974-1990), mais il n’est sûrement pas neuf en regard de la longue histoire de la politique d’immigration en Belgique et en Europe.
L’impulsion donnée au débat sur la « réouverture » de l’immigration économique par le rapport des Nations unies est renforcée, quelques mois plus tard, par une Communication de la Commission européenne [4] relative à « une politique communautaire en matière d’immigration ». Cette communication avait principalement pour but de lancer un large débat européen quant aux modalités d’une réouverture des canaux de l’immigration légale. Les deux principaux arguments avancés pour justifier l’élaboration d’une politique commune en la matière sont liés au recul démographique et à la pénurie de main-d’œuvre. Après avoir invité à l’ouverture d’une large réflexion, la Commission propose que les résultats de ces débats soient examinés au cours d’une conférence au second semestre 2001. Cet élan a été bloqué à la suite des événements du 11 septembre 2001, mais le débat est néanmoins lancé.
Au sein du patronat, la Fédération des entreprises de Belgique [5] plaide pour une ouverture sélective de l’immigration économique. Elle base son argumentaire sur les rapports d’experts, en matière démographique, et sur les estimations de besoins de main-d’œuvre formulées par des secteurs économiques (électronique, électricité, métal et hôtel-restaurant). Elle estime qu’un assouplissement de la réglementation relative à l’engagement des travailleurs étrangers s’impose. L’ouverture sélective de l’immigration à laquelle elle aspire concerne tant les hauts que les bas niveaux de qualification (soudeur, camionneur, infirmier). L’urgence de cette politique ne tient pas seulement aux demandes pressantes des entreprises mais aussi à la concurrence de plus en plus aiguë entre les pays européens pour certaines qualifications (les informaticiens). Le mode de recrutement proposé par le patronat est fidèle à la tradition législative belge : le contrat doit être signé dans le pays d’origine et le permis de travail est limité dans le temps. Les nécessités du marché doivent ainsi gouverner la politique d’immigration. Fidèle à ses positions libérales, le patronat aspire à une réduction des procédures administratives, qui sont des garanties de droits pour les travailleurs, pour retrouver la forme idéale du travail immigré : malléable, corvéable et exploitable. Par rapport au passé, une préoccupation nouvelle émerge dans la position patronale : cette ouverture sélective des frontières s’accompagne de la volonté de poursuivre l’intégration des descendants d’immigrants en luttant contre la discrimination raciale à l’embauche.
Si la position patronale ne diffère pas de celle prise antérieurement dans l’histoire de l’immigration en Belgique, il en va de même du côté syndical. La FGTB (syndicat socialiste) prône le lancement d’un débat sur l’ouverture des frontières et soutient la position suivante « l’immigration ne peut se faire pour répondre à des pénuries de main-d’œuvre qui pourraient être contrées soit par une formation des chômeurs belges et immigrés […] soit par l’offre de meilleures conditions de travail ». Cette position montre les craintes du syndicat socialiste qui estime que la pénurie de main-d’œuvre doit d’abord trouver d’autres solutions que l’immigration. Cette position est partagée par la CSC (syndicat chrétien) qui évoque aussi la possibilité d’ouvrir les frontières pour des raisons humanitaires.
La position des syndicats dans ce débat est semblable à celle qu’ils ont toujours soutenue : les syndicats sont contre le recours à l’immigration et ils sont pour l’égalité des droits des travailleurs belges et étrangers. Cette position a été exprimée, pour la première fois, lors du Congrès syndical extraordinaire que la FGTB consacre à la main-d’œuvre étrangère en janvier 1926 : « S’il est démontré qu’il est indispensable que nous fassions appel, au point de vue industriel et commercial, à la main-d’œuvre étrangère […], nous devons cependant, en même temps, affirmer d’une façon catégorique que l’introduction de cette main-d’œuvre étrangère doit être réglementée de façon à ne pas nuire à notre propre main-d’œuvre ». Et d’ajouter : « il est évident que, si nous affirmons le droit pour les ouvriers étrangers de venir gagner leur pain en Belgique, nous devons en même temps, du point de vue syndical et des intérêts de ceux qui sont groupés dans notre organisation syndicale, exiger que cette main-d’œuvre étrangère soit mise sur un pied d’égalité avec la main-d’œuvre indigène » [6].
Flexibilité et précarisation
Ce souci de promouvoir l’égalité ne concerne pas uniquement les conditions de travail, le salaire et la protection sociale, mais aussi des domaines en dehors du travail (logement, scolarité, etc.). Les craintes des syndicats sont plus fortes aujourd’hui que par le passé pour deux raisons au moins. Dans le contexte de mondialisation, l’ouverture de l’emploi à des travailleurs étrangers peut prendre la forme du dumping social, de la flexibilité et de la précarisation des conditions salariales et de travail. Par ailleurs, à l’inverse des situations antérieures, une partie des nouveaux migrants proviennent de pays où il n’existe aucune tradition syndicale, qui s’affaiblit par ailleurs en Europe.
En raison de la pression exercée par l’extrême droite en Flandre, où le Vlaams Blok y atteint un score électoral de 18 %, les acteurs politiques (gauche et droite) formulent des propositions très prudentes. Lors de la Commission du Sénat, la ministre (socialiste) de l’emploi et du travail a soutenu une position assez proche de celle des organisations syndicales, se montrant assez réservée sur la demande formulée par les milieux patronaux de rouvrir les frontières. Elle mobilise trois arguments pour ne pas consentir à cette nouvelle immigration. Le premier tient au niveau élevé du chômage, notamment parmi les jeunes issus de l’immigration ; le deuxième concerne la fuite des cerveaux des pays du Sud et des individus économiquement dynamiques ; et le troisième voit, dans la demande des employeurs, le risque de déstabilisation du marché de l’emploi, estimant que l’ouverture des frontières avec un taux de chômage encore élevé consisterait en un dumping social. Elle se montre également sceptique sur la politique des quotas, qui ne pourrait être envisagée que dans un cadre européen.
Bien que ces discours servent à contenir les demandes des employeurs, il ne fait plus aucun doute que l’immigration a repris depuis 1990. Cependant, les formes qu’elle prend se diversifient largement. En effet, on assiste à une profonde transformation de l’usage du travail immigré : salarié (permis de travail), saisonnier, travail au noir, intérimaire, indépendant, travail forcé, sans oublier le prêt de main-d’œuvre et toutes formes mobilisant le travail immigré sans l’immigration (par exemple, la sous-traitance en cascade et la mobilité des entreprises de services). Parmi ces diverses modalités, on peut considérer que le travail illégal d’étrangers est une des modalités de la dérégulation de la condition salariale fordiste en Europe et, sans doute, la forme d’emploi atypique la plus précaire de la flexibilisation du marché de l’emploi.
Le recours à la main-d’œuvre irrégulière est structurel dans certains segments sectoriels, notamment ceux à faible productivité et à forte intensité de main-d’œuvre. La gestion étatique du travail illégal démontre l’écart qui s’approfondit entre une optique libérale du marché de l’emploi, défendue par des employeurs qui souhaitent supprimer les régulations, et une optique conservatrice des gouvernements (de gauche et de droite) qui sont autant soucieux des peurs et souhaits formulés par les électeurs que des exigences patronales.
En 2001, le gouvernement a accentué les actions de contrôle de l’emploi de travailleurs au noir. Entre mai et décembre 2001, 1 013 entreprises ont été visitées et 1 862 personnes contrôlées, dont 1 436 travailleurs. Parmi ces derniers, 28,9 % étaient étrangers et occupés illégalement. Les secteurs dans lesquels on a découvert le plus de travailleurs étrangers occupés illégalement sont la construction avec 44,2 %, les hôtels-restaurants avec 11,1 % et les secteurs agricole et horticole avec 9,9 %.
Une infraction non poursuive juridiquement
A ces secteurs, il y a lieu d’ajouter la nouvelle domesticité chez les particuliers et dans des entreprises de nettoyage. Le secteur du travail domestique chez les particuliers est traditionnellement une activité occupée par des femmes de migrants, les bonnes italiennes, espagnoles ou portugaises disposant d’un titre de séjour dans les années 1960, et par des femmes migrantes, les femmes d’ouvrage polonaises ou sud-américaines sans titre de séjour actuellement. L’utilisation de ce personnel illégal, tout en constituant une infraction, est considérée comme un écart à la norme accepté, non condamné moralement et non poursuivi juridiquement.
De nombreux nouveaux migrants polonais travaillent dans le bâtiment à Bruxelles [7]. Ils sont employés principalement par des particuliers, parfois par des indépendants ou des petites sociétés. Ils travaillent à l’heure, dix heures par jour, six jours par semaine à un tarif de 8 € de l’heure. En fonction de la demande de travail, celui qui obtient un « contrat » constitue son équipe, sur la base d’une solidarité de proximité ethnique. Les groupes de travailleurs sont rarement constitués sur place. Ceux qui travaillent ensemble se connaissent avant leur arrivée en Belgique. Ils ont souvent émigré ensemble. Les Polonais disposent d’une forte communauté organisée constituant une ressource. Ils sont dès lors peu isolés, et savent que certains groupes ou institutions, en particulier la Mission catholique polonaise peut être un recours de solidarité.
Bien qu’en séjour illégal, les Polonais sont visibles dans la mesure où nombreux sont ceux qui ont des enfants inscrits dans les écoles bruxelloises. En cas d’accident de travail, ils disposent d’une assurance privée contractée en Pologne, qui couvre une partie des frais. L’activité dans le bâtiment ne suffit généralement pas aux besoins économiques familiaux. Des activités illicites parallèles (vente de produits informatiques, électroniques, de communication) viennent compléter les revenus. Toutefois, la stabilité financière des ménages est assurée par les femmes qui sont souvent femmes d’ouvrage et dont l’occupation est plus permanente.
Des permis de travail selon les besoins
La Belgique n’utilise pas de travailleurs saisonniers immigrés dans l’horticulture. Cependant, depuis près de dix ans, certains travailleurs étrangers, en situation de séjour précaire (demandeurs d’asile) ou illégal, sont embauchés. Ce secteur occupait en 2000, 6 952 travailleurs réguliers et 38 026 travailleurs saisonniers [8]. Face à la demande d’employeurs, le secteur a bénéficié de facilités particulières pour obtenir l’embauche d’étrangers en dérogeant aux réglementations sur les permis de travail. Ainsi, des demandeurs d’asile qui ne peuvent effectuer aucune activité professionnelle durant la procédure, ont pu être occupés légalement 65 jours par an à partir de 1994. Le secteur a pu aussi bénéficier d’une autre forme d’autorisation provisoire pour des étrangers en situation irrégulière en matière de séjour. En effet, les candidats à la régularisation en 2000 ont aussi bénéficié d’un permis temporaire pour travailler dans le secteur. Au cours de l’année 2000, il y a eu en Flandre 4 873 autorisations provisoires délivrées pour le travail saisonnier, ce qui représente plus de 10 % des emplois saisonniers.
La pénurie dans le secteur du transport routier international est affirmée par de nombreuses entreprises qui dénoncent aussi la concurrence déloyale de sociétés est-européennes, qui sont parfois de simples filiales de sociétés européennes, comme la SOMAT ancienne société d’État en Bulgarie rachetée par Willy Betz, grand transporteur allemand qui occupe 7 000 salariés. Pour pallier à ces besoins de main-d’œuvre, certaines entreprises recourent à des travailleurs immigrés sans attendre les résultats des efforts fournis par les pouvoirs publics en vue de former et de mobiliser des travailleurs résidant en Belgique. Cet appel de travailleurs immigrés selon les procédures légales, s’accompagne d’embauche de travailleurs au noir. Dans ce cas, l’immigration légale sert aussi de couverture à l’usage de travailleurs illégaux.
Un grand décalage se dessine entre les discours sur l’ouverture des frontières et la tolérance à l’égard de l’emploi de travailleurs illégaux en Belgique. Depuis 1990, l’immigration a repris sous l’emprise de l’utilitarisme économique immédiat. Des segments du marché de l’emploi cherchent des travailleurs immigrés démunis de toute protection sociale et juridique. A la différence du passé où les travailleurs immigrés étaient embauchés dans des secteurs de l’industrie où ils côtoyaient des travailleurs nationaux, et souvent syndiqués, les nouveaux migrants, parfois plus inscrits dans un espace de circulation que de migration, prennent place dans des petites unités de production où la connivence ethnique remplace la solidarité sociale. Leur inscription sociale étant de moins en moins étatisée (absence de contacts avec des institutions), ils sont réduits à une invisibilité sociale et institutionnelle bien qu’ils puissent être, parfois, identifiés dans l’espace public (la rue, les places, les centres commerciaux, etc.) [9]. Le travail illégal, forme particulière du travail immigré recherchée par certains segments de secteurs économiques, contribue à la formation de nouveaux esclaves européens qui sont à la marge de l’État de droit et à la marge de l’État social, qui ne sont pas seulement discriminés et précarisés, mais tout simplement niés comme travailleurs salariés et citoyens. ;
Notes
[1] United Nations (2000), Replacement migration : is it a solution to declining and ageing population ?, Population Division, New York.
[2] Stalker P. (2000), Workers without frontiers. The impact of globalization on international migration, BIT, Genève et Lynne Rienner Publishers.
[3] Sénat (2000), Rapport fait au nom de la commission de l’intérieur et des affaires administratives par M. Wille, M. Nagy et M. Daif, La politique gouvernementale à l’égard de l’immigration, 28 mars 2000, Sénat, 2-112/1.
[4] Commission européenne (2000), Communication de la Commission au Conseil et au Parlement européen, Une politique communautaire en matière d’immigration, Bruxelles, le 22 novembre 2000, COM(2000) 757 final.
[5] Fédération des entreprises de Belgique, Réflexions sur la politique d’immigration, juillet 2001.
[6] Position de la Commission syndicale, Congrès syndical extraordinaire tenu le 31 janvier 1926, Bruxelles, Société nationale d’Édition l’Églantine, p. 7.
[7] Kuzma E. (2003), « Les immigrés polonais à Bruxelles », Bruxelles, GERME.
[8] Botterman C. (2001), « Arbeitsaanbod in de land- en tuinbouw : dringende maatregelen gevraagd », Brief, Informatie van de Boerenbond.
[9] Adam I., Ben Mohamed N., Kagné B., Martiniello M. et Rea A., « Histoires sans-papiers », Bruxelles, Editions Vista, 2002.
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