Article extrait du Plein droit n° 68, avril 2006
« (Dé)loger les étrangers »

L’Europe sous-traite la demande d’asile

Claire Rodier

Juriste, permanente au Gisti et membre du réseau Migreurope
Alors que les États membres viennent de boucler, fin 2005, un ensemble de règlements et de directives communautaires destinés à organiser de façon coordonnée l’accueil et le traitement des demandeurs d’asile à l’intérieur de l’espace européen, ils s’emploient, dans le même temps, à rendre ce dispositif inaccessible au plus grand nombre en « externalisant » les contrôles aux frontières et, bientôt, la gestion de la demande d’asile.

Dans un épisode particulièrement spectaculaire de la guerre menée contre les migrants aux frontières, plus d’une dizaine de personnes ont trouvé la mort à l’automne 2005 pour avoir essayé de franchir l’enceinte militarisée qui entoure les enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla, au nord du Maroc. A la même période, plusieurs centaines d’autres, pour la plupart originaires de pays d’Afrique subsaharienne, ont été traquées, arrêtées, déportées et/ou abandonnées en plein désert par les autorités marocaines. Des demandeurs d’asile, et peut-être des réfugiés déjà reconnus, comptent parmi les victimes de cette répression. Il serait erroné d’interpréter ces événements comme des « bavures » commises par des policiers ou des militaires marocains qui auraient perdu leur sang-froid. Ils sont, en réalité, une des conséquences des dispositifs que l’Union européenne met en place pour protéger ses frontières [1]. Au cœur de ces dispositifs, la collaboration de pays tiers partenaires à qui est déléguée la responsabilité du contrôle des flux migratoires, au mépris, comme le démontre l’exemple de Ceuta et Melilla, des droits des personnes. Ce processus, dont des signes avant-coureurs existaient depuis plusieurs années, a été officiellement consacré par les chefs d’État et de gouvernement des Vingt-Cinq à la fin de l’année 2004.

Un « régime de l’asile annihilé » ?

En 1999, le Conseil européen de Tampere lançait un programme sur les questions d’asile et d’immigration articulé autour de trois axes : élargir au-delà des seuls citoyens communautaires la possibilité de jouir de la liberté de circuler librement dans toute l’Union ; promouvoir l’intégration des ressortissants des pays tiers qui résident légalement dans l’Union ; assurer le plein respect des obligations de la convention de Genève sur les réfugiés et rendre l’Union capable de répondre aux besoins humanitaires sur la base de la solidarité. Un cadre juridique commun, sous la forme de directives et de règlements communautaires ayant vocation à s’imposer à tous les États membres, était censé mettre en œuvre ce programme.

Au terme des cinq années au cours desquelles ces normes ont été élaborées, force a été de constater qu’on était bien loin des principes proclamés à Tampere. A ceci deux causes principales. La première est la réticence dont ont fait preuve la plupart des États à abandonner une partie de leur souveraineté dans un domaine des plus sensibles pour eux, celui qui touche à leurs frontières. La seconde est liée au climat sécuritaire qui a rapidement pris le pas – effet 11 septembre aidant – sur les objectifs affichés en matière d’intégration des étrangers et d’accueil des réfugiés.

C’est sans doute dans le domaine de l’asile que l’activité normative de l’Union a été la plus soutenue, et la plus critiquée. Formellement respecté, le cadre fixé à Tampere a conduit à l’adoption d’un ensemble de textes communautaires juridiquement contraignants. L’accueil des demandeurs d’asile, la détermination du pays responsable de l’examen d’une demande d’asile, les critères de reconnaissance de la qualité de réfugié et les règles de procédure sont autant de thèmes qui ont fait l’objet de directives et de règlements à l’élaboration laborieuse, caractérisés par deux tendances : l’alignement par le bas, sur la base de standards minimaux parfois bien en-deçà de certains dispositifs nationaux existants, et l’émergence de concepts tels que « l’asile interne » ou les « pays sûrs » qui, s’inscrivant dans un contexte de défiance croissante à l’égard des demandeurs d’asile et des réfugiés, contribuent à organiser un système européen d’asile où tout semble fait pour dissuader les requérants et éviter d’avoir à leur accorder protection [2]. Le secrétaire général des Nations unies, Kofi Annan, reçu au Parlement européen de Strasbourg au début de l’année 2004, n’a-t-il pas dénoncé, pour désigner ce système, un « régime de l’asile annihilé  » ?

Le programme de Tampere s’est donc achevé sur un bilan fort décevant, au point que même le Conseil européen a reconnu que « tous ses objectifs initiaux [n’avaient] pas été atteints  ». Pour autant, l’avenir ne se présente pas sous les meilleurs auspices, même si le programme pluriannuel de La Haye adopté en novembre 2004 [3] par les chefs d’État et de gouvernement est censé « renforcer l’espace de liberté, de sécurité et de justice dans le respect des droits fondamentaux ». Certes, il propose de poursuivre le travail entrepris par l’UE dans le domaine de l’asile, de l’immigration et des frontières, mais les mesures envisagées sont très peu concrètes. Il est bien question d’un régime d’asile commun sur tout le territoire de l’UE, incluant une procédure et un statut uniformes dans tous les États membres ; mais il n’existe qu’à l’état de projet, envisageable au mieux après l’horizon 2010 ; l’immigration de travail restera de compétence nationale, la plupart des pays souhaitant en garder la maîtrise, à l’instar de la France qui s’apprête à adopter une législation favorisant l’immigration « choisie » [4] ; quant à l’intégration des ressortissants de pays tiers déjà installés, bien que qualifiée de « fondamentale », elle ne bénéficie que de quelques lignes consacrées à des vœux pieux comme « la promotion de l’échange structurel d’expériences et d’informations, notamment par la création d’un site internet largement accessible  ».

En revanche, le programme de La Haye consacre une large place à « la dimension extérieure de l’asile et de l’immigration  », déclinée en plusieurs volets. L’accent est mis sur la nécessité, pour l’Union européenne, de soutenir, dans le cadre d’un partenariat, les pays tiers pour améliorer leur capacité à gérer les migrations, à protéger les réfugiés et à prévenir et combattre l’immigration clandestine. Dans cette perspective, il est souligné que « les politiques qui concernent à la fois l’immigration, la coopération au développement et l’aide humanitaire [doivent être] cohérentes  ». Concernant l’asile, une étude doit évaluer « le bienfondé, le caractère opportun et la faisabilité d’un traitement commun des demandes d’asile en dehors de l’UE  ». Il est également prévu d’intensifier la coopération aux frontières méridionales et orientales de l’UE afin de permettre aux pays limitrophes de mieux gérer l’immigration et d’offrir une protection adéquate aux réfugiés : c’est l’objectif des « programmes de protection régionale » lancés par la Commission européenne au mois de septembre 2005, qui prétend collaborer à cette fin avec des pays comme l’Ukraine et la Biélorussie, pourtant régulièrement dénoncés pour les violations chroniques des droits des personnes qui y sont commises [5].

L’idée d’aider des pays tiers à progresser sur le terrain du respect des droits des migrants et du droit d’asile, dans le cadre d’une véritable politique de partenariat, n’est bien sûr pas contestable. L’actualité la rend cependant peu crédible, au regard de la double tendance qui tend à s’imposer. D’une part, l’UE limite de plus en plus l’accès légal à ses frontières, pour les étrangers qui, en principe, devraient bénéficier du « droit » à les franchir, en particulier l’immigration familiale et les réfugiés. Les directives adoptées pendant la période 1999-2004 sont l’expression de ce repli. D’autre part, elle cherche à faire venir une immigration de travail dont les indicateurs semblent attester de la nécessité impérieuse pour le maintien de sa prospérité. Dans ce contexte, l’externalisation de la politique migratoire semble la réponse adéquate : elle permet de cantonner hors d’Europe l’immigration dite « subie » en en confiant la gestion aux voisins proches, et de faire le tri pour en extraire l’immigration « choisie » grâce aux camps qui ne manqueront pas de se mettre en place.

« Accueillir » loin de chez nous

On se souvient qu’en 2003, Tony Blair proposait à ses partenaires de l’UE d’installer des transit processing centers hors des frontières européennes (on avait alors parlé du Kenya, de l’Albanie, de l’Ukraine) pour y envoyer tous les demandeurs d’asile. Un an après, les ministres allemand et italien de l’intérieur parlaient à leur tour de financer des camps (moins direct, le ministre français des affaires étrangères évoquait, lui, des « points d’accueil » ou des « portails d’accueil ») pour filtrer migrants et demandeurs d’asile en Afrique du Nord [6]. Début 2005, le commissaire européen chargé des questions d’immigration annonçait l’affectation d’importants fonds européens en Afrique du Nord, dans l’Afrique des grands lacs et à la frontière orientale de l’UE pour « financer le renforcement de capacité de protection et d’accueil sur place, qui semble moins coûteux que l’accueil dans les centres de réfugiés installés dans des pays membres de l’UE ». Une façon de reléguer le dispositif prévu par la directive sur les conditions minimales d’accueil au rang d’accessoire, l’objectif affiché étant de ne pas avoir à l’utiliser : « accueillis », les demandeurs d’asile le seront désormais loin de chez nous.

Loin d’être du véritable partenariat, la politique de voisinage de l’Union s’apparente plus à une stratégie de « donnant-donnant » dont migrants et exilés font les frais. En subordonnant l’aide au développement – ou la coopération politique et économique, comme c’est le cas avec la Libye – à la bonne volonté manifestée par les partenaires pour servir de garde-frontières à l’Europe, on encourage toutes les dérives : externaliser, c’est renvoyer, comme l’a fait l’Italie au mois d’octobre 2004, plus d’un millier de boat people entre les mains de la police libyenne, quand la Libye, qui n’a pas signé la convention de Genève sur les réfugiés, est régulièrement dénoncée pour les mauvais traitements qu’y subissent les immigrés. Ou encore placer plusieurs dizaines de milliers de Sub-sahariens à la merci des rafles régulièrement effectuées par l’armée marocaine dans les regroupements précaires où ils attendent l’opportunité qui leur permettra de rejoindre l’Espagne.

Après avoir consacré plusieurs années à mettre en place un système – certes bien imparfait – pour la gestion sur le territoire européen de l’arrivée et du séjour des migrants et des réfugiés, les gouvernements des Vingt-Cinq semblent désormais s’orienter vers une phase de gestion à distance de ces questions. On peut tout craindre de cette évolution : non seulement les renoncements qu’elle implique au regard des principes qui engagent l’Union européenne au plan international – on pense à la Charte des droits fondamentaux adoptée en 2000 par l’UE, à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, à la Convention de Genève de 1951 sur les réfugiés. Mais aussi les répercussions explosives qu’elle risque d’entraîner dans le rapport que l’Europe entretient avec ses voisins, et, de façon plus générale, avec le reste du monde. ;




Notes

[1Sur ces événements et leur lien avec la politique de l’Union européenne, lire « C’est l’UE qui fournit les armes », tribune signée collectivement par plusieurs responsables d’associations en Europe, Libération, 12 octobre 2005 www.migreurop.org/article887.html

[2Pour un bilan détaillé du programme de Tampere en matière d’asile, voir : Coordination française pour le droit d’asile, « Lourdes menaces sur le droit d’asile en Europe : un bilan de quatre ans de rapprochement des politiques d’asile », février 2004, http://cfda.rezo.net/Europe/ rapport-02-04.html

[3Conseil européen, conclusions de la présidence, Bruxelles, 4 et 5 novembre 2004.

[4Voir les commentaires du collectif Uni(e) s contre une immigration jetable sur le projet de réforme du code de d’entrée et du séjour des étrangers (ceseda) annoncée par le gouvernement au début de l’année 2006, www.contreimmigrationjetable.org

[5Sur l’Ukraine, voir Human Rights Watch, Ukraine : des migrants et des demandeurs d’asile régulièrement maltraités, communiqué de presse , 30 novembre 2005, http://hrw.org/french/docs/2005/11/29/ ukrain12106.htm Sur la Biélorussie, c’est la présidence de l’Union européenne elle-même qui s’est alarmée, dans un communiqué de presse du 2 décembre 2005, des menaces que faisait peser sur les libertés individuelles le vote par le parlement biélorusse d’une « loi anti-révolutionnaire ». .

[6Sur les projets européens de camps d’étrangers, on peut consulter le site de Migreurop www.migreurop.org


Article extrait du n°68

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Dernier ajout : jeudi 17 avril 2014, 14:59
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