Article extrait du Plein droit n° 68, avril 2006
« (Dé)loger les étrangers »
Cités de transit : en finir avec un provisoire qui dure !
Mogniss H Abdallah
Agence IM’media
La cité de transit Gutenberg, au pied des HLM de Nanterre, en 1983. (c) photo agence IM’média.
Cités de transit : en finir avec un provisoire qui dure !
A la cité Gutenberg de Nanterre, le 23 octobre 1982, il fait déjà nuit. Abdennbi Guémiah traverse le terrain vague pour rentrer chez lui après la prière du soir à la mosquée. Soudain, plusieurs coups de feu éclatent. Touché, le jeune homme s’effondre. Il mourra, quelques jours après. Dans la cité, c’est l’émoi. L’homme qui a tiré au fusil 22 long riffle est un pavillonnaire voisin, disant avoir été importuné par des jets de cailloux lancés par des gamins.
Les centaines de personnes qui se rassemblent spontanément à l’annonce du décès tant redouté se recueillent pour rendre hommage au garçon disparu. « Plutôt que de te porter des fleurs, nous allons continuer ton combat », promettent ses amis. Solennellement, poussés par les mères, ils décrètent aussitôt une grève générale et définitive des loyers jusqu’au relogement de sa famille et de tous les habitants de la cité. Le gardien, un ancien Français d’Algérie, est viré, son local occupé. Ce lieu deviendra le centre névralgique du nouveau Comité des résidents des cités de transit, qui va articuler demande de justice pour Abdennbi et pour toutes les familles de victimes de crimes racistes ou sécuritaires, et le droit à un logement décent pour les habitants de toutes les cités de transit. Le 10 novembre, alors qu’une marche silencieuse va réunir deux mille personnes dans les rues de Nanterre, le secrétaire d’État aux immigrés, François Autain, se rend à la cité en compagnie du préfet des Hauts-de-Seine et du maire de Nanterre. Il prend acte de la mobilisation des habitants, s’engage de manière volontariste lors d’une conférence de presse sur place à tous les reloger dans un délai de dix-huit mois à deux ans, et annonce la nomination du prêtre François Lefort au poste de chargé de mission pour la résorption des cités de transit et pour la question des jeunes immigrés. Les résidents, qui acceptent de déléguer deux représentants pour participer aux différentes commissions mises en place, mettent cependant les pouvoirs publics en garde : pas question d’autogérer l’« aménagement de la misère » [1].
Abdennbi, lycéen marocain, dix-neuf ans, était le trésorier de l’association Gutenberg, constituée un an auparavant avec l’appui de l’équipe de prévention du Petit Nanterre, pour s’occuper des jeunes et du relogement. Le droit d’association pour les étrangers venait alors juste d’être rétabli. La cité Gutenberg est une des quatre cités de transit de Nanterre (avec André Doucet, le Pont de Bezons et les Grands Prés) auxquelles il faudrait rajouter les cités d’urgence comme les Marguerites, ou encore les Potagers. Près de quatre mille cinq cents personnes vivent ainsi en « transit ».
Inaugurée en 1971 par le premier ministre, Jacques Chaban-Delmas, qui avait alors évoqué « le plus beau jour de ma vie » en accompagnant les cent trente familles dans leurs nouveaux baraquements flambants neufs, la cité était censée participer de sa « nouvelle société ». C’était l’ère des grands travaux, déjà amorcée par la construction de l’Université Paris X et de la préfecture sur l’emplacement même des anciens bidonvilles de la Folie. Le nouveau quartier d’affaires de la Défense sort de terre. La politique affichée : résorption de l’habitat insalubre par un relogement rapide et décent. Dans ce cadre, le transit ne devrait être que très provisoire, d’une durée de deux ans par famille tout au plus. Un objectif d’emblée contredit par l’expérience des premières cités, plus petites, des Grands Prés et d’André Doucet : construites en 1960 et 1962, elles n’ont pas connu une telle rotation. La durée minimum de séjour est alors déjà de sept à huit ans, la majorité des familles étant fixée là, dans un environnement qui se dégrade très rapidement, sans aucune perspective d’en sortir. Toutefois, ces deux cités, gérées par la Cetrafa (Centre de transits familiaux, association loi 1901 dont les administrateurs sont nommés par les pouvoirs publics), ont préexisté à la loi du 10 juillet 1970 fixant le statut des cités de transit.
Improbable mission « socio-éducative »
D’après les textes [2], « la cité de transit est destinée aux seules familles pour lesquelles se présentent des difficultés d’insertion sociale et qui, dès lors, risqueraient d’être “rejetées” par les populations résidant habituellement en logement social ». En somme, les pouvoirs publics auraient imaginé un type d’habitat spécifique et ségrégué pour protéger les familles du « rejet ». Et, comme pour se prémunir de toute critique sur le risque de généralisation de ce type de ségrégation « positive », ils insistent sur le fait que « le recours à la formule du transit n’aura qu’une application limitée, une grande partie des familles pouvant être relogée directement en habitat définitif. » Le message se veut ici résolument optimiste sur l’« aptitude » de la majorité des familles à intégrer le logement social de droit commun, directement, ou sur la « capacité » des autres à « évoluer » rapidement. Le vocabulaire employé, dans sa bienveillance même, relève de la gestion coloniale. « La mission de la cité est avant tout de contribuer à la promotion de ses habitants et à leur insertion dans la vie sociale. Toute la gestion d’une cité de transit sera donc orientée en ce sens et présentera en conséquences des caractères spécifiques […] et sera le lieu d’une action socio-éducative particulière […] pour faciliter l’adaptation au logement (éducation ménagère, travail en liaison avec le gérant). Cette action socio-éducative devra en outre s’appliquer dans tous les domaines où une amélioration des conditions de vie est possible : santé, vie culturelle, emploi, etc. »
Mais, au-delà des déclarations de principe, la réalité parle d’elle-même : les familles des bidonvilles ont été presque systématiquement transférées dans les cités de transit, situées à l’écart de la ville et de sa vie sociale. Selon un rapport de l’Asti (association de solidarité avec les travailleurs immigrés) de Nanterre, il n’y a quasiment pas eu d’examen de cas individuels, aucune action socio-éducative n’a eu lieu à André Doucet ou aux Grands Prés. Le centre social, un temps institué à la cité Gutenberg, a été réduit à la présence d’une assistante sociale et d’une monitrice d’enseignement ménager ! [3]
Des habitants sans droits
Les cités de transit se « bidonvillisent » : un entretien défaillant, de la boue partout, pas d’écoulement des eaux, des murs éventrés, des incendies à répétition. Les enfants qui grandissent là deviennent la cible d’un contrôle policier constant, et beaucoup seront expulsés de France à la fin des années soixante-dix. Le gardien, lui, partage son temps entre la dénonciation des habitants, jeunes et parents, à la police ou au consulat, et la perception d’une « indemnité d’occupation » pour le compte de la Cetrafa. Or, si les résidents ont signé un engagement de payer cette redevance, dont le montant s’apparente à un loyer mensuel, ils n’ont pas un statut de locataire, avec les droits y afférents. Ils n’ont même « pas de droit au maintien dans les lieux » [4]. Que dire alors du droit au relogement !
Dans un contexte de dégradation continuelle des conditions de vie, la prise de conscience de cette situation de non-droit va provoquer les premiers mouvements de grève des loyers, aidés par un collectif de soutien et par le Comité de coordination des foyers Sonacotra en lutte (la Sonacotra, associée à la résorption des bidonvilles, gère aussi des logements familiaux et plusieurs cités de transit). Les groupes culturels de l’immigration Al Assifa et la Kahina viendront animer des journées portes ouvertes avec des spectacles de théâtre militant. Cependant, la peur des administrations prédomine chez des parents qui ne veulent pas d’histoires. D’autant qu’ils ont intériorisé l’idée que le relogement en HLM, ce n’est pas pour eux, pauvres et immigrés ! Une émission de télévision, datant déjà du 14 mars 1960, résume à la perfection cette idée. Ce jour-là, Pierre Desgraupes de Cinq colonnes à la une présente un couple d’Algériens bien français, les Zaïd, travaillant tous les deux, parfaitement assimilés au mode de vie en HLM, conversant amicalement avec le journaliste dans un langage châtié à propos de la liberté dont ils jouissent en France. Ils tournent le dos à leur « culture d’origine », et aux images des habitants du bidonville misérables, méfiants et tristes, présentées dans le même reportage [5].
Au début des années quatre-vingt, des jeunes arrivés à l’âge de se prendre eux-mêmes en charge, voire former leur propre ménage, envisagent de quitter la cité de transit, dont ils ne supportent plus la logique d’enfermement [6]. Parmi eux, les aînés, tiraillés entre leur allégeance aux parents, leur culpabilité de grands frères ou sœurs d’un côté, et leur désir d’autonomie, de mener leur vie comme ils l’entendent, de l’autre. Ils collaborent certes avec les indéfectibles avocats des habitants, dont Jean-Marcel Cheyron et Jean-Pierre Choquet, aux démarches juridiques pour le relogement de leur famille, mais ils cherchent pour eux-mêmes à trouver une petite piaule ailleurs en ville [7].
Ces jeunes adultes ont développé de nouveaux modes de socialisation au contact des mouvements lycéens et des coordinations nationales, ils ont croisé les étudiants de la fac à proximité, fréquenté les cafés et les « espaces libérés » comme la Maison peinte, ils ont circulé avec la pièce de théâtre Weekend à Nanterre ou avec des groupes de musique, s’intéressent au cinéma, etc. Ils soutiennent les mobilisations contre les crimes racistes qui prennent une ampleur nationale, participent aussi aux réseaux de solidarité avec les expulsés du territoire, dont beaucoup sont revenus après l’engagement du président Mitterrand, nouvellement élu, d’abroger les expulsions de jeunes. A Nanterre, ils supportent d’autant plus mal les campagnes sécuritaires qui stigmatisent le retour des délinquants, en particulier celle lancée par la municipalité (communiste) en avril 1982. Pour y répondre, un rassemblement-concert Rock against Police est organisé le 8 mai. Annoncé cité Gutenberg, il se tient finalement dans un hangar de la papeterie d’en face. Beaucoup de participants sont extérieurs à la cité, renforçant a contrario le clivage entre ceux qui y vivent en vase clos et s’accommodent de mesures de gestion centrées sur de petites améliorations au quotidien, et ceux qui réclament un relogement immédiat et toute leur place dans la ville.
La remobilisation générale au lendemain de la mort d’Abdennbi Guémiah bénéficiera néanmoins de ces prédispositions à l’ouverture, au redéploiement. Mme Guémiah participe avec Mme Hachichi, mère du jeune Wahid tué à Lyon en octobre 1982, au lancement de l’Association nationale des familles des victimes des crimes racistes ou sécuritaires, plus connue sous l’appellation médiatique des « Folles de la place Vendôme ». Et l’organisation de Forums Justice à Marseille, Vaulx-en-Velin et Nanterre durant l’automne 1983 permettra à la Marche pour l’ Égalité et contre le racisme [8] de se réapproprier pleinement la revendication de Justice pour tous lors de son arrivée à Paris le 3 décembre.
Sur le front du relogement, le comité des résidents intègre des acteurs d’autres cités, ce qui lui permet d’avoir une vision plus globale. Il alterne pragmatisme et coups de gueule spectaculaires. Il obtient rapidement l’inscription des familles, jusqu’ici considérées comme des « nomades » dépendant de la préfecture, sur le fichier des mal-logés de la mairie de Nanterre. Premier signe de rupture avec la logique des « quotas » d’étrangers et de fichiers spécifiques des migrants ? Le Comité refuse en tout cas catégoriquement de cautionner le retour à l’« enquête de sociabilité » qui prétend juger de l’aptitude des uns et des autres à vivre en logement social normal. Il réclame le droit, pour les familles, d’obtenir un relogement décent dans la commune ou le quartier de leur choix, et procède à son propre recensement – rendu public – des desirata des résidents.
Cette enquête au cas par cas met en valeur la diversité des situations (familles nombreuses, jeunes ménages, mères célibataires, etc.) pour mieux déterminer le type de d’habitat souhaité (taille, pavillon, appartement en cité HLM ou quartier ancien, etc.). Le Comité adresse ensuite une liste de vingt-six familles dont au moins un membre travaille dans une entreprise de la ville. La mairie avait préalablement indiqué que ces dernières étaient prioritaires. La voilà donc au pied du mur. Pour se faire bien comprendre, les habitants s’invitent dans la campagne électorale pour les municipales de mars 1983 : des jeunes tentent de s’inscrire sur les listes électorales, le comité de quartier du Chemin de l’île est investi, et le maire, Yves Saudmont, est invité à la journée portes ouvertes organisée à Gutenberg le 5 février 1983. Devant deux mille personnes circonspectes, il annonce implicitement qu’il contribuera au relogement.
Relogement et justice... enfin !
Des réunions « techniques » se tiennent en préfecture sous les auspices du directeur de cabinet de François Autain, en présence de la Cetrafa et de délégués des résidents. La préfecture annonce une augmentation de son contingent de réservation obligatoire, qui passe de 7,5 à 15 %, et évoque l’achat de pavillons dans différentes villes du département. Mais la situation s’aggrave brusquement : le 14 février 1983, un brigadier tire sur Nacer M’Raïdi, un jeune circulant en mobylette sans casque, devant une cité de transit à Châtenay-Malabry. En l’apprenant, les jeunes de l’association Gutenberg, qui mènent, en parallèle au Comité, des activités périscolaires ou de loisirs, sabordent ces dernières. Priorité absolue aux questions de police, de justice et de relogement.
Suite à un article très alarmiste du Monde, daté du 3 mars 1983, l’Élysée commande en urgence un nouveau rapport à François Lefort. Le 24 avril, un incendie à la cité des Côtes d’Auty à Colombes provoque deux autres morts et quatre blessés graves. L’exaspération monte encore d’un cran. Les ministres Roger Quilliot (logement) et Georgina Dufoix (famille et solidarité nationale) adoptent alors un plan d’urgence global pour les vingt-neuf cités de type « CES Édouard Pailleron » (ossature métallique avec panneaux hautement combustibles) existant. Les cinq cents familles concernées (maghrébines, portugaises, yougoslaves, françaises aussi) doivent être relogées avant l’automne prochain, sans porter atteinte à l’échéancier mis au point pour les autres cités. La réquisition de quarante pavillons, neufs ou anciens, est mise en application dans plusieurs villes du département, malgré les protestations de certains maires de droite à Rueil-Malmaison ou à Suresnes, les familles emménageant parfois sous la protection de la police ! Surprises par la qualité des propositions, elles les acceptent le plus souvent, quitte à remettre en cause leur desirata initial. Les pouvoirs publics réussissent ainsi à contourner une fixation à caractère communautaire par une grande dispersion des relogements.
Le Comité, lui, se restructure en Coordination des comités et associations des cités de transit du Nord-Ouest parisien (Nanterre, Colombes, Gennevilliers, Châtenay Malabry, Houilles…). Cette coordination permet d’empêcher l’opposition entre familles, qui se voient parfois proposer un même logement par des services désorganisés, et surtout, elle se montre intransigeante sur les logements-relais et autres solutions provisoires consistant à déplacer les familles d’une cité à l’autre en attendant mieux. Même s’ils savent bien qu’ils pallient en partie aux carences des pouvoirs publics, et qu’ils ne sont pas associés de plein droit à toutes les instances réelles de décision – comme les commissions départementales d’attribution de logements – les animateurs du mouvement ne lâchent rien. Le chargé de mission François Lefort, qui a tenté de doubler des jeunes trop autonomes et imprévisibles en montant une association parallèle, a, lui, fini par démissionner.
L’association Gutenberg signe pour sa part un protocole d’accord avec le Pact-Arim [9] pour la prospection et la réhabilitation de logements vacants, puis dans la perspective de mieux contrôler le processus pratique de relogement, crée une SCOP (société coopérative ouvrière de production), Transit Services. Jusqu’à dix jeunes des cités y travailleront, aux côtés d’un ex-métallo licencié de la fonderie Montupet, comme déménageurs, rénovateurs d’appartements ou… démolisseurs de cités de transit ! [10]
En effet, après bien des reports, le processus de relogement arrive enfin à son terme. Le 1er février 1985, jour du procès du meurtrier d’Abdennbi devant les Assises des Hauts-de-Seine, (il sera condamné à douze ans de réclusion criminelle), la dernière famille quitte la cité Gutenberg, réduite à néant. Pour ses ex-habitants, il faudra désormais répondre à un nouveau défi : celui de la dispersion. ;
Notes
[1] cf. « L’hommage à Abdennbi Guémiah », in Sans Frontière, numéro spécial novembre 1982 ; et G 125, le journal de l’association Gutenberg, février 1983.
[2] Circulaire du 19 avril 1972 relative aux cités de transit, publiée au J.O. du 20 juillet 1972.
[3] « 1960-1980 : 20 années de transit à Nanterre », document ASTI, 1981.
[4] Circulaire du 19 avril 1972, op. cit.
[5] cf. le décryptage de « Gennevilliers bidonville » par Édouard Mills-Affif, in Filmer les immigrés, éd. De Boeck/INA, Bruxelles, 2004.
[6] cf. Claude Liscia et Françoise Orlic, « Les Cités de transit : un grand renfermement », Les Temps Modernes, 1974, et Cimade informations, 1977.
[7] cf. entretien avec « Moha l’anti-transit », in Jeunes Immigrés Hors les Murs, de Mogniss H. Abdallah, éd. EDI, Paris, 1982.
[8] Voir « 1983 : La marche pour l’égalité », Plein droit n° 55, décembre 2002.
[9] Organisme de lutte contre les taudis et l’aide aux sans-logis et aux mal-logés.
[10] cf. « Cités de transit – l’heure de vérité : l’Après- transit », de Samir Abdallah, in bulletin de l’agence IM’média, mai-juin 1984.
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