Article extrait du Plein droit n° 74, octobre 2007
« Outre-mer, terres d’exception »
Guadeloupe : une juste délocalisation
Jean Pierre Huveteau
Secrétaire du groupe de Guadeloupe d’Amnesty international
Au second étage d’un immeuble de la rue Barbès, une douzaine de personnes sont présentes : cinq ou six demandeurs d’asile haïtiens, les membres de la commission et moi. Le rapporteur raconte une histoire classique qui se termine par un récit stéréotypé.
Un homme d’une quarantaine d’années est assis face aux juges ; à sa gauche l’interprète Akis ; à sa droite moi qui fais fonction de conseil. Le président le regarde. L’homme est embarrassé. Il regarde Akis puis moi et d’une voix presque inaudible dit : « yo fosem kouché maman mwen » [1]. Les juges n’ont pas entendu. Akis et moi nous nous regardons et je prononce deux mots « huis clos ».
Le président demande alors aux cinq ou six hommes présents de bien vouloir quitter la salle. Il passe ensuite la parole à l’homme. Akis traduit :
« Nous étions chez ma maman. Nous étions cinq : deux cousins, leur petite sœur de dix ans et moi. Des bandits fortement armés du groupe “RAT PA KAKA” [2] sont venus. Ils nous ont frappés, ils ont mangé, ils ont bu, puis ils ont donné l’ordre aux cousins de violer leur petite sœur. Les cousins ont dit que ce n’était pas bien. Ils ont crié que les cousins devaient le faire. Les cousins n’ont pas voulu, alors ils ont abattu la petite fille puis les cousins. Ensuite, ils m’ont dit de violer ma maman . J’avais peur et je l’ai fait. J’avais très honte. Je me suis agenouillé et j’ai prié. Me voyant agenouillé et priant, les RAT PA KAKA sont partis. Les jours suivants ma maman m’a dit qu’il fallait que je parte, que je ne pouvais pas rester là. Le père des cousins a trouvé l’argent pour que je m’en aille. Je suis parti à pied pour Santo Domingo, j’ai pris l’avion pour la Dominique puis le bateau. »
Le président lui demande pourquoi il n’a pas raconté cette histoire à l’Ofpra. L’homme dit qu’il avait honte, trop honte, pas devant une jeune fille. Le président se tourne vers ses assesseurs ; ils n’ont pas de questions. Il me passe alors la parole mais la seule chose que je peux lui dire c’est qu’avec une histoire pareille, je comprends qu’il n’ait pas voulu parler devant une jeune femme qui pourrait être sa fille, mais que devant des juges plus âgés il a pu s’exprimer plus librement. L’homme a obtenu la protection subsidiaire.
C’est en janvier 2006 que j’ai commencé à assister aux séances de la commission des recours des réfugiés (CRR), qui venait d’être mise en place en Guadeloupe et se réunissait pour la première fois. Quatre avocats parisiens étaient venus en tant qu’observateurs pour les premières séances et surtout pour essayer de motiver les avocats locaux.
Menaces de sanctions
Auparavant, il n’y avait rien, même pas de demandeurs d’asile, si ce n’est une soixantaine de Chinois débarqués fin 99 tout à fait par hasard après un naufrage du côté de Saint-Martin alors qu’ils approchaient de la terre promise, les Iles Vierges américaines. Leurs dossiers avaient été traités à la préfecture comme s’ils étaient des réfugiés « économiques » alors qu’un grand nombre d’entre eux étaient membres du Falu Gong [mouvement spirituel chinois très sévèrement réprimé en Chine – ndle] et n’avaient pu ou su l’exprimer aux fonctionnaires chargés d’enregistrer leurs demandes d’asile. L’Ofpra ayant rejeté la totalité des dossiers, des recours avaient été introduits mais les requérants n’avaient pu se déplacer à Fontenay-sous-bois (Val-de-Marne) [3] pour y être entendus. Seuls des avocats étaient présents et malgré leur solide argumentation, l’ensemble des dossiers avaient été rejetés.
En 2002, trois demandes d’asile seulement ont été déposées. En 2003, le nombre de dossiers a grimpé à cent cinquante trois. De fin 2003 à fin 2005, la demande a littéralement explosé et a culminé à deux mille six cents dossiers déposés, pour retomber à trois cent trente-six demandes en 2006. Selon certains analystes, ce brusque changement est dû à la stabilisation de la situation politique haïtienne consécutive à l’élection de René Préval. Si cet élément a pu jouer, le ralentissement des arrivées est surtout causé par le verrouillage de l’accès à la Guadeloupe par la Dominique. Celle-ci a en effet mis en place des visas en contradiction avec les accords de libre circulation conclus entre les États indépendants des Caraïbes (CARICOM). Mais la Dominique est très pauvre ; elle aurait été « menacée » de sanctions économiques par un ministre de l’intérieur français de passage.
Dans un premier temps, une antenne de l’Ofpra a été mise en place à Basse-Terre avec des missions temporaires d’une quinzaine de jours dans les locaux de la préfecture puis avec des détachements de personnel pour des durées de trois à six mois dans des locaux indépendants. Pour les demandeurs d’asile dont les dossiers étaient rejetés par l’Ofpra, la possibilité de faire un recours auprès de la CRR était purement théorique dans la mesure où il ne leur était pas possible de se rendre en France pour être auditionnés. Je n’hésite pas à dire « en France » bien qu’il se soit agi d’aller d’un département français à un autre. La République est réputée une et indivisible, mais nous ne faisons pas partie de l’espace Schengen et ne pouvons donc pas circuler librement. Le résultat était que la quasi totalité des recours étaient rejetés, les juges n’ayant d’autres éléments que ceux que pouvait bien leur fournir le rapporteur.
Dès 2005, il a été envisagé d’organiser des missions foraines de la CRR. Selon son président, à l’époque 95 % des demandes haïtiennes formulées aux Antilles et en Guyane étaient rejetées par l’Ofpra et plus de mille recours étaient en attente de traitement. Le nombre de demandes d’asile ayant fortement augmenté, il est probable qu’il y avait en réalité plus de deux mille recours. A partir de janvier 2006, plusieurs missions de la CRR ont donc été programmées. Après quelques atermoiements, des audiences foraines se sont tenues à Basse-Terre du 18 janvier au 2 février 2006 puis en octobre de la même année et enfin en mars 2007.
Le soutien des copains
Très vite, des problèmes d’interprétariat se sont posés, certains demandeurs d’asile ne parlant que le créole, d’autres ne maîtrisant pas suffisamment le français. La qualité des interprètes était très variable. Ceux qui travaillaient avec l’Ofpra étaient parfaitement bilingues. Mais ceux qui avaient été recrutés par l’intermédiaire d’un pasteur évangéliste de Guadeloupe, lui-même ami d’un autre pasteur évangéliste travaillant à la CRR de Montreuil comme interprète, avaient de graves lacunes en français. Ecoutant une de ces traductions, je me suis rendu compte que je comprenais mieux le créole haïtien des requérants que son français ! Il arrivait aussi que les avocats créolophones corrigent des traductions. Il y a pourtant en Guadeloupe un nombre important de personnes d’origine haïtienne parlant un excellent français.
En revanche, tous les présidents se sont montrés très attentifs aux requérants et à leurs réponses. Cette attitude a été particulièrement remarquable lors de la dernière session à laquelle j’ai assisté, en mars 2007. La durée des audiences y a été pratiquement doublée : le temps d’examen de chaque dossier est ainsi passé de seize minutes à plus de trente-cinq minutes.
Si l’« effet de masse » produit par les nombreux demandeurs d’asile haïtiens qui se pressent à la CRR peut donner une image négative de ces missions foraines, d’autres raisons plaident à l’inverse en leur faveur. Peut-on imaginer ces demandeurs aux conditions de vie extrêmement précaires, mal vêtus, fatigués et mal (ou pas du tout) nourris venir se défendre devant les juges de la CRR de Montreuil, par une température deux fois moindre que celle de Guadeloupe ? Comme ils le disent eux-mêmes, au moins sur place ils ont les copains. Cette délocalisation a aussi pour effet – avantage ou inconvénient ? – de faire découvrir aux juges de la commission, à travers les récits des demandeurs d’asile, une réalité qu’ils ne connaissaient pas : celle d’un pays où une constitution démocratique existe mais où les lois ne sont pas appliquées. Autre avantage, lorsque les demandeurs parlent par exemple du groupe « RAT PA KAKA » les juges savent de quoi il s’agit.
De même, il arrive souvent que les histoires de demandeurs se recoupent. Par exemple, un jour se présentent des policiers d’Aristide qui restent ensemble sans se mêler aux autres. L’un d’entre eux explique qu’il espionnait les bandits, et quand le président lui demande de quels bandits il s’agit, il répond « les étudiants ». Ce policier qui espionnait les bandits avait deux particularités : il était vêtu entièrement de noir et mesurait nettement plus de deux mètres avec un gabarit en conséquence. Lors d’une autre séance, un musicien raconte qu’à chaque fois qu’il jouait en public, il y avait un homme noir qui les surveillait. Interrogé sur la taille de cet homme noir, sa réponse fut : « 2 mètres 50 ». J’ai alors demandé au président s’il pensait la même chose que moi il m’a répondu oui. Pendant ce temps, l’assesseur du HCR discutait avec lui de la musique haïtienne et si j’ai bien compris ils avaient des connaissances communes. Ce musicien a eu la chance de tomber sur un président qui avait eu affaire la veille au policier qui l’espionnait et à un assesseur amateur de musique créole…
Une vaste loterie
Ces missions foraines suscitent tout de même des questions, à commencer par celle de l’indépendance des juges et de leur motivation. Retraités pour la plupart, membres du Conseil d’État pour beaucoup, parfois anciens juges ou procureurs, leur carrière est terminée. Les présidents seraient payés 180 € par séance ; avec dix séances minima par session foraine, cela représente un argent de proche non négligeable. Après avoir suivi trois sessions foraines, j’ai pu constater de grandes disparités selon les juges et je suis arrivé à la conclusion qu’il vaut mieux avoir affaire à un juge ordinaire qu’à l’un des vice-présidents de la commission de recours (qui est composée d’un président et de trois vice-présidents) : les dossiers annulés sont en effet presque deux fois plus nombreux. Mais, malheureusement, c’est le sort qui décide.
Une autre question porte sur les statistiques de rejet des demandes d’asile. Si les chefs d’antenne de l’Ofpra interrogés répondent systématiquement qu’il n’y a pas de quotas – et la réplique arrive sans même qu’on pose la question… – à la CRR, ce sujet n’est pas évoqué. Mais la réalité des chiffres suscite quelques interrogations. Sur quatre cent cinquante affaires traitées au cours d’une session, cinquante cinq ont donné lieu à des annulations, puis cinquante-sept lors d’une autre session, ce qui représente respectivement 12,22 % et 12,66 % d’annulation. Cette similitude est plus que troublante. En définitive, l’impression qui domine est que ces sessions sont une vaste loterie fonctionnant selon des règles « secrètes ». Mais est-ce différent en métropole ?
Malgré toutes ces réserves, la tenue des audiences en Guadeloupe est indispensable pour permettre aux demandeurs d’asile d’avoir une chance de se voir reconnaître le statut de réfugié ou la protection subsidiaire. On peut regretter que la participation des avocats bénévoles ait subi une chute très importante lors de la dernière session : seuls deux avocats du barreau de Guadeloupe et une avocate de Martinique s’étaient dérangés. Espérons que lors de la prochaine session foraine nous serons nombreux pour assister en tant que conseils les demandeurs, sachant que cette aide est parfois autant psychologique que juridique.
Notes
[1] « J’ai forcé ma maman à coucher avec moi ».
[2] Il s’agit d’un groupe de tueurs lavalassiens.
[3] À l’époque, la commission des recours se trouvait à Fontenay-sous-Bois. Elle a déménagé depuis et siège désormais à Montreuil, en Seine Saint-Denis.
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