Article extrait du Plein droit n° 88, mars 2011
« Immigration : l’exception faite loi »

Kumkapı : marge ou faubourg de l’Europe

Julia Burtin

Migreurop
Le quartier stambouliote de Kumkapı retient des migrants venus d’Afrique, d’Afghanistan ou d’Irak piégés aux frontières de l’Europe. Cet espace à la périphérie de la ville, refuge du pauvre et du clandestin, assure une fonction sociale et politique qui dépasse ses frontières puisqu’il participe à la rationalisation régionale de la gestion des flux migratoires vers l’Europe, tout en maintenant ses habitants non turcs dans une tension permanente entre intégration et non-intégration, propice à leur exploitation.

Kumkapı, Istanbul. Une halte dans un call-shop pour un appel téléphonique vers la France, une conversation s’amorce. Le gérant de la boutique, manifestement content de parler français se présente : « Je parle français parce je suis sénégalais. Je suis arrivé ici il y a trois ans…  ». Il s’interrompt quand un jeune Malien pousse la porte du local. Le voyageur, arrivé le matin même en Turquie n’a cependant pas fini sa route : il explique être en Turquie pour entrer en Europe par la Grèce.

On sera étonné de trouver, une centaine de mètres en contrebas, la Misafirhane [1] d’Istanbul, centre de rétention administrative pour étrangers en situation irrégulière se dressant aux côtés des restaurants pour touristes. Il y a du monde à la fenêtre.

De Kumkapı, entre ces lignes, presque tout a été dit : un exemple de quartier paradoxe où l’absurde fait le quotidien de ceux qu’il abrite. Les anciens détenus relâchés saluent de la rue leurs camarades enfermés dans la Misafirhane ; le sans-papiers y est l’ami du policier ; le touriste vient déjeuner – après sa visite de Sultanahmet – dans les restaurants de poisson qui nourrissent de leurs restes des dizaines de migrants algériens, une fois la nuit tombée ; le migrant d’origine kurde, exploité par le Stambouliote, exploite à son tour le migrant noir ; l’homme d’affaires partage la table de la prostituée.

La violence des contrastes repousse ce quartier pourtant central hors du champ urbain fréquentable, et Kumkapı, à dessein, échappe. On dit qu’il est le refuge du pauvre et du « clandestin », abri du célibataire, un quartier dangereux où se logent menus et gros trafics. On dit aussi que Kumkapı serait ainsi un espace occupé malgré lui, à la périphérie du centre, abandonné à sa population, un interstice sans politique. Cependant « le mirage de la zone franche se dissipe rapidement  » [2], et l’on s’aperçoit que Kumkapı n’échappe à aucune vigilance, il est bien trop intégré pour cela, bien trop partie de la chaîne qui le comprend et l’anime, bien trop pratique aussi. La tension, presque essentielle, qui le traverse y est exploitée : dans Kumkapı, on regroupe l’étranger, le nouveau venu, l’inadapté, l’inurbain, on lui permet de travailler, on le filtre. Kumkapı, à la porte de la ville mais aussi à la porte de l’Europe, assurerait ainsi une fonction sociale et politique de taille : le quartier participe au fonctionnement de la ville. Et Kumkapı, dispositif d’un pouvoir qui dépasse ses frontières participe aussi à la rationalisation régionale pour sa gestion des flux migratoires et parce qu’il est, avec Istanbul, un faubourg de l’Europe. Kumkapı, petit monde aux murs de carton, n’en est pas moins prison de verre et théâtre d’un absurde qui fait mal à voir.

Contrôler les étrangers, concentrer les inurbains

Kumkapı offre ses maisons vides et délabrées, soit à une population fuyante à la recherche d’invisibilité, soit à ceux qui recherchent des logements pas chers, une population majoritairement kurde, immigrée de l’intérieur. La coexistence des migrants internes marginalisés et des migrants étrangers au statut informel occupe un morceau de la péninsule historique : Kumkapı, quartier intra-muros, n’est en rien un de ces « non-lieux » périphériques [3], dans lesquels nombre d’anciens habitants de gecekondu (habitats spontanés) sont réinstallés de force lors des opérations de rénovation urbaine menées par la municipalité d’Istanbul.

Kumkapı est un quartier pressé contre les anciennes murailles et la voie ferrée longeant la mer de Marmara, au sud de la péninsule historique. Ancien quartier arménien classé aujourd’hui au patrimoine mondial de l’Unesco, il abrite encore aujourd’hui le patriarcat arménien. Cependant, les familles arméniennes et grecques du quartier ont déménagé à partir des années 1970 sous la pression de l’activité économique, principalement celle des grossistes textiles qui encastre progressivement Kumkapı. Les bâtiments laissés vacants ont ainsi conféré au quartier un potentiel spéculatif : vendus à des propriétaires turcs n’habitant pas Kumkapı, les logements, non restaurés, furent loués à une population migrante pauvre qui, grâce à l’installation de réseaux de hemsehri [4] et à un progressif ancrage économique, est devenue numériquement dominante.

Ce sont les migrants qui expliquent comment comprendre ce que l’on voit dans Kumkapı. Ceux qui portent une grosse barbe et marchent courbés viennent de sortir du centre de rétention. Ceux qui occupent le dédale de rues du ventre de Kumkapı sont des Algériens : des refoulés de l’Europe, dit-on, qui ont habité Paris, Hambourg ou l’Italie, s’en sont fait expulser et tentent d’y revenir par la Turquie. Ceux-là « ont tout misé dans leur passage pour l’Europe, ils n’ont donc plus rien pour vivre  », explique un Algérien plus chanceux. « Ils mendient, essaient de gagner de l’argent pour le dernier passage  », pratiquent un système de roulement pour dormir dans un lit : dans une petite « chambre de célibataire » louée à plusieurs, certains se reposant la nuit, d’autres le jour. Faute de disposer d’autres lieux, call-shops et cybercafés, souvent gérés par des migrants sénégalais, sont les seuls espaces (si on peut oser) appropriés par les migrants. Car « dans l’attente, communiquer avec l’extérieur est la seule chose que l’on peut faire  » et parce que la police, en échange de pots de vin ou de service rendus, n’y pénètre pas. Tous se disent de passage dans Istanbul, mais beaucoup comptent des mois voire des années de vie sédentarisée aux seuls contours de Kumkapı. Les migrants rencontrés assurent : « Dans Istanbul, nous ne pouvons vivre qu’à Kumkapı. Ailleurs, on nous regarde, on nous touche. Ils [les Turcs] ne connaissent rien  »5. Certains s’y sont mariés, d’autres y reçoivent leur femme, par exemple venue du Sénégal pour visiter leur époux le temps de vacances. Kumkapı retient dans ses filets les migrants venus d’Afrique, d’Afghanistan ou d’Irak, piégés aux frontières de l’Europe, comme l’illustre Walter, Burkinabé, venu en Turquie après avoir reçu une frauduleuse invitation d’un club de football : « À l’aéroport, personne n’est là pour t’accueillir. Le visa expire et on reste ici dans l’attente de trouver une solution. Et puis on se rend compte que la seule solution pour sortir, c’est soit de payer un passage en Grèce, soit de payer la ceza [l’amende] aux autorités turques, qui t’enverront au centre de rétention  ».

Compagnon de galère du migrant venu de loin, les migrants arrivés de l’est de la Turquie, souvent du Kurdistan. Ces hommes se sont installés directement dans Kumkapı. « On n’a pas cherché à aller ailleurs. On avait un contact ici, on est venu. » Toujours, un membre de la famille, un ami, une connaissance pionnière habitant Kumkapı avant eux, sur la base des solidarités primaires, de réseaux fondés sur une même origine géographique, ou des liens de parenté les ont aidés à assurer des débuts difficiles. Ce quartier, que son maire qualifie d’intermédiaire, garantirait une (faible) intrusion dans la ville à ceux que les Non-Kurdes désignent par « rustres » « sans morale », « sans savoir », « sans culture ». Ainsi, quand on est habitant de Kumkapı, on ne bénéficie que d’un statut de demi-cives [citoyen] stambouliote, n’ayant d’autre choix que de subir en silence cette perpétuelle tension entre intégré et non intégré. « Je n’en peux plus d’être entre deux états depuis sept ans. On travaille pour eux, on parle leur langue, ils nous utilisent, et on n’a pas le droit d’avoir de papiers  », s’insurge Modou, Sénégalais et gérant d’un call-shop depuis quatre ans. L’espace liminaire, malgré la relative sécurité qu’il peut offrir est alors un espace de non-droit où l’abus de l’étranger ne rencontrera pas de plainte, et dans lequel une hiérarchie entre citoyen, semi-citoyen et non citoyen se met en place. Kémal, Turc rénovant un konak de Kumkapı, explique ainsi : « Si je fais travailler un Turc, je le paierai 70 lires la journée, un Kurde 50 et un Noir 30. Ils ne diront jamais rien pour ça.  »

Exploitation

Les uns « déchargent les cargos vers Yenikapı », une grande majorité de migrants africains vend des montres et des parfums dans la rue, d’autres attendent pour être yukleme (décharger les camions et porter des charges). Kemal explique encore : « Il y a toujours des Africains qui restent dans la rue pour se faire embaucher à la journée, souvent sur les chantiers de construction ou de rénovation  ». À cet égard, migrants africains et migrants kurdes de l’Est partagent le même parcours professionnel du pauvre.

Antichambre au petit commerce, il n’est pas rare de voir les familles préparer les midye dolma (moules farcies) sur le pas de leur porte et les marchands de simit (pains au sésame) remplir leurs chariots. Ces hommes de passage entraînent l’apparition d’une économie de service s’adaptant à leurs besoins. Les témoignages de deux patrons turcs n’habitant pas à Kumkapı indiquent que le « potentiel » constitué par cet étranger permanent a très bien été identifié par les petits entrepreneurs. « Kumkapı est un centre de travail pour les étrangers, pas pour les familles.  » Les besoins primaires sont ainsi couverts par de multiples coiffeurs barbiers, laveries automatiques (pourtant rares à Istanbul), centres téléphoniques et cafés Internet. On spécule sur l’étranger pauvre, comme en témoigne la véritable industrie immobilière sur la location des chambres de célibataires et d’étrangers. Daniel, réfugié congolais, loue ainsi une petite chambre délabrée donnant sur la voie ferrée pour 150 euros. Il doit la partager avec deux ou trois autres personnes car sa famille ne peut plus lui envoyer une telle somme mensuellement. Modou, quant à lui, vit en « colocation » dans une cave bondée, hors de prix.

La création d’un système économique reposant sur l’étranger, sur sa capacité à travailler, mais aussi sur sa capacité à consommer, crée une hiérarchie dans la « catégorie migrant » en fonction de leur désirabilité. Se dessinent ainsi des « sous-groupes » de migrants certains relativement privilégiés, d’autres lésés : les Turcs, plus prospères, n’habitent pas dans le quartier, mais ont identifié son « potentiel » et y jouent le rôle de petits nababs, détenant les commerces ; Africains et Kurdes pauvres partagent les difficultés du début, mais l’irréductible différence entre ces deux groupes réside dans la légalité de leur statut, qui permet au Kurde une ascension sociale impossible pour le Noir, et dans l’exploitation de l’un par l’autre. Malgré les idées reçues réifiant le Noir dans son habit de misère, la compétition économique segmente la réalité et crée des divisions insoupçonnées. Ainsi, une poignée d’Africains, sénégalais et somaliens, parvient à s’insérer dans l’enclave par soumission à un marché dont les règles joueront forcément en leur défaveur, et occupent quelques emplois stables de cette économie de service (call-shops et cafés Internet notamment). Les autres migrants, non soutenus par une structure communautaire ou traumatisés par l’errance, restent à la porte des call-shops comme du reste. Mais ils sont encouragés à venir supporter la coupe de football africaine des sans-papiers, organisée par Finans Bank (sous-traitant de Western Union) dans le quartier de Kurtulus en septembre 2010, en remerciement des transferts d’argent depuis la Turquie vers l’Afrique, énième ironie d’un système accompli.

Kumkapı est un territoire utile. Les institutions laissent des sujets non-citoyens libres de s’organiser selon une gouvernementalité qui ne va pas sans rappeler le système des Millet ottomans [5] : concentration, soumission et autogestion des minorités permettent un contrôle diffus mais pragmatique. Comparable à un « camp semi-privé où les habitants sont sous surveillance  » [6], Kumkapı perpétue la tradition des lois d’installation autoritaires turques qui permettent un contrôle accru sur l’étranger, sa répartition et son intégration. Il faut ajouter ici que la Turquie, bien qu’elle ait signé la Convention de Genève de 1951 sur les réfugiés et son protocole de 1967, émet une réserve de nature géographique qui la dispense d’accueillir des réfugiés non européens. En conséquence, les demandeurs d’asile doivent entamer une procédure auprès du Haut Commissariat aux réfugiés des Nations unies. Contraints de s’enregistrer auprès de la police pour bénéficier d’un droit d’asile temporaire, ils sont assignés à résidence dans une des « villes satellites » désignée par la police et doivent obtenir une autorisation écrite pour tout déplacement hors de la ville.

L’instrument policier n’en est pas moins présent et administre le quartier selon un principe de surveillance permanente mais peu coercitive. Disposant d’agents en civil sillonnant le quartier et de patrouilles du Karakol (commissariat), la police détermine par son action qui est l’ennemi. Et elle définit des règles qui, bien que largement à la limite des attributions conventionnelles de l’institution (le racket des étrangers sans papiers par exemple), sont acceptées comme telles.

Après le Kurde, l’étranger ?

Jusqu’à récemment, les contrôles étaient fréquents mais ne se soldaient pas forcément par des arrestations : les descentes de police se faisaient à domicile et, si les migrants payaient, il leur était possible d’échapper à l’enfermement.

La police a longtemps travaillé à l’amiable, tolérant la présence des migrants sans papiers pour peu que ces derniers se fassent discrets et servent l’économie en silence. Et certains migrants, particulièrement intégrés au quartier, travaillent malgré eux pour la police. C’est le cas de plusieurs gérants de call-shops sénégalais qui achètent leur tranquillité en répondant aux besoins des policiers tout puissants : ils assurent des traductions dans le centre de rétention ou trouvent des « bras » pour aider un policier à déménager.

Ces pratiques existent encore. Néanmoins, on raconte que, depuis deux ans, le contrôle des étrangers est moins fréquent, mais qu’une arrestation se solde toujours par quelques mois d’enfermement au centre de rétention, la durée de rétention légale en Turquie étant illimitée. Un entretien mené avec un policier du Karakol confirme ce changement dans les pratiques : tiraillés entre les priorités de la municipalité d’Istanbul (« nettoyer les quartiers de leurs mafias kurdes ») et celles induites par les accords conclus entre la Turquie et l’Union européenne en matière de migration, les policiers adoptent tantôt les unes tantôt les autres.

Pendant longtemps, la priorité allait à la très médiatisée lutte contre l’insécurité, amalgamée à dessein à la présence des « grandes familles de l’Est », et les journaux télévisés consacrent encore de longs reportages au démantèlement des réseaux de ces ennemis intérieurs. Mais, comme l’indiquent les migrants, on rigole moins avec l’illégalité des sans-papiers. L’entrée en vigueur, en 2002, d’un accord de réadmission entre la Grèce et la Turquie autorise la Grèce à renvoyer vers la Turquie les migrants y ayant transité. La Turquie, quant à elle, dispose d’accords pour expulser les migrants vers la Syrie, l’Ukraine, la Roumanie, et a entamé les négociations d’une longue liste d’accords de réadmission avec (notamment) l’Éthiopie, l’Iran et l’Irak, la Libye [7]… Très récemment, la signature d’un accord global de réadmission, qui entraîne les renvois en masse vers la Turquie des migrants ayant transité sur son sol, insère sur le terrain des techniques « de combat continu avec les étrangers illégaux à Kumkapı », comme l’indique un policier. Au 27 mai 2010, 346 étrangers étaient retenus dans le centre de rétention de Kumkapı [8]. L’étau se resserre sur les migrants à Kumkapı, et plus généralement, en Turquie [9]. Et si l’Europe a déjà sa part de responsabilité dans la création de ce quartier liminaire, en y entassant ceux qu’elle attire et rejette, il ne serait pas étonnant de voir s’y installer une gouvernementalité européenne de contrôle de l’étranger, active et globale. Et par là même, le remplacement d’une situation ubuesque où les étrangers captifs saluent leurs compagnons de derrière les barreaux par la situation non moins dramatique d’une politique du chiffre.

Pour lire l’article dans sa version intégrale : www.article11.info/spip/Marge-d-Istanbul-et-faubourg-de-l




Notes

[1Misafirhane signifie littéralement auberge des invités. En mars 2010, une circulaire a officiellement changé le nom de ces centres en geri gönderme merkezi, centres d’expulsion.

[2Michel Guérin, « Passage Walter Benjamin », in Création(s) : La traversée des frontières, La pensée de midi, n° 2, Actes Sud, 2000.

[3Esen Orhan, Lanz Stefan, « Self Service City : Istanbul », metroZones 4, 2009.

[4Réseau de solidarité fondé sur une origine géographique commune. 5Après avoir été victimes de nombreuses agressions, les migrants africains habitant dans le quartier de Tarlabası racontent avoir rejoint le quartier de Kumkapi en 2008. Aujourd’hui, il convient de mentionner que le quartier de Kurtulus, situé dans l’arrondissement de Sisli, est également (mais bien plus récemment que Kumkapı) un quartier habité par de nombreux migrants subsahariens.

[5Les millets ottomans se traduiraient comme des « nations ». Il s’agissait des minorités arménienne, juive et grecque jouissant d’un statut particulier, entre autonomie et soumission au pouvoir du Sultan.

[6Deniz Yukseker, « Belirsiz Alan, Istanbul’da mülteci olmak », Yirmibir, Sayı 19, Ocak 2004, p. 45.

[7Voir le rapport annuel 2009 de Migreurop, Les frontières assassines de l’Europe.

[8 « Camps d’étrangers en Turquie : un droit de regard toujours dénié », Migreurop, 27 mai 2010 www.migreurop.org/article1704.html

[9Voir le rapport annuel 2010 de Migreurop, Aux frontières de l’Europe ; Contrôles, enfermements, expulsions.


Article extrait du n°88

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Dernier ajout : vendredi 3 juillet 2015, 11:11
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