Article extrait du Plein droit n° 83, décembre 2009
« Codéveloppement : un marché de dupes »
Migrations et démocratie
Emmanuel Terray
Directeur d’études à l’Ecole pratique des Hautes études en sciences sociales (EHESS)
Migration et développement : ce thème ne saurait être abordé, me semble-t-il, sans une réflexion préalable sur les connotations évolutionnistes du terme de développement, et des termes corrélatifs de sous – ou d’insuffisant – développement. Tout se passe comme si le développement consistait en une série d’itinéraires parallèles parcourus par différents pays à des allures différentes. Tous iraient dans la même direction – la prospérité de leur économie et l’épanouissement de leur population – mais les uns iraient plus vite que les autres ; on pourrait donc distinguer des pays avancés et des pays arriérés (« moins avancés », dira-t-on dans le langage euphémisé d’aujourd’hui). Mais dans cette perspective, chacun courrait pour son propre compte, dans son propre « couloir », sans subir l’influence des autres et sans les influencer ; chacun serait donc comptable de son propre résultat et de lui seul.
Dans un très beau texte d’Anthropologie Structurale Deux, Claude Lévi-Strauss fait justice de cette mythologie intéressée. On me pardonnera la longueur de la citation : elle se justifie, me semble-t-il, par l’éloquence du propos. Claude Lévi-Strauss se propose, dit-il, de ramener :
« l’attention sur deux aspects du problème du développement que les penseurs contemporains ont trop tendance à négliger.
En premier lieu, les sociétés que nous appelons aujourd’hui “sous-développées” ne sont pas telles de leur propre fait, et on aurait tort de les concevoir comme extérieures au développement occidental ou restées indifférentes devant lui. En vérité, ce sont ces sociétés qui, par leur destruction directe ou indirecte entre le xvie et le xixe siècle, ont rendu possible le développement du monde occidental. Entre elles et lui existe un rapport de complémentarité. Le développement lui-même,
et ses exigences avides, les ont faites telles que ce développement les découvre aujourd’hui. Il ne s’agit donc pas d’une prise de contact entre deux procès qui se seraient poursuivis chacun dans l’isolement. Le rapport d’étrangeté entre les sociétés dites sous-développées et la civilisation mécanique, consiste surtout dans le fait qu’en elles, cette civilisation mécanique retrouve son propre produit, ou, plus précisément, la contrepartie des destructions qu’elle a commises dans leur sein pour instaurer sa propre réalité.
En second lieu, la relation ne peut être conçue dans l’abstrait. Il n’est pas possible de négliger qu’elle s’est manifestée de façon concrète, depuis plusieurs siècles, par la violence, l’oppression et l’extermination. De ce point de vue aussi, le problème du développement n’est pas matière à pure spéculation. L’analyse qu’on peut en faire, les solutions qu’on peut en proposer, doivent nécessairement tenir compte de conditions historiques irréversibles, et d’un climat moral qui forment ce qu’on pourrait appeler la “charge dynamique” de la situation coloniale [1]. »
Les choses sont donc claires : le développement n’est pas un problème « extérieur » auquel nous nous intéresserions par compassion ou même par intérêt bien compris. Il est partie intégrante de notre monde et de notre destinée, et seule une bonne mesure d’aveuglement nous permet de le « tenir à distance » comme nous le faisons trop souvent.
Un discours immuable
J’en viens à présent aux rapports entre migration et développement, dont j’aimerais examiner quatre aspects différents. En premier lieu, le développement nous est présenté comme le plus sûr remède contre la migration : il faut donc aider l’un pour arrêter l’autre. Je voudrais simplement observer que ce même discours nous est tenu depuis plus de trente ans : ne serait-il pas temps de passer de la parole aux actes ? Qu’a-t-on fait pendant ces trente ans pour stabiliser les cours des matières premières, dont beaucoup de pays pauvres tirent le gros de leurs ressources ? Qu’a-t-on fait pour lutter contre la dégradation des termes de l’échange, qui favorise toujours davantage les pays producteurs de biens manufacturés au détriment des pays producteurs de matières premières ? On sait qu’en proportion du PIB le montant de l’aide publique au développement diminue d’année en année ; la France, qui s’était engagée à consacrer 0,7 % de son PIB à cette aide, en est aujourd’hui à 0,34 % et ce chiffre ne cesse de baisser.
Il y a plus grave. L’expérience historique des pays aujourd’hui développés montre qu’il n’y a pas de développement possible sans un minimum de protection douanière, de telle sorte qu’un marché intérieur puisse se former et alimenter de façon sûre et régulière la croissance. Cette règle s’est vérifiée aussi bien pour la France du xixe siècle que pour le Japon du xxe siècle, même si des barrières de nature diverse ont été utilisées ici et là. Or, aujourd’hui, le dogme ultra-libéral prétend imposer le libre-échange à tous les pays, en tout temps et quelle que soit leur situation.
En d’autres termes, la concurrence du pot de terre et du pot de fer devient la norme universelle ; que ses effets soient ruineux pour les pays désavantagés ne surprendra personne. Nous avons un très bon exemple de ce mécanisme avec les accords de partenariat économique (APE) négociés de nos jours entre la Communauté européenne et divers pays d’Afrique et des Caraïbes. Si ces accords voient le jour, une agriculture européenne copieusement subventionnée viendra « librement » concurrencer une agriculture africaine déjà très démunie et mal en point. Définitivement ruinés les paysans africains prendront le chemin de l’exil… et trouveront sur ce chemin les camps de rétention libyens et les patrouilleurs de l’agence Frontex – les uns et les autres payés par l’Europe – pour leur interdire d’aller plus loin.
En d’autres termes, l’Europe alimente d’un côté la migration en privant de ressources la paysannerie africaine ; mais de l’autre elle s’oppose à cette migration en utilisant au besoin la violence la plus meurtrière. Il ne faut pas être grand clerc pour prédire que qui sème ainsi le vent finira un jour par récolter la tempête.
Une aide conséquente et efficace
En second lieu, migration et développement sont aujourd’hui bien moins antagonistes que complémentaires ; il est clair en effet que c’est la migration qui apporte au développement l’aide la plus conséquente et la plus efficace. D’un point de vue quantitatif, tout d’abord, l’argent que les migrants envoient à leurs proches restés au pays dépasse désormais de loin le montant de l’aide publique ; à l’échelle du monde, les chiffres sont respectivement 150 milliards et 100 milliards de dollars. Encore ce dernier chiffre nous est-il fourni par les gouvernements, et il faudrait faire l’inventaire précis des dépenses comptabilisées dans la rubrique de l’aide au développement ; on ferait alors des découvertes surprenantes : on constaterait par exemple que, bien souvent, les contributions liées à l’assistance militaire sont considérées comme de l’aide au développement… Mais l’essentiel est ailleurs : c’est avant tout du point de vue qualitatif que l’aide apportée par les migrants l’emporte de très loin sur l’aide gouvernementale ; tandis que la première arrive effectivement à ceux qui en ont besoin et leur permet de creuser des puits, de bâtir des écoles et des dispensaires, etc., une grande partie de la seconde se perd dans les sables du gaspillage ou dans les marécages de la corruption.
À cet égard, tout accord visant à instaurer une coopération réelle entre deux pays devrait comprendre une clause de libre circulation de l’un à l’autre, de façon que les migrants puissent se rendre dans le « pays d’arrivée », y gagner leur subsistance et celle de leur famille, y recevoir une formation et regagner ensuite leur pays d’origine lorsqu’ils jugeront le moment venu. Comme on sait, c’est exactement le contraire qui est aujourd’hui pratiqué : de plus en plus fréquemment, l’aide publique au développement est liée à un contrôle accru et à une diminution des migrations, au moyen d’un chantage dont on ne cherche même plus à camoufler le cynisme.
En troisième lieu, ceux qui attendent des progrès du développement un arrêt ou au moins un ralentissement des migrations s’exposent à de cruelles déceptions. Tous les experts en sont d’accord : au moins à court et à moyen terme, le processus du développement, lorsqu’il s’engage, entraîne non pas une diminution, mais au contraire un accroissement des migrations, et cet accroissement peut se prolonger pendant dix, vingt ou trente ans.
Il n’y a là nul paradoxe. Qu’est-ce que le développement ? C’est le passage d’un état économique et social archaïque et inefficace à un état plus moderne et plus productif. Or ce passage ne s’accomplit pas en un jour ; il dure pendant toute une période, et au milieu de cette période survient un moment où, d’un côté, l’état ancien est totalement délabré et désagrégé, tandis que de l’autre l’état nouveau est encore embryonnaire et ne parvient pas à assurer la « relève ». Du coup, se crée un espace de jeu et de flottement ; les populations ne trouvent plus leur subsistance dans l’avant et ne la trouvent pas encore dans l’après ; les liens qui les rattachent à l’ancienne société sont détendus ou brisés, tandis que les nouveaux liens ne sont pas encore noués. Dans une telle situation, la migration constitue une solution évidente, et tous ceux qui le peuvent y ont recours.
Dans de nombreux pays, le processus se déroule concrètement de la façon suivante : la première étape du développement est caractérisée par une progression soutenue de la productivité agricole ; celle-ci libère une quantité importante de main-d’œuvre, qui ne trouve plus désormais de travail à la campagne. Il en résulte un gonflement de l’exode rural et un afflux massif de paysans déracinés vers les villes. Or, dans ces villes, ils ne trouvent pas encore les emplois industriels ou les emplois de service qui pourraient les faire vivre ; ils poursuivent donc tout naturellement leur chemin vers d’autres rivages. C’est seulement au terme de vingt ou trente années de développement que les migrations connaissent stabilisation, voire ralentissement. Prétendre comme on le fait aujourd’hui, sans autre précision, que le développement tarira les migrations à la source, c’est tromper l’interlocuteur et se tromper soi-même.
Enfin, il me semble que, dans son usage courant, le terme de développement a pris une coloration « économiste » susceptible de produire bien des contresens. Penser le développement comme un processus économique, c’est en effet penser le sous-développement comme un phénomène d’arriération et de misère au sens économique de ces termes. Dès lors, associer sous-développement et migration, c’est présupposer, comme un fait acquis, que la pauvreté matérielle est la principale cause et le principal ressort de la migration.
Or cette idée reçue est à l’évidence erronée. Tout d’abord, si elle était exacte, on devrait voir les migrations venir uniformément de tous les pays pauvres, et ce sont les plus pauvres qui devraient partir les premiers. Mais l’observation et l’expérience se conjuguent pour nous montrer qu’il n’en est rien : la migration part de foyers précisément localisés, qui ne sont pas nécessairement plus pauvres que les régions voisines : pour déterminer ces foyers, des facteurs sociaux, historiques et culturels viennent nécessairement s’ajouter aux facteurs économiques. De même, nous savons bien que, si la plupart des migrants viennent de pays pauvres, ce ne sont pas les plus pauvres des pays pauvres qui partent les premiers, ne serait-ce que parce que le départ exige la mobilisation d’un minimum de ressources ; en fait, les migrants d’aujourd’hui appartiennent de plus en plus souvent à la classe moyenne de leur pays d’origine ; ils disposent d’un « capital social » qu’ils comptent bien mettre en valeur dans le pays où ils s’établiront [2].
En réalité, ce n’est pas la pauvreté en soi qui est le moteur de la migration, c’est ce que je pourrais appeler la désespérance. Un paysan ou un citadin pauvre, mais qui a la possibilité d’améliorer sa situation par ses efforts, ne part pas. En revanche, si la même personne appartient à une société bloquée, verrouillée, où toute initiative se heurte à une bureaucratie incompétente et corrompue, où toute entreprise est condamnée à l’échec du fait de cette bureaucratie, alors elle prendra le chemin de l’exil, et ce sera une décision rationnelle. Dans son livre Exit and Voice, Albert Hirschmann a bien montré qu’en présence d’une situation insupportable, tout individu a le choix entre deux attitudes : la protestation ou la fuite. Mais pour que la protestation soit efficace, il faut qu’elle puisse s’exprimer et devenir collective ; il faut donc qu’une certaine liberté d’expression soit respectée dans la société considérée. Lorsque cette condition n’est pas remplie – et elle ne l’est pas dans la grande majorité des pays qui nous intéressent – alors le départ est la seule solution raisonnable [3].
Or, beaucoup de ces sociétés bloquées, beaucoup de ces États autoritaires et corrompus se maintiennent grâce à l’appui politique, financier, parfois même militaire, des puissances occidentales, désireuses de se constituer des « clientèles » politiques favorables à leurs intérêts. Ici encore, ces puissances nourrissent donc les migrations qu’elles veulent par ailleurs interdire.
Si l’analyse qui précède est valide, il s’ensuit une conséquence importante : en réalité, il n’y a pas de migrants ni de réfugiés « économiques » ; c’est toujours une situation politique – marquée par l’oppression, la corruption et la gabegie – qui est à l’origine de la migration. Si l’on s’attache dès lors à réduire le volume des migrations, l’arme la plus sûre, ce n’est pas le développement économique, c’est la démocratie ; une démocratie qui permette à chaque citoyen de construire effectivement son avenir, une démocratie qui donne un contenu réel à cet espoir de mieux vivre qui anime tous les êtres humains.
Notes
[1] Claude Lévi-Strauss, Anthropologie Structurale Deux, Paris, Plon, 1973, p. 368-9.
[2] Sur tout ceci, voir : Claire Rodier, Emmanuel Terray , Migrations : Fantasmes et réalités, Paris, La Découverte, 2008.
[3] Albert O. Hirschmann, Exit and voice, (traduction française : Défection et prise de parole), Paris, Fayard, 1995.
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