Article extrait du Plein droit n° 83, décembre 2009
« Codéveloppement : un marché de dupes »
Couleuvres sénégalaises
Lorna McCallum
Diplômée en science politique, université Paris I Panthéon-Sorbonne.
À l’occasion de la signature avec le Sénégal d’un accord de gestion des flux migratoires, le 23 septembre 2006, Nicolas Sarkozy déclarait : « Le Sénégal est aujourd’hui touché de plein fouet par un phénomène dramatique : celui de la fuite d’une partie de sa jeunesse dans des conditions souvent tragiques. […] Face à ce drame, la France est totalement solidaire du Sénégal. Ma présence aujourd’hui à Dakar est le signe de cette solidarité ». Soucieux également de combattre le départ vers la France des personnes qualifiées, le ministre de l’intérieur ajoutait : « l’accord a aussi pour objectif fondamental de lutter contre le pillage des cerveaux, la fuite des compétences et des talents du Sénégal ».
Ce discours généreux est-il le reflet d’une véritable concertation entre la France et le Sénégal ? L’accord prend-il véritablement en compte le « phénomène dramatique » que représentent la fuite des jeunes d’une part, celle des élites d’autre part ? Quel impact aura-t-il sur la migration professionnelle ?
Complété par un avenant, signé le 25 février 2008, l’accord établit des lignes directrices concernant la circulation des personnes, l’admission au séjour, la surveillance des frontières, le retour dans leur pays des migrants en situation irrégulière, la participation des migrants au développement de leur pays d’origine et la coopération pour le développement entre les deux pays. Lors de la signature de l’accord et de son avenant, les représentants français étaient, en 2006, Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’intérieur, et en 2008, Brice Hortefeux, alors ministre de l’immigration, de l’intégration, de l’identité nationale et du codéveloppement. L’absence du ministre des affaires étrangères, en 2006 comme en 2008, est révélatrice du but poursuivi, à savoir la lutte contre l’immigration clandestine. Car là est bien la priorité des autorités françaises. La réadmission des Sénégalais sans-papiers en France par l’État sénégalais, préalable obligatoire à toute expulsion, laisse en effet à désirer. En 2007, le Sénégal affichait un taux de délivrance de laissez-passer d’à peine plus de 37 % [1]. Le gouvernement sénégalais est cependant dans une situation délicate. La migration fait partie intégrante de l’histoire du pays et ses ressortissants acceptent difficilement la complicité de leur gouvernement avec le gouvernement français dans le but de restreindre les flux migratoires vers la France et de favoriser les expulsions par la délivrance de laissez-passer consulaires. Cette question sensible a rendu les négociations entre les deux pays houleuses.
Le sujet sera finalement traité en deux temps. Tout d’abord, l’accord initial de 2006 convenait – dans un paragraphe de moins de cinq lignes – de l’acceptation et de l’organisation du retour des personnes en situation irrégulière dans l’un ou l’autre pays. Les modalités concrètes d’application concernant la réadmission des clandestins sénégalais ne furent acceptées par le Sénégal qu’au moment de la signature de l’avenant, en 2008. L’article 4, alinéa 2, traitant du « retour dans leur pays d’origine des migrants en situation irrégulière » devient alors la partie la plus importante en volume de l’ensemble du texte. Afin d’obtenir l’accord du Sénégal, l’avenant a lié la question de la réadmission à la possibilité, pour les ressortissants sénégalais, d’accéder en France à une liste de 55 métiers sans que la situation de l’emploi leur soit opposable. Ces métiers correspondent évidemment aux besoins du marché du travail français. Conscients de l’interdépendance des deux propositions dans les négociations, les Sénégalais sont parvenus à ajouter 53 métiers à la liste initiale. Il s’agit de métiers dans lesquels sont employés de nombreux Sénégalais en situation irrégulière en France. L’objectif des autorités sénégalaises a donc été de tenter, à travers le protocole d’application de l’accord, d’obtenir que soient régularisés le plus possible de leurs ressortissants sans-papiers, et de contourner ainsi le refus de la France d’assouplir ses modalités de régularisation.
Recruter des travailleurs qualifiés
L’ouverture faite par la France s’inscrit dans l’organisation de la politique d’immigration professionnelle française et répond essentiellement à l’objectif fixé par le gouvernement français d’amener l’immigration économique à « 50 % du flux total des entrées à fin d’installation durable en France », alors qu’en 2007, elle ne représentait que 1 % de l’immigration légale. C’est dans ce contexte qu’est signé l’avenant à l’accord de gestion concertée des flux migratoires contenant en annexe la liste des métiers ouverts aux ressortissants sénégalais.
Conformément aux nouvelles orientations de cette politique migratoire, les métiers proposés sont en grande partie des métiers qualifiés requérant un diplôme ou une formation spécifique, ce qui pose problème dans un pays comme le Sénégal où 60 % du marché du travail est informel. Pour faire face à la difficulté de reconnaissance des compétences des travailleurs, le gouvernement sénégalais décide de développer des mécanismes de validation des acquis de l’expérience (VAE). Des projets se mettent en place, notamment en partenariat avec la France, dans lesquels certaines entreprises françaises présentes au Sénégal pourraient être impliquées. Leur participation se traduirait par l’évaluation des compétences de candidats à l’immigration professionnelle en France. Ainsi, ce partenariat qui donne l’apparence de contribuer à la formalisation du marché du travail sénégalais permettrait surtout à la France de recruter plus facilement des travailleurs sénégalais pour combler ses besoins de main-d’œuvre.
La carte « compétences et talents », préexistante à l’accord de gestion concertée des flux migratoires mais intégrée dans ce texte, est un autre outil d’affichage de la politique française. Créée en 2006, elle est destinée à « l’étranger, résidant ou non en France, susceptible de participer en raison de ses compétences et de ses talents, de façon significative et durable au développement économique, au développement de l’aménagement du territoire ou au rayonnement, notamment intellectuel, scientifique, culturel, humanitaire ou sportif de la France et du pays dont il a la nationalité [2]. » Elle est censée s’adresser aux cadres, scientifiques, artistes et sportifs qui peuvent justifier d’au moins un diplôme mais, surtout, qui peuvent prouver leur expérience professionnelle. Au Sénégal, la majorité des travailleurs ne peuvent répondre à cette exigence. Seules les élites, diplômées de l’enseignement supérieur ou déjà intégrées dans le marché du travail sénégalais et qui y occupent des postes importants, peuvent prétendre à cette carte.
S’ils étaient appliqués conformément au discours du gouvernement français, les dispositifs alliant une nouvelle carte de séjour destinée aux élites et une liste des métiers ouverts aux Sénégalais en France pourraient avoir des conséquences néfastes sur la situation du travail au Sénégal. Alors qu’en 2000, par exemple, un quart des travailleurs qualifiés avaient quitté le pays, alors que certains secteurs concernés par la liste des métiers, notamment l’agro-alimentaire ou l’hôtellerie restauration, font déjà face à d’importants problèmes de recrutement, et alors que le départ des élites diplômées représenterait une lourde perte pour les entreprises sénégalaises, les discours français qui tentent de démontrer que le Sénégal va profiter de l’accord conclu sont bien peu crédibles.
Ainsi, les autorités françaises tentent de démontrer que la carte « compétences et talents » est bénéfique pour le Sénégal par le transfert de compétences à leur retour des travailleurs émigrants. Or ce retour dans le pays d’origine, s’agissant du Sénégal, est bien hypothétique : en effet, l’État sénégalais a signé le 25 mai 2000 une convention de codéveloppement avec la France qui prévoit, à propos du bénéficiaire d’une telle carte, qu’il devra « transmettre à la préfecture de son domicile un projet de concours à une action de coopération ou d’investissement économique définie par la France avec son pays d’origine [3]. » Cette clause très vague, et difficilement réalisable dans le délai imparti, laisse songeur quant aux possibilités effectives de transfert de compétences mis en avant. Quant à l’ajout de métiers supplémentaires à la liste ouverte aux ressortissants sénégalais en vue de possibles régularisations, il apparaît comme une maigre consolation face aux énormes couleuvres que la France a fait avaler au Sénégal.
Notes
[1] Rapport n° 129 (2008-2009) sur le projet de loi autorisant l’approbation de l’accord relatif à la gestion concertée des flux migratoires entre le gouvernement de la République française et le gouvernement de la République du Sénégal et de son avenant de Mme Catherine Tasca, fait au nom de la commission des affaires étrangères, le 10 décembre 2008.
[2] Extrait du dépliant de la carte « compétences et talents » pour le Sénégal.
[3] Ibid.
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