Article extrait du Plein droit n° 83, décembre 2009
« Codéveloppement : un marché de dupes »
Penser autrement un développement partagé
Patrick Gonin et Nathalie Kotlok
Université de Poitiers, Migrinter, UMR CNRS-université. ; Université de Poitiers, Migrinter, UMR CNRS-université.
Rendre compte des pratiques et des intentions publiques du codéveloppement oblige à s’installer sur le temps long, celui de la relation entre les migrations internationales d’une part, les questions de développement d’autre part. La comparaison des travaux de recherche et les politiques publiques permet à Hein de Haas de pointer quatre temps dans cette relation entre migrations internationales et développement [1]. Avant 1973, tant pour les chercheurs que pour les politiques, la vision de cette relation est optimiste : les migrations sont positives dans la mesure où elles participent au décollage économique des pays en développement grâce aux transferts financiers et aux connaissances acquises en migration. La deuxième période correspondrait à un scepticisme croissant où sont surtout pointés les mécanismes de dépendance du Sud et les effets négatifs liés à la « fuite des cerveaux ». Entre 1990 et 2001, les recherches sur les migrations internationales se diversifient, s’interrogeant sur les effets contradictoires sur le développement des pays de départ.
À l’opposé, le scepticisme continue à l’emporter du point de vue des politiques publiques. La dernière période s’ouvre à partir de 2001, les publications sur les relations entre les migrations internationales et le développement sont de plus en plus nombreuses, les avis demeurent partagés mais, globalement, la vision positive s’affiche sans réserve. De même, l’optimisme gagne le champ des politiques publiques, l’accent étant (re)mis sur les possibles intérêts des transferts de connaissance via les circulations migratoires, l’implication des « diasporas » pour le développement des pays d’origine.
L’analyse des relations entre les migrations internationales et les enjeux de développement est chargée de présupposés idéologiques et politiques qui alimentent des débats passionnés. De fait, les points de vue et les propos tenus sur cette relation dépendent de l’endroit à partir duquel on la pense : à partir des pays de départ (émigration) ou des pays d’arrivée (immigration), et de celui qui la pense, le « développeur » ou le « développé ». On se propose donc d’interroger les intentions et les réalisations des acteurs concernés par cette mise en relation, en privilégiant d’une part le codéveloppement institutionnel et d’autre part les initiatives migrantes qui s’apparentent à sa (ses) définition(s).
Les institutions internationales, notamment depuis Tampere en 1999, insistent sur le rôle positif des migrants sur les processus de développement, et particulièrement sur les apports des ressortissants de l’extérieur en termes de développement durable et de réduction de la pauvreté. La promotion d’un « développement solidaire » est né à la fin des années 1970 dans les cercles tiers-mondistes qui débattent alors des compensations possibles à la période coloniale. Jean-Pierre Cot, dans son ouvrage « À l’épreuve du pouvoir, le tiers-mondisme pour quoi faire ? » rappelle que « la notion de codéveloppement […] trouve sa place dans la réflexion des socialistes sur le tiers-monde. Elle combine la nécessité d’ajustements structurels dans un nouvel ordre économique international ; la relation préférentielle avec certains partenaires favorisés distingués en raison soit de la complémentarité de leur économie avec la nôtre, soit par la sympathie que suscite leur itinéraire politique ; le désir de donner une traduction concrète, immédiate, permanente à la solidarité ainsi précisée. Michel Rocard a beaucoup contribué à lancer la formule. […] Si l’expression doit conserver un sens, elle doit s’appuyer sur une véritable co-planification des efforts économiques. Elle implique une maturité de transactions, une régularité des relations, une volonté de part et d’autre d’affirmer la nature privilégiée de la relation et d’en tirer les conséquences. En fait ces conditions sont rarement réunies. ». Il reprend cette idée de codéveloppement à propos de l’accord conclu avec l’Algérie sur le gaz en 1982 : « Il s’agit de mettre en œuvre une coopération générale, conçue sur pied d’égalité entre partenaires qui ont des intérêts suffisamment liés pour faire cause commune. La notion de co-développement implique une dose de co-planification, chacun acceptant d’ajuster ses perspectives du développement économique en fonction de la relation nouée. »
La notion de codéveloppement a connu une fortune que son imprécision explique pour partie. Depuis le rapport Naïr [2] (1997), les partenariats proposés par la France et plus récemment par l’Union européenne comprennent un volet coopération/développement assujetti désormais à un volet migration et, plus précisément, à celui de « gestion des flux migratoires » (voir articles p. 3 et 16). Le pacte européen sur l’immigration et l’asile, mis en œuvre en 2008, ne fait que prolonger l’approche globale des migrations adoptée par le Conseil européen en décembre 2005, en intégrant dans ses objectifs la création d’un partenariat global avec les pays d’origine et de transit pour favoriser les synergies entre les migrations et le développement. Quant au nouveau programme du « développement solidaire » de la France, qui désormais intègre le codéveloppement, il vise, par les moyens financiers dégagés, à renforcer la politique de l’aide publique au développement. La mission de cette dernière poursuit trois objectifs principaux : contribuer à l’atteinte des Objectifs du millénaire pour le développement (OMD), appuyer la croissance économique créatrice d’emploi et participer à la gestion collective des biens publics mondiaux. Par ailleurs, en 2006, le Comité interministériel du contrôle de l’immigration et le Comité interministériel de la coopération et du développement ont décidé que les stratégies de coopération au développement devraient intégrer le phénomène migratoire dans le cadre d’une approche concertée avec les pays du Sud.
Initiatives migrantes
S’il est généralement admis que les migrants consacrent une partie de leur épargne à des remises, tous ne participent pas à des projets collectifs de développement. Ces processus reposent sur des conditions particulières comme le regroupement de ressortissants dans des lieux proches en migration (facilité par les filières migratoires), ce qui leur permet d’installer une dynamique collective et d’impliquer ensuite ceux qui sont dispersés, voire aussi les migrants installés dans d’autres contrées. Dans ce cas, la dynamique collective s’alimente des capacités organisationnelles des formes diasporiques [3]. L’organisation sociale des groupes d’origine, reconstruite en exil, faite de droits, devoirs et obligations de chacun sous le contrôle collectif contribue aussi à ce fonctionnement solidaire, de fait autant souhaité que subi. Mais participer au développement du pays d’origine ne devient envisageable que lorsque le séjour en migration est suffisamment long. Dans le contexte particulier des pays subsahariens, seule une fraction des familles peut espérer migrer, alimentant de fait la circulation de l’information entre ses différents membres dispersés. Paradoxalement, les politiques migratoires, en restreignant les libertés de circulation, ont aussi rendu possible ce type d’engagement collectif en direction des pays d’origine. En effet, l’éloignement physique même durable ne coupe pas les liens avec le territoire d’origine. Des liens spécifiques avec les villages d’origine caractérisent donc une certaine catégorie de migrants, les circulants installés dans les couples migratoires stabilisés. Un continuum s’opère entre les territoires de vie (en migration et dans le pays d’origine) « qui ne forment plus qu’une seule et même arène de l’action sociale [4]. »
« Nous ne parlons pas de codéveloppement. Mais c’est un travail que nous menons depuis 1987 ! »
Les parcours de migrants sont à ce titre édifiants : ils démontrent la nécessaire durée en migration pour imaginer et concevoir des projets d’intérêt collectif, qu’ils soient villageois ou communaux. Mais ils démontrent aussi la diversité des conceptions sur le « codéveloppement migrant ». Lors du colloque du 27 juin 2008 organisé par le groupe migrations du centre de recherche et d’information pour le développement [5], Ibrahima Traoré (élu malien et ancien migrant) nous dit que « le codéveloppement, c’est cette synergie entre les moyens et les connaissances des associations de ressortissants et leurs réseaux de partenaires, les besoins exprimés par les populations ainsi que l’expérience technique des partenaires de coopération pour agir dans une seule et même direction, celle du développement socio-économique de notre région d’origine ».
Effectivement, les émigrés ont contribué, en 31 ans, à la construction d’une mosquée, financé des puits, mis en place une coopérative d’approvisionnement et de développement agricole, un centre de santé (Labankoniouma) et un projet dit « intégré », l’ORDIK (organisation rurale pour le développement intégré de la Kolimbiné). Comme animateur de cette organisation, Ibrahima Traoré devient en toute logique premier adjoint de la commune de Kolimbiné lors des élections municipales en 1999, puis maire en 2004. Il rend régulièrement visite aux ressortissants de l’extérieur afin de bénéficier de leurs appuis. Le parcours de Baganda Sakho, élu sénégalais et également ancien migrant est similaire : « Nous ne parlons pas de codéveloppement. Nous n’utilisons pas ce terme. Mais c’est un travail que nous menons depuis 1987 ! Nos projets dans lesquels les migrants sont associés […] permettent le développement conjoint de nos territoires d’origine et le développement des territoires de nos partenaires au Nord ! ».
Les migrants sont en réalité confrontés à trois possibilités et uniquement trois : s’installer dans le pays de destination, rentrer dans leur pays d’origine ou circuler entre les deux pôles de leur espace migratoire. En s’installant, ils sont de fait confrontés au racisme et aux discriminations. Face à la crise du modèle d’intégration à la française et à l’absence d’ascenseur social pour bon nombre d’entre eux et de leurs enfants, une stratégie de contournement peut être mise en place : faire là-bas pour être mieux ici [6]. Le codéveloppement est ici engagement, participation active à la vie de la cité, et il se décline in fine dans le pays d’installation. Le retour n’est pas pour autant une solution de facilité, surtout si le séjour à l’étranger a été long. Dans certains cas, une période de (re)insertion s’impose, le projet de développement, qu’il soit individuel ou collectif, devient facteur de réussite sociale et économique. Il permet cette ascension sociale tant recherchée et contribue à de nouvelles notabilités. Quant à la circulation, elle est de fait le facteur indispensable à la conception de projets de codéveloppement.
Quelle définition du codéveloppement ?
France :
Europe :
ONU :
FORIM (forum des organisations de solidarité internationale issues des migrations) :
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Mise en cohérence
Les acteurs du codéveloppement inscrivent leurs actions à différentes échelles. Pour les États du Nord et du Sud, et pour la France, elles sont notamment inscrites dans les accords bilatéraux surtout de « réadmission ». Les collectivités territoriales, avec la coopération décentralisée, peuvent imaginer différentes formes de coopération, de même que les ONG engagées dans le soutien à des initiatives d’associations de migrants. Ces trois catégories d’acteurs ne parlent pas le même langage, mais surtout n’ont pas les mêmes objectifs. Enfin, le développement solidaire appartient aussi aux habitants, et deux sous-groupes se constituent, les sédentaires et ceux qui sont mobiles, dont les migrants. Le codéveloppement ne prend sens que dans des pratiques territoriales. Et c’est cette inscription territoriale qui suggère que le migrant est d’abord un habitant, avec ou sans papiers.
Le codéveloppement institutionnel, une idée française qui s’est largement diffusée, dévoile les contradictions du modèle de développement imposé aux anciens territoires coloniaux et relativise en même temps les mobilisations des migrants pour leur région d’origine. Dans le même temps, en reconnaissant aux migrants le statut d’acteurs du développement, cette politique leur fait porter, au moins en partie, la responsabilité du mal développement de leur pays. Les pays du Nord avec l’aide des grandes institutions internationales (FMI, OMC, …) continuent à promouvoir des politiques économiques et commerciales qui entravent le développement des pays en marge des échanges économiques mondiaux, renforçant ainsi les inégalités de répartition des richesses, et veulent compenser les effets de ces politiques par une aide au développement qui, d’une part, peine à atteindre le taux de 0,7 % du revenu national et d’autre part est de plus en plus conditionnée par la signature d’accords bilatéraux de gestion concertée des flux migratoires. Au-delà des paradoxes et des incidences économiques et politiques tant dans les pays du Nord que du Sud, les pratiques des migrants, au sein de leur espace migratoire, révèlent la mise en cohérence de leur parcours de vie et l’articulation des territoires pour vivre ensemble avec ceux qu’ils ont laissé derrière eux et ceux qui partagent leur quotidien pour penser autrement un développement partagé.
Notes
[1] Hein De Haas, « Migration and development. A theoretical perspective », Oxford, International Migration Institute, Working papers, 2008, p. 2.
[2] Sami Naïr, Rapport de bilan et d’orientation sur la politique de codéveloppement liée aux flux migratoires, Paris, Ministère des affaires étrangères, 10 décembre 1997, 28 p.
[3] Emmanuel Ma Mung, La diaspora chinoise : géographie d’une migration, Paris, Orphys, coll. GéOphrys, 175 p., 2000.
[4] Caroline Brettell, « Theorizing Migration in Anthropology », in Caroline Brettell, John Hollifield (ed), Migration Theory. Talking across disciplines, New-York, routledge, 2000, p.97- 135.
[5] « Migrations et développement : enjeux et pièges du co-développement », colloque organisé par le groupe Migrations du Centre de recherche et d’information pour le développement, avec le soutien de Altermondes, ATMF, Gisti et GRDR, Paris, le 27 juin 2008.
[6] Barbara Bertini, Patrick Gonin, Nathalie Kotlok et Olivier Le Masson, 2009, « Codéveloppement et double présence : les initiatives migrantes et la fabrique des identités multiples », in Immigration et identité nationale, sous la direction de Séverine Dessajan, Nicolas Hossard et Elsa Ramos.
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