Article extrait du Plein droit n° 84, mars 2010
« Passeurs d’étrangers »

Des hommes jugés trop vite

Si l’on en croit les gouvernements, il n’y aurait pas ou presque pas de migrants si les passeurs n’existaient pas. Il faut donc s’attaquer en priorité à ces « exploiteurs de la misère humaine ». D’où les objectifs d’arrestations fixés en 2009. Dans cette frénésie répressive, qui arrête-t-on et sur quelles bases ? L’instruction est-elle équitable ? Les sanctions judiciaires reposent-elles sur des faits objectifs ? Les prévenus bénéficientils d’une défense satisfaisante ? Pour le savoir, Plein droit a interrogé deux avocats du nord-ouest de la France, là où la répression des « passeurs » est la plus florissante compte-tenu de la présence particulièrement abondante d’exilés et de « jungles ».

Emmanuelle Lequien, avocate à Lille, a récemment participé à la défense des expulsés de la « jungle » de Calais après sa destruction par les forces de police. Elle a aussi été amenée à défendre des « passeurs » devant le tribunal correctionnel de Boulogne-sur- Mer. Dans cet entretien, elle nous parle des dossiers qu’elle a eu à traiter et des hommes jugés trop vite. C’est l’occasion pour elle de porter un regard sur l’exercice de la profession d’avocat dans le cadre de procédures que l’on peut qualifier d’expéditives. Raphaël Tachon est avocat au Barreau de Boulogne-sur-mer. Il pratique le droit pénal et il lui arrive de défendre des étrangers en situation irrégulière depuis un peu plus de dix ans, dans le cadre des permanences pénales auxquelles il a choisi de continuer à participer, et parfois comme avocat choisi.

Vous avez eu à défendre des « passeurs », à tout le moins présentés comme tels. Que leur était-il reproché ? Quels étaient les chefs de poursuite ?

E. Lequien – C’était à Boulogne- sur-Mer, dans le cadre d’une procédure correctionnelle avec instruction. Ce fut l’occasion d’observer le travail du parquet, du juge d’instruction, des avocats. Les audiences ordinaires du tribunal correctionnel de Boulogne-sur-Mer donnent aussi l’occasion d’observer la manière dont la justice de ce pays traite la question Il leur était reproché d’avoir commis le délit prévu par l’article L. 622-1 du Ceseda, soit l’aide à l’entrée ou au séjour irréguliers. Mais l’aide au séjour consiste ici essentiellement, par des moyens matériels, à participer à la tentative des étrangers de quitter le territoire français. Ce simple fait montre la complexité et le paradoxe des logiques en présence : il est reproché aux passeurs d’aider des étrangers à quitter le territoire français, où ces derniers sont en situation irrégulière et malvenus ! La protection de l’ordre public français pourrait laisser penser que l’on s’attaque à ceux qui aident à faire entrer sur le territoire français… En réalité, c’est à l’occasion de la tentative de passage vers l’Angleterre que l’on arrête les étrangers – reconduits à la frontière – et les passeurs…

Si l’on réprime la tentative de sortie du territoire, la justice se donne peu les moyens d’interpeller ceux qui sont intervenus en amont, pour faire entrer en France les étrangers sans visa… Ils ne sont pas en France, ceux-là, en réalité. L’ambition réelle du parquet est d’arrêter ceux qui aident à sortir, pour dissuader les étrangers de rentrer… L’objectif affiché de lutter contre les filières des passeurs n’est pas mis en oeuvre, parce qu’il supposerait des moyens et une collaboration internationale entre juges et parquets encore trop imparfaite.

R. Tachon – Il s’est agi de poursuites après une procédure d’instruction, soit en comparution immédiate, très rarement en audience classique, et la dernière fois, le 12 février 2010, dans le cadre d’une comparution immédiate. On reprochait à mes clients le délit de l’article L. 622-1 du Ceseda, comme l’indique Emmanuelle ; il fait encourir jusqu’à cinq ans d’emprisonnement, dix ans si la circonstance aggravante de bande organisée est retenue (ce qui est presqu’automatique dans le cas d’une ouverture d’information, même si cela n’est pas retenu dans l’ordonnance de renvoi, ou si cette circonstance est écartée par les juges du siège). Cette circonstance aggravante, qui alourdit la peine théorique maximale, a pour effet de permettre des prolongations de détention provisoire. Les étrangers peuvent également être poursuivis pour séjour irrégulier et risquer alors une peine d’un an emprisonnement. Cette poursuite est bien souvent « imparable », sauf vice de procédure (article L. 621-1 du Ceseda). Dès lors, si un étranger en situation irrégulière est poursuivi pour les deux infractions, même si vous obtenez une relaxe pour l’aide au séjour, le séjour irrégulier étant établi, la condamnation est prononcée et la détention provisoire éventuelle se trouve justifiée. Parmi les peines complémentaires, figure l’interdiction du territoire français, qui peut avoir des effets postérieurs redoutables car elle entraîne de plein droit la reconduite à la frontière à l’expiration de la peine d’emprisonnement ou, plus simplement, l’interdiction de séjour.

La personne que j’ai défendue le 12 février dernier était poursuivie pour aide à l’entrée et au séjour d’étrangers en situation irrégulière et pour outrages envers une policière. Il se déclarait érythréen. Il a été requis huit mois ferme, une ITF de dix mois et la confiscation des scellés (200 €). J’ai plaidé la relaxe sur l’aide au séjour, qui ne me semblait pas établie, mais les outrages étaient caractérisés. Il a été condamné pour le tout à six mois ferme et une ITF de dix mois, mais les scellés ont été restitués. Je lui ai indiqué, avec l’interprète présent, les possibilités d’appel ; je lui ai écrit, pour lui confirmer cela, mais en français ; je ne sais pas s’il aura la possibilité de faire traduire mon courrier en maison d’arrêt. C’est la difficulté du suivi de ces dossiers après jugement.

Ces personnes poursuivies étaient-elles connues des services de police ?

E. Lequien – Toutes celles qui ont été mises en examen étaient elles-mêmes en situation irrégulière et totalement démunies ; elles étaient inconnues des services de police.

R. Tachon – Devant le tribunal correctionnel de Boulognesur- Mer, les étrangers qui sont poursuivis pour séjour irrégulier sont tous connus pour avoir déjà été interpellés à plusieurs reprises en France, et bien souvent à Calais, en situation irrégulière. En revanche, en règle générale, les personnes qui sont poursuivies pour aide à l’entrée et au séjour d’étrangers en situation irrégulière ne sont pas connues des services judiciaires.

La défense des étrangers poursuivis pour « aide à l’entrée, au séjour et à la circulation » de compatriotes en situation irrégulière est, très souvent, assurée par des avocats désignés dans le cadre de l’aide juridictionnelle. Pensezvous que ce dispositif permet leur défense effective ? Quelle a été la procédure suivie ?

E. Lequien – Les poursuites pour « aide au séjour » se concentrent essentiellement dans le ressort du tribunal de grande instance de Boulogne-sur-Mer. Le parquet poursuit les individus, soit dans le cadre de la procédure de la comparution immédiate, soit dans le cadre de l’ouverture d’une instruction. Je ne connais pas la répartition entre ces deux choix procéduraux mais je crois pouvoir dire que la très grande majorité des poursuites est orientée vers la comparution immédiate.

Dans le cadre de cette procédure, l’avocat intervient pour les étrangers dans les mêmes conditions indigentes que dans les autres matières : pas de temps de préparation, ni de moyen ; l’enquête de personnalité – au mieux – est d’une grande pauvreté ; il est impossible de procéder à des vérifications. L’indemnisation des avocats au titre de l’aide juridictionnelle est ici encore sans rapport avec le travail à accomplir ! De fait, ces procédures sont prises en charge par la permanence des avocats. Il est vrai que la défense se résume à peu de chose.

Dans le cadre de l’instruction, les conditions de travail sont différentes. La qualité de la défense est toutefois affectée par plusieurs éléments. Il y a en premier lieu la barrière de la langue qui fait que tout contact nécessite l’intervention d’un interprète. Les avocats rencontrent de grandes difficultés sur ce point dans la mesure où la profession d’interprète n’est pas réglementée et que nous n’avons aucune garantie de qualité de la traduction. Ce point se révèle sensible, s’agissant souvent de populations fuyant des guerres fratricides – l’on ignore alors de quel bord se situe l’interprète par rapport à celui qu’il assiste…

Il y a, en deuxième lieu, le manque de confiance. La relation de confiance est souvent difficile à établir avec le client, soit parce qu’il n’a pas la culture de l’avocat indépendant du pouvoir, soit parce que la profession d’avocat souffre d’une trop mauvaise réputation (en particulier de connivence avec le système judiciaire… !).

En troisième lieu, les incarcérations se font dans des maisons d’arrêt éloignées du cabinet de l’avocat. Lorsque plusieurs personnes sont interpellées, elles sont généralement réparties dans les différents centres de détention de la région. Cela ne facilite évidemment pas le travail de préparation du dossier avec le prévenu.

En quatrième lieu, le manque de moyens, bien sûr, est également une réalité : l’expérience montre que ceux qui sont interpellés comme passeurs sont souvent aussi malheureux, indigents et dans une situation aussi précaire que ceux qu’ils aident à faire passer… L’avocat intervient au titre de l’aide juridictionnelle – une instruction indemnisée de telle sorte que l’avocat ne se rend pas en prison, ne se rend pas à la cour d’appel de Douai (trop éloignée de Boulogne-sur-Mer) pour plaider des éventuels appels des actes d’instruction, etc. Les dossiers qui font plusieurs tomes (écoutes téléphoniques, surveillances policières…), nécessiteraient des heures de travail qui ne sont pas rémunérées.

Il est impossible enfin de construire un dossier de personnalité probant : la personne n’a pas de famille ou on ne peut pas établir de contact avec la famille ; elle n’a pas de lien en France, pas de projet de vie en France…

R. Tachon – Il est clair que l’intervention en comparution immédiate, qui est une procédure d’urgence, ne permet pas de mettre en place un dossier très conséquent. Néanmoins, il m’est arrivé, à plusieurs reprises de solliciter un délai, qui est de droit, pour préparer la défense de mon client, et d’obtenir une décision clémente voire même une relaxe lors de l’audience suivante. Ce n’est bien évidemment pas la majorité des dossiers et cela suppose que l’étranger soit à même de fournir des éléments, ou que sa famille ou ses amis puissent le faire, s’il est placé en détention provisoire dans l’attente de la prochaine audience (ce qui est fréquemment le cas). Lorsque la personne ne peut rien vous fournir, la défense est réduite à sa plus simple expression : contester et plaider la relaxe ou solliciter l’indulgence du tribunal.

Je partage l’avis d’Emmanuelle sur le problème de l’aide juridictionnelle. Le montant de la rétribution versée aux avocats au titre de l’aide juridictionnelle est bien trop faible, qu’il s’agisse de l’instruction ou de la défense devant le tribunal. Cette rétribution ne permet pas de se déplacer en maison d’arrêt. Il faut savoir que nous ne sommes pas indemnisés par l’État au titre de l’aide juridictionnelle pour aller voir nos clients en détention provisoire ! Si un déplacement devant la Chambre de l’instruction de Douai n’est pas envisageable (le déplacement n’est pas plus indemnisé devant la Chambre qu’en maison d’arrêt), les appels des demandes d’actes refusées peuvent et doivent être soutenus par un mémoire adressé à la Chambre de l’instruction. Les échanges avec le client sont compliqués par la nécessité de la présence d’un interprète…

Les enquêtes de police visent presque toujours des groupes à partir de l’observation de rencontres de personnes surveillées et écoutées. Il suffit souvent, pour devenir suspect, d’être en relation avec un individu surveillé. Ne pensez-vous pas que de nombreux étrangers sont ainsi condamnés à la légère, la seule charge retenue contre eux étant de connaître un ou plusieurs autres suspects ?

E. Lequien – Les choses sont souvent un peu plus complexes et les charges retenues multiples. La difficulté réside dans le fait que les éléments réunis, à savoir les observations, les écoutes téléphoniques et les auditions, relèvent d’un registre extrêmement subjectif. Il s’agit toujours d’interprétations ou de déclarations motivées par des rapports de force et de pression que, en réalité, les procédures ne révèlent pas.

En pratique, la justice française ne se donne pas les moyens de démanteler les véritables réseaux de passeurs. Ce sont des réseaux internationaux, composés de « plaques tournantes » implantées dans chaque pays de la chaîne, à structures pyramidales. Les personnes interpellées sur le terrain sont les premiers voire, au mieux, les deuxièmes échelons d’une structure hiérarchisée qui en comprend au moins quatre. Elles ne connaissent pas ceux qui profitent des passages. Elles prennent les risques, ne gardent rien ou pas grand-chose, sont toutes en situation irrégulière, bref, leur interpellation n’entame en rien les réseaux.

Les condamnations motivées par le seul fait de connaître d’autres personnes sont des simplifications qui existent aussi dans d’autres dossiers, en matière de stupéfiants, par exemple ! C’est une réflexion d’ensemble qu’il faut mener sur la procédure pénale, la preuve en droit pénal, les moyens que l’on donne à la justice (police, parquet, juge d’instruction, coopération internationale…), sans considérer que les étrangers sont les seules victimes de cette forme de renonciation à la recherche de la vérité qui affecte tout le système.

R. Tachon – Pour prendre un exemple concret, il s’agissait d’un dossier dans lequel je défendais un jeune Afghan (au titre de l’aide juridictionnelle), qui a été présenté devant le tribunal correctionnel de Boulogne-sur-Mer, après une instruction. Mon client a fait neuf mois de détention provisoire ; il lui était reproché d’avoir aidé des étrangers en situation irrégulière à séjourner en France, dans le cadre d’un réseau organisé. Il fréquentait des « passeurs » et des écoutes le concernaient. Cependant, la lecture des écoutes démontrait qu’il ne parlait jamais de faire passer des étrangers en Grande- Bretagne et que, pour la période de prévention, rien ne l’impliquait, si ce n’est ses connaissances. Il a été relaxé et il n’y a pas eu d’appel du parquet. Nous avons obtenu une indemnisation pour cette détention provisoire abusive.

Donc, même si des cas comme celui-ci sont rares, il est possible de défendre correctement et avec succès un étranger en situation irrégulière au titre de l’aide juridictionnelle. Mais il est clair que, pour un cabinet, c’est une affaire déficitaire compte tenu de la charge de travail, du temps passé et du faible montant de rétribution de l’aide juridictionnelle.

La notion de passeur fait l’objet d’une pression sociologique, politique et médiatique très forte. Dans un tel contexte, ne pensez-vous pas que juges et même avocats non avertis sont souvent sous influence et que, de ce fait, nombre de personnes mises en examen peuvent être mal défendues ?

E. Lequien – Non. Les magistrats et avocats sont avant tout des juristes et travaillent le droit. Au-delà de cette évidence, la répulsion comme l’excès d’empathie se retrouvent dans cette population de juristes, ni plus ni moins qu’ailleurs ! Un avocat qui défend mal son client parce qu’il a des convictions politiques qui lui rendent les étrangers insupportables est avant tout un mauvais avocat, ce n’est pas un avocat « sous influence ».

R. Tachon – Un juge qui ferait la même chose serait un mauvais juge. Tout est dit.

Les personnes poursuivies ont-elles été condamnées ? Quelles ont été les peines prononcées ?

E. Lequien – Bien sûr ! Les peines s’échelonnent entre dixhuit mois d’emprisonnement sans interdiction du territoire français – dans un dossier, mon client avait noué une relation amoureuse en France avec une Française – et sept ans de prison avec une interdiction définitive du territoire français. Compte tenu de l’impossibilité dans laquelle nous nous trouvons de bâtir un dossier de personnalité avec des éléments probants, éviter cette peine d’ITF relève de la gageure. Je crois savoir que les dix ans de prison ne sont pas exceptionnels.

R. Tachon – Les condamnations sont fréquentes. Les sanctions vont de quelques mois pour les « derniers maillons » à plusieurs années pour les « lieutenants » ou les « chefs » du réseau.

Savez-vous ce que ces personnes sont devenues ? Se sont-elles retrouvées en état de récidive ?

E. Lequien – Franchement, je l’ignore. La relation n’est pas durable en raison des limites des liens que nous, avocats, sommes en mesure de nouer.

R. Tachon – En matière pénale, il est très rare d’avoir des nouvelles des personnes que nous défendons dans le cadre des comparutions immédiates ou après une instruction. C’est lié au fait que les personnes en question n’ont pas d’adresse fixe et que, pour beaucoup, leur objectif n’est pas de rester définitivement en France. Seules celles que nous sommes amenés à assister devant le tribunal administratif pour contester un arrêté de reconduite à la frontière ou un refus de titre de séjour nous donnent des nouvelles, mais c’est un autre débat.

Lettre de mission de Nicolas Sarkozy à Éric Besson

(31 mars 2009)

« Nous souhaitons que vous donniez une impulsion nouvelle à la répression des filières d’immigration clandestine sur le plan national, mais aussi européen et international, grâce à une mobilisation de tous les moyens des forces de police et de la coopération judiciaire et policière, contre tous ceux qui exploitent la misère de manière indigne et encouragent l’essor d’une nouvelle forme d’esclavagisme. L’objectif doit être d’augmenter sensiblement, chaque année, le nombre de passeurs et d’exploitants de l’immigration clandestine interpellés et sanctionnés. En 2008, 4 300 personnes ont été interpellées pour des faits d’aide illicite à l’entrée et au séjour d’immigrés en situation irrégulière. Nous vous demandons de viser un objectif de 5 000 interpellations pour l’année 2009 ».



Article extrait du n°84

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Dernier ajout : mardi 2 juin 2015, 18:24
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