Article extrait du Plein droit n° 84, mars 2010
« Passeurs d’étrangers »

Réseaux « de confiance » au Maroc central

Fatima Qacha

Doctorante en sociologie, Laboratoire LISST-CERS (UMR CNRS 5193)
Au Maroc central, les processus migratoires s’organisent autour de figures-clés, acteurs relais ou hommes de confiance, qui interviennent à différentes étapes de la migration. Ces personnes, qui aident à « brûler les étapes » sur la route vers l’Europe, ne sont pas nées avec l’accélération du phénomène migratoire, mais sont des figures traditionnelles des transactions commerciales qui ont élargi le champ de leurs activités au-delà des frontières, protégeant les candidats à l’émigration des abus.

Harragin (harraga au singulier) est un terme désignant les migrants clandestins c’est-à-dire les « brûleurs ». Il provient du verbe harrag qui signifie « brûler », « griller » dans le sens générique de la transgression des règles, des codes, des lois, des étapes et, plus précisément aujourd’hui, des frontières maritimes et terrestres. Le hrigue renvoie à la pratique elle-même. La représentation médiatique la plus généralisée de cette pratique renvoie aux passages clandestins, le long du détroit de Gibraltar, à bord d’embarcations de fortune, et se focalise sur les passagers clandestins, victimes des logiques mafieuses du trafic humain, mais aussi sur le mode de passage, la traversée en mer. Or les discours des candidats ou non à la migration recouvrent une autre réalité : la pratique du hrigue concerne tous les processus migratoires illégaux mais aussi souvent légaux. Il n’y a donc pas de réelles distinctions mais un continuum légal/illégal ; l’usage du terme est en fait moins lié à un mode de déplacement qu’à une intention, celle de brûler les étapes et par là même les frontières. D’autre part, le terme harragin désigne généralement les migrants clandestins, mais également les passeurs, des deux côtés de la Méditerranée. Contrairement à ce que l’on peut penser, l’usage presque indifférencié de ce terme renvoie à de fortes proximités entre les uns et les autres, ceux qui font passer et ceux qui passent. Une jeune candidate à la migration me narrait ainsi son expérience : « En fait d’un côté, tu as les harragin, qui t’encadrent et te protègent jusqu’à l’embarquement, et de l’autre les gardes-côtes qui veulent t’empêcher de passer  ». Elle nous laisse entrevoir un autre mode d’appréhension de ces rapports et fait comme voler en éclats la sempiternelle dichotomie passeur « bourreau »/clandestin « victime ».

Nos investigations concernent une province berbérophone du Maroc central : dans ce milieu rural, les activités sont agricoles, pastorales et forestières. Dans la région, cette zone compte parmi les foyers les plus touchés par l’émigration vers l’Espagne. Ici, la migration n’est pas précédée d’une première migration interne au pays. Toutes les informations sur la migration sont à disposition dans les villages, et les départs s’organisent à partir de ces villages. Les voies de passage sont aussi bien empruntées par les hommes que par les femmes : l’une s’inscrit dans des réseaux organisés qui coordonnent la traversée par zodiacs, l’autre concerne des passeurs à leur compte.

L’organisation des départs s’appuie directement sur des figures traditionnelles, préexistantes à la migration, et s’inscrit ainsi dans une histoire et des modes relationnels connus de tous. Ces figures sont mobilisées autour des transactions commerciales liées aux passages. L’intensification du phénomène migratoire et la recherche de nouvelles voies de passage n’ont pas entraîné de rupture avec ces modes relationnels. Et il est intéressant d’observer à quel point cette gestion et ces modes relationnels s’écartent de ce que nous avons l’habitude d’entendre à propos de la notion de trafic humain.

Hommes de confiance

Des réseaux organisés envoient leurs représentants dans les villages. Ils y repèrent un « homme de confiance » qui habite depuis toujours dans le village et est connu de tous. Il constituera l’intermédiaire entre les candidats à la migration et le représentant d’un réseau. Cet homme de confiance est appelé localement le assenssam et les acteurs des filières migratoires savent qu’ils ne peuvent composer sans cet interlocuteur privilégié. Il est donc incontournable pour atteindre les populations.

Le assenssam fait circuler l’information concernant les passages clandestins et réunit les candidats. Il reste en contact avec les passeurs et lorsqu’il reçoit l’information pour le départ et le premier lieu de rendez-vous, il prévient le groupe qu’il a constitué. Les entretiens évoquent souvent sa présence à ce premier point de rendez-vous, dans une grande ville marocaine. Les candidats seront ensuite acheminés par étapes avant d’être mis à l’abri quelques jours, dans l’attente de la traversée. Le jour du passage, les candidats sont prévenus du départ pour la nuit-même. Ils passent alors de nombreux coups de téléphone pour prévenir la famille au pays, en Europe mais aussi pour établir la mise en relation avec les harragin qui les récupè-reront sur la côte espagnole. En fin de soirée, une longue marche de plusieurs heures commence en direction de la mer. Les candidats finissent par embarquer à bord du zodiac pour une traversée d’une vingtaine d’heures avant d’aborder, si tout se passe bien, au large d’Alméria.

De cette très brève reconstitution émerge la figure du assenssam et celle du harraga. À propos du premier, une jeune candidate, plusieurs fois éconduite, me tint les propos suivants : « Moi, je ne sais pas qui dirige tout ça, je ne sais pas comment fonctionne cette organisation, nous on fait confiance aux assenssam parce qu’ils sont d’ici... Tu vois, je ne peux pas te parler des patrons et tout ça, par contre les assenssam, ils sont de nos terres.  » C’est une figure particulièrement familière qui n’est pas née de l’intensification des migrations. Le assenssam officie dans une variété de domaines : le commerce de l’immobilier, du foncier, des oliviers, du bétail, etc., et est clairement identifiable par tous. Le assenssam n’est pas un fonctionnaire avec des heures de bureaux, il circule à toute heure dans les espaces du quotidien. On le trouve facilement puisqu’il « visibilise » au maximum sa présence. Parce qu’il détient des informations sur le marché, il fonctionne comme une agence : il renseigne, conseille, propose et permet ainsi la mise en relation des individus autour de l’achat et de la vente. Il est également partie prenante des négociations qui s’effectuent autour de ces transactions commerciales pour parvenir à la fixation du juste prix. Il joue un rôle d’arbitrage et est généralement rémunéré par les deux parties. Les assenssam ont investi le domaine des migrations internationales et ce, dès l’époque fordiste d’appel massif à la main-d’œuvre.

Les « brûleurs » d’étapes

Les harragin sont avant tout des passeurs. Comme leur nom l’indique, ce sont des brûleurs : ils brûlent et font brûler les étapes. On les retrouve des deux côtés de la Méditerranée. Le harraga travaille à son compte ou au sein d’un réseau transnational organisé où il intervient ici et/ou là-bas à travers une chaîne de relations configurées par les filières migratoires clandestines ou les réseaux familiaux et villageois. Ces réseaux se télescopent très fréquemment. Si nous établissons une légère distinction entre « harraga-relais » et « harraga-passeur », c’est principalement pour mettre en évidence le moment où ils interviennent : à partir du Maroc, les premiers acheminent les migrants par étapes alors que les seconds affichent un service plus complet du Maroc à l’Europe.

Du côté marocain, les harragin acheminent, par relais, les candidats à la migration au premier point de destination : la côte espagnole. Prévenus par ces derniers, par le candidat ou par des membres de sa famille, les « harragin-relais », côté espagnol, se tiennent prêts à récupérer les migrants au moment du débarquement. Ils les mettent alors à l’abri chez eux pendant quelques jours : les migrants sont logés, nourris et très souvent soignés. Différents services tarifés sont ensuite proposés : nouvel acheminement vers une adresse précise dans un pays européen, recherche de travail au noir, location, etc. Une candidate raconte ainsi : « Je voulais leur demander de m’emmener chez de la famille ou louer avec les autres... Une fois là-bas, tu te débrouilles, tu vois... C’est vrai qu’il y a plusieurs options ; il y a des fois des jeunes d’ici qui de l’autre côté louent aux harragin un appartement à plusieurs et ils trouvent du travail  ». Pour ce second service, côté espagnol, les paiements s’effectuent au pays d’origine entre un membre de la famille du migrant et une personne mandatée par le « harraga-relais ».

Les migrants peuvent avoir affaire à des « harragin-relais » qui leur sont étrangers mais il est vrai qu’ils préfèrent faire appel à des passeurs issus de leur province ou de leur village d’origine. Avec l’intensification du phénomène migratoire, certains passeurs ont émergé ces dernières années au sein des villages comme de véritables références. Ces individus ont généralement traversé clandestinement les frontières, ils sont aujourd’hui essentiellement installés en Espagne et, à côté de l’exercice d’un travail régulier, deviennent des passeurs. Ils sont célibataires ou mariés avec des enfants. Et certains d’entre eux sont particulièrement considérés. Si la famille reste active dans la migration de ses membres, elle est relayée par ces autres acteurs du réseau migratoire. Les migrant(e) s ont de plus en plus recours à ces harragin qui offrent des perspectives de mobilité mais aussi de relative sédentarité. Les migrants savent que la région d’Alméria offre des opportunités d’emplois et de régularisation ; les passeurs en proposant l’option location et/ou travail au noir dans la région favorisent localement l’accès à ces ressources. Dans un univers balisé de contraintes, ils contribuent à la possibilité de faire des choix au cours du processus migratoire.

Si les « harragin-relais » configurent une étape de mobilité dans la trajectoire des migrants ici et là-bas, d’autres proposent leurs services à partir du pays d’origine. C’est le cas des « harragin-passeurs » à bord d’un véhicule. Lorsqu’un candidat opte pour ce mode de passage, l’argent n’est jamais remis au « harraga-passeur » mais à une tierce personne : le damn, dernière figure émergente de ces processus migratoires. Dans ces processus, le damn conserve l’argent. La négociation des termes du passage et la fixation du prix se font en sa présence ; on peut parler d’une relation triangulaire. Selon la réussite ou l’échec de l’entreprise, le damn remettra la somme soit à un proche du passeur, mandaté par ce dernier, soit au candidat de retour. Le damn n’est pas seulement le témoin d’une parole donnée, il est responsable de cette parole. Comme le assenssam, le damn intervient dans les processus migratoires légaux et illégaux. Il joue également un rôle traditionnel qui n’est pas né de l’intensification des migrations clandestines. On le retrouve dans les mêmes domaines que le assenssam. Il est toujours le garant d’une démarche, celui qui témoigne d’une négociation et valide un acte dont il devient responsable. Il connaît les clauses du contrat oral et le respect ou non de ces clauses passe par lui. Il agit alors comme un tiers pour réguler la situation en introduisant la confiance dans les transactions marchandes. Le damn est proposé, il peut être plus proche d’une des parties, mais on considère toujours qu’il est neutre et c’est bien là son rôle. Le assenssam reste principalement cantonné à la fonction d’intermédiaire, mais on ne peut le considérer comme un vulgaire rabatteur local. Comme le damn, il est réputé pour être un homme digne de confiance.

Ces deux figures sont distinguables mais il est vrai que les frontières qui balisent ces rôles présentent souvent des contours assez flous. Pas étonnant dès lors que parfois ces figures se fondent pour n’en constituer qu’une seule. Dans un entretien relatant un passage en véhicule, sont mis en scène à la fois un « harraga-passeur » installé en Espagne et un assenssam, habitant un village marocain. On comprend ici que ce dernier joue également le rôle du damn  : « Un jeune homme et une jeune fille sont partis hier soir dans un Renault, c’est un vacancier qui les a fait passer. Il fait ça à l’année, c’est un harraga, donc il fait tout le temps passer. Du village, il a fait passer beaucoup de gens. Quand il a le nombre suffisant de personnes pour le passage, son assensam l’appelle et le prévient. Alors il rentre au Maroc et les fait passer. Je ne le connais pas moi. On m’a dit que c’est une personne relativement âgée qui a un Renault.

– Il vit dans quel pays ? – En Espagne. Et il a un assensam ici, d’ailleurs il a fait traverser sa fille et son fils. C’est comme ça qu’ils se sont connus et ils ont gardé contact. Et si tu vas le voir, il te demande à quelle adresse tu veux partir : en Italie, en France, en Espagne, bref l’endroit où tu veux te rendre, il te dit le prix 60 000 Dirhams [environ 6000 euros] et il l’appelle. Il te dit ensuite de venir tel jour chez lui pour déposer l’argent. Quand tu lui donnes, il le met de côté [...]. Le harraga, il t’emmène jusqu’à l’adresse exacte, jusqu’à ce que tu frappes à la porte et qu’on t’ouvre et que tu rentres. L’argent, tu ne lui donnes pas un centime, tout ton argent est resté chez le damn au pays. Si par exemple, moi je lui demande de m’emmener chez Fatima, il va m’emmener directement chez toi, jusqu’à ce que je rentre, qu’on ait pris un café ou du thé chez toi. Ensuite, j’appelle ma famille “allô, ça va, tout va bien, je suis arrivée, je vous passe Fatima”, tu leur parles, tu leur dis “elle est chez moi”. Ensuite on parle au assensam, on lui dit qu’on est bien arrivé et on lui passe le harraga qui lui dit “je l’ai ramenée à l’adresse convenue” et là, le damn te demande : “est-ce que je peux lui remettre l’argent ?”, je lui dis “donne-lui, je suis arrivée comme prévu”. Parce que l’argent reste chez le damn...

– C’est une partie que tu lui donnes ? – Non, l’intégralité... Et si tu n’arrives pas, il te rend ton argent… Tous ceux que le harraga a fait passer sont arrivés, il n y a eu aucun problème, il n’a jamais eu de problème. Là, il en a fait passer d’autres avant-hier soir et ils sont arrivés aussi.  »

Ici, on est bien dans le cas du assenssam-damn puisque plusieurs rôles sont remplis : d’abord la détention et la circulation de l’information. Ensuite, la fonction relais, les candidats s’adressent à une personne identifiée, référencée comme un intermédiaire. Enfin, le versement rapide de l’intégralité de la somme d’argent. C’est un « dépôt de confiance  » qui protège le candidat à la migration, les passeurs sachant qu’ils doivent composer avec le damn.

Régulation sociale et morale

La figure du assenssam-damn semble présenter toutes les caractéristiques du « notaire informel » décrit par Alain Tarrius [1] côté nord de la rive de la Méditerranée. On retrouve cette même figure, là-bas, au cœur du souk au bétail : elle régule les transactions commerciales et participe de la pacification des rapports sociaux pour préserver la paix du marché. Cette figure, de grande densité historique, issue ici de milieux montagnard, fournit les repères moraux et les outils de la régulation sociale, sous forme humaine.

Encouragés par les employeurs dans le contexte fordiste, des intermédiaires marocains recrutaient déjà de la main-d’œuvre dans leurs régions d’origine, selon des cadrages moraux et des mandatements similaires. Aujourd’hui, les filières migratoires clandestines passent toujours par ces intermédiaires. Pourtant, par un effet recherché de stigmatisation, elles sont de nos jours stratégiquement criminalisées : ce qui était légal et acceptable devient criminel et inacceptable au gré des curseurs des discours médiatiques et des intérêts électoraux. Face à la précarité des liens établis par la réversibilité des règles de l’immigration, les individus renforcent leur mode d’organisation collective pour opposer à ce lien « douteux  » un lien social fort. Localement, le milieu rural articule des logiques traditionnelles à des logiques transnationales pour faire franchir au mieux les frontières terrestres, maritimes, politiques, techniques, administratives. Ces figures opèrent des régulations sociales et morales qui continuent de protéger des abus en introduisant la confiance dans les relations, sous forme d’accord de paroles : elles agissent pour garantir les termes de ces « contrats oraux de la mobilité » à travers des procédés propres à la culture orale qui se fondent sur une certaine éthique des rapports humains. Et ces figures ne sauraient cautionner des réseaux de trafic humain. Face aux fermetures des frontières, il y a toujours des stratégies d’adaptation qui continuent de répondre aux désirs des hommes, et ces dispositifs ne sont pas toujours mafieux. Si le tout sécuritaire en Europe renforce assurément la vitalité des structures mafieuses, il existe encore des réseaux de passage où ces logiques sont précisément condamnées et rejetées.




Notes

[1Alain Tarrius, Économies souterraines : le comptoir mathrébin de Marseille, La Tour d’Aigues, édi. de l’Aube, 2000.


Article extrait du n°84

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Dernier ajout : jeudi 17 avril 2014, 14:59
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