Article extrait du Plein droit n° 1, octobre 1987
« Immigrés : la dérive de l’État de droit »

Dix-huit mois de recul de l’État de droit

Cela fait dix-huit mois que la droite est revenue au pouvoir. Elle y est revenue avec une liste de priorités parmi lesquelles l’immigration figurait en bonne place, et l’on pouvait s’attendre au pire en observant la façon dont pendant cinq ans l’opposition avait attaqué violemment et sans relâche l’attitude prétendument laxiste et irresponsable de la gauche dans ce domaine.

Cette attente n’a pas été déçue, si l’on ose dire. Car dès son entrée en fonction, le nouveau gouvernement a entrepris ce qu’il faut bien appeler une politique de déstabilisation systématique et généralisée de la population immigrée. La période précédente s’était caractérisée par l’application souple dans un premier temps, puis rigoureuse dans un second temps, d’une législation plutôt libérale ; on assiste désormais à l’application brutale d’une législation intrinsèquement répressive. Ce qui frappe, en effet, dans la loi du 9 septembre 1986, dite « loi Pasqua », c’est à la fois sa sévérité accrue, puisqu’elle revient sur un certain nombre de droits reconnus entre 1981 et 1986 aux immigrés, et la généralisation de l’arbitraire qu’elle consacre en supprimant une bonne partie des garanties dont les étrangers bénéficiaient dans leurs rapports avec l’administration.

On est ainsi entré dans une période à haut risque non seulement pour les étrangers en situation irrégulière – ceux qui sont explicitement visés — mais aussi pour l’ensemble des étrangers établis en France, dont beaucoup peuvent se retrouver, du jour au lendemain, dans la situation de « clandestins », sous l’effet du nouveau dispositif législatif et des directives données à l’administration pour son application.

Il peut paraître anodin d’avoir ajouté à la liste déjà impressionnante des documents exigibles de l’étranger qui veut entrer en France un document relatif à ses « moyens d’existence ». Pourtant, comme il est difficile de définir dans ce domaine des critères sûrs et objectifs, l’effet le plus évident de cette nouvelle disposition sera de donner à la police des frontières un prétexte supplémentaire pour refuser l’accès du territoire de façon parfaitement arbitraire et à la tête du client.

Dès l’entrée en France l’arbitraire

Mais il faut surtout rappeler que le gouvernement a décidé, dès le 16 septembre 1986, c’est-à-dire une semaine après la promulgation de la loi Pasqua, de rétablir la formalité du visa pour l’ensemble des étrangers désireux de pénétrer sur le territoire, ressortissants de la CEE exceptés. L’occasion de ce rétablissement, on s’en souvient, a été la vague terroriste que la France a connue à l’automne, et la mesure a été prise théoriquement pour une durée limitée : six mois (… mais elle a déjà été prorogée sine die). Lorsqu’on se rappelle toutefois que le rétablissement des visas figurait dans les propositions électorales de la droite parmi les mesures destinées à juguler l’immigration clandestine ; lorsqu’on constate la totale inadéquation d’une telle mesure à l’objectif théoriquement poursuivi : la lutte contre le terrorisme ; lorsqu’on s’aperçoit que ses modalités d’application vont jusqu’à imposer aux étrangers résidant en France, ou tout au moins à certains d’entre eux, en fonction de leur nationalité ; un visa pour sortir du territoire et y revenir ; lorsqu’enfin on lit, dans les dispositions finales de la loi Pasqua, que par dérogation aux principes généralement applicables les refus de visa n’ont pas à être motivés, on a quelques raisons de penser que la lutte contre le terrorisme n’a été qu’un prétexte opportunément saisi par le gouvernement pour s’assurer une possibilité de contrôle supplémentaire sur la population immigrée.

Quant à la liberté de circulation, elle est définitivement enterrée : le refus de visa entraîne automatiquement le refus d’entrer sur le territoire français ; décision incontrôlable puisque non motivée, à laquelle s’ajoutent les vérifications de la police des frontières qui peuvent aller jusqu’à remettre en cause les visas régulièrement délivrés. Dérive inquiétante dont les résultats pratiques sont analysés dans ce numéro (voir article p. 9)

Reconduite à la frontière toujours l’arbitraire

La régression est évidente par rapport à la loi du 29 octobre 1981 qui avait confié aux autorités judiciaires et non plus à l’administration le soin de décider de l’éventuelle reconduite à la frontière d’un étranger en situation irrégulière.

Désormais, c’est aux préfets qu’il appartient de prendre les arrêtés de reconduite à la frontière, dans des conditions qui n’offrent plus aucune garantie non seulement contre l’arbitraire, mais plus simplement contre les erreurs, toujours possibles, de l’administration. Car le préfet n’est tenu de procéder à aucune consultation préalable, et la mesure peut être mise à exécution immédiatement, ce qui prive l’intéressé de la possibilité matérielle d’introduire un recours contre la décision qui le frappe, ou à tout le moins ôte à ce recours son efficacité puisqu’il ne sera jugé que longtemps après l’exécution de la mesure. Et pour le dissuader de refuser de monter dans l’avion, la loi punit d’une peine pouvant aller jusqu’à 3 ans de prison et 10 ans d’interdiction du territoire la tentative de se soustraire à l’exécution d’une mesure d’éloignement du territoire.

Conjuguées avec l’extension quasi illimitée des contrôles d’identité que rend possible la loi du 3 septembre 1986, ces dispositions aboutissent à redonner une base légale aux opérations « coup-de-poing » qui étaient monnaie courante à la fin du septennat giscardien, sans qu’à aucun moment, depuis l’interpellation qui permet de repérer l’étranger en situation irrégulière jusqu’à son embarquement forcé, celui-ci soit mis en mesure de se défendre dans des conditions dignes d’un État de droit.

Si l’efficacité se mesure à la quantité, la loi remplit sur ce point parfaitement son office : les centres de rétention fonctionnent à plein et les reconduites à la frontière se comptent par milliers. Mais à quel prix ? L’affaire des 101 Maliens reconduits de force au Mali par charter, en octobre 1986, a montré, de façon apparemment contradictoire, à la fois les risques que comportait l’application de la nouvelle législation, et le peu de scrupules que l’on avait à la violer. Car la loi, contrairement à ce qu’a prétendu le ministre de l’Intérieur, n’a pas été respectée. L’ensemble de cette affaire a débuté par un détournement de procédure, ce qui prive de base légale les mesures décidées : le contrôle d’identité qui a permis de découvrir les 101 Maliens en situation irrégulière a été réalisé dans un foyer, c’est-à-dire dans un lieu privé, et n’a donc pu être exécuté qu’en vertu d’une autorisation donnée par un magistrat dans le cadre d’une information judiciaire – en l’espèce, une information judiciaire pour trafic de stupéfiants ; or, il s’agissait manifestement d’un simple prétexte, le contrôle effectué visant en réalité un tout autre objectif et n’ayant débouché d’ailleurs sur aucune inculpation pour le motif initialement prévu.

Ensuite, les garanties – pourtant minimes – que la loi prévoit ont été refusées aux intéressés, qui n’ont pas été mis en mesure d’avertir un conseil, leur consulat, ou une personne de leur choix ; au point qu’en dépit d’une rétention de plusieurs jours, les autorités ont réussi à garder secrète cette opération de rapatriement collectif. Les intéressés ont été au surplus soumis à des traitements dégradants prohibés expressément par la Convention européenne des droits de l’homme, et lors de leur embarquement forcé, ils ont été victimes de brutalités de la part des policiers.

Des expulsions sans frein

Les pouvoirs de l’administration sont également élargis en ce qui concerne l’expulsion, qui sanctionne la menace que l’étranger représente pour l’ordre public. Notamment, le verrou que constituait la nécessité d’une condamnation pénale préalable à une peine de prison ferme d’un an au minimum pour que l’expulsion puisse être prononcée est supprimée, de sorte que la porte est à nouveau ouverte à de nouvelles expulsions pour motif politique ou sanctionnant des troubles mineurs à l’ordre public n’ayant pas eu de suites judiciaires. Les garanties de procédure sont amoindries, puisque l’avis de la commission d’expulsion, lorsqu’il est défavorable, ne lie plus le ministre de l’Intérieur.

La liste des étrangers non expulsables est restreinte : en particulier, les conjoints des Français ne sont plus protégés contre l’expulsion pendant la première année du mariage, et les étrangers entrés en France avant l’âge de 10 ans, et qui n’ont donc pas d’autre véritable pays que la France, redeviennent expulsables dès lors qu’ils ont fait l’objet de condamnations pénales, même mineures.

Enfin, toutes les garanties de procédure et toutes les immunités protégeant contre l’expulsion disparaissent dès l’instant où il y a « urgence absolue » et où la présence de l’étranger constitue non plus une simple menace mais une « menace d’une particulière gravité » pour l’ordre public. Et, comme on pouvait le craindre, l’administration n’hésite pas à invoquer systématiquement cette disposition extrêmement vague à chaque fois qu’elle souhaite expulser un étranger bénéficiant de la protection instaurée par la loi. C’est sur ce fondement qu’a été entamée la procédure d’expulsion finalement abandonnée contre treize ressortissants algériens membre du « Mouvement pour la démocratie en Algérie », au moment de la vague de terrorisme de l’automne 1986, sur ce fondement également qu’il a été procédé à l’expulsion d’un Palestinien de nationalité jordanienne dans les mêmes circonstances. Et c’est toujours sur ce même fondement que sont actuellement expulsés vers l’Espagne, à un rythme qui va s’accélérant, les Basques espagnols – au mépris, de surcroît, du droit d’asile (ces pratiques sont analysées plus en détail dans ce numéro, p. 32).

La précarisation systématique

La loi du 17 juillet 1984 ayant été adoptée à l’unanimité à l’Assemblée nationale, il était difficile pour la droite de la supprimer ; mais la sécurité qu’elle procurait est nettement amoindrie, et le ministre n’a pas caché, au cours de la discussion parlementaire, que l’un des objectifs de la loi était « d’abandonner la délivrance de plein droit de la carte de résident ».

En premier lieu, la carte de résident peut toujours être refusée (même dans les hypothèses où la loi dit qu’elle est délivrée « de plein droit » !) si la présence de l’étranger constitue une menace pour l’ordre public : nul ne pourra donc désormais être absolument sûr de l’obtenir. On remarque d’ailleurs l’illogisme de cette disposition : si l’étranger représente une menace pour l’ordre public, on pouvait l’expulser ; si on ne l’a pas fait, c’est que la menace alléguée n’est pas réelle – ou qu’il fait partie d’une catégorie d’étrangers qui ne peut être expulsée. Soit parce qu’il est mineur : il suffira alors d’attendre qu’il ait 18 ans ; soit pour une autre raison, plus durable : on se trouve alors dans une situation paradoxale où l’administration refuse de délivrer un titre de séjour – et donc les moyens de mener une vie normale – à quelqu’un à l’encontre de qui elle n’a pas le droit de prononcer une mesure d’éloignement du territoire.

L’objectif est-il de le décourager, de façon à ce qu’il finisse par partir de lui-même ? Cet espoir est parfaitement vain s’agissant d’un étranger qui, par hypothèse, a des attaches très fortes en France. Ou bien attendra-t-on qu’il commette un délit suffisamment grave pour justifier à son encontre la mise en œuvre de la procédure dérogatoire d’expulsion ? Dans tous les cas, l’effet déstabilisateur est garanti.

En second lieu, la loi limite les catégories d’étrangers auxquelles la carte de résident est attribuée de plein droit. Parmi les restrictions ainsi apportées, trois paraissent particulièrement critiquables. D’abord, les étrangers entrés en France avant l’âge de 10 ans perdent le droit à l’attribution automatique de la carte de résident dès lors qu’ils ont été condamnés dans le passé à six mois ferme ou un an avec sursis – durées qui peuvent résulter de l’addition de plusieurs peines. Autrement dit, la moindre peccadille peut aboutir à priver le jeune étranger de la sécurité que procure la carte de résident.

Ensuite, s’il suffit désormais de résider en France depuis 10 ans et non plus 15 pour obtenir de plein droit la carte de résident, c’est à deux conditions qui risquent bien en pratique d’aboutir à une régression : d’une part il doit s’agir d’une résidence en situation régulière ; d’autre part le droit à la carte de résident se perd en cas de condamnation pénale, dans les mêmes conditions que pour les étrangers entrés en France avant l’âge de 10 ans. Or avec le droit à la carte de résident se perd simultané ment la garantie contre l’expulsion et la reconduite à la frontière, comme on l’a vu plus haut. Plus rien n’empêche donc désormais le gouvernement de se débarrasser des jeunes trop remuants, quelle que soit l’ancienneté de leur établissement en France. C’est ici que viendraient se greffer, le cas échéant, les conséquences de la réforme du Code de la nationalité : les jeunes nés en France ne devenant plus automatiquement Français à l’âge de 18 ans, c’est-à-dire au moment où on peut (enfin) les expulser, ils resteront étrangers… et expulsables.

Enfin, les conjoints de ressortissants français n’obtiennent plus eux non plus automatiquement la carte de résident : il faut que le mariage remonte à plus d’un an et que la communauté de vie soit effective entre les époux (ce qui suppose que le conjoint étranger n’ait pas été entre-temps l’objet d’une mesure d’éloignement du territoire). Sous couvert de lutter contre la fraude (les mariages blancs, qui ne représentent en tout état de cause qu’une infime proportion des mariages en question), on fait peser la suspicion sur l’ensemble des mariages « mixtes » ; ce faisant, on risque de rendre très difficile la vie commune entre les époux, ou de les obliger à vivre dans des conditions matérielles précaires (voir article p. 12).

Ce qui frappe, en définitive, lorsqu’on lit les dispositions de la loi, et plus encore lorsqu’on observe la façon dont on l’a mise en œuvre, c’est l’absolu verrouillage qu’elle instaure. Le moindre faux-pas, la moindre erreur ou négligence commise par l’étranger mais aussi par l’administration peuvent être fatals et priver l’étranger des droits auxquels il aurait pu prétendre, avec à la clef l’obligation de quitter le territoire. Tout est fait – volontairement fait – pour ne laisser aucune chance d’échapper à l’engrenage une fois qu’on s’y est laissé prendre : l’ensemble du système fonctionne comme une mécanique implacable, aboutissant à fabriquer des étrangers en situation irrégulière, qui seront ensuite tout aussi implacablement refoulés. C’est ce système dont le présent numéro de Plein Droit entend démonter et dénoncer le mécanisme.



Article extrait du n°1

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Dernier ajout : mercredi 2 avril 2014, 12:50
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