Article extrait du Plein droit n° 1, octobre 1987
« Immigrés : la dérive de l’État de droit »

Comment les préfectures fabriquent des clandestins

À l’heure actuelle, l’administration refuse d’examiner une demande de titre de séjour au seul motif que l’intéressé est en situation irrégulière au moment du dépôt de sa demande. En a-t-elle le droit ?

Aujourd’hui, une des raisons pour lesquelles un très grand nombre d’étrangers se trouve dans une situation inextricable provient de l’attitude de l’administration qui refuse systématiquement d’enregistrer une demande de titre de séjour et de délivrer un récépissé – et a fortiori de délivrer le titre de séjour lui-même – lorsque l’intéressé se trouve en situation irrégulière.

Les conséquences d’une telle attitude sont d’autant plus graves qu’elle conduit non seulement à exclure toute chance de régularisation pour les étrangers qui se trouvent sur le territoire français en situation irrégulière, mais surtout à transformer en « clandestins » des personnes dont le droit à s’établir en France est reconnu par la loi : parents d’enfants français, conjoints de ressortissants français, etc. Le refus d’enregistrer la demande est opposé en effet non seulement à ceux qui sollicitent un titre de séjour temporaire, mais aussi à ceux qui bénéficient normalement de plein droit de la carte de résident.

Enfin, la rigidité de la position adoptée par l’administration est d’autant plus choquante qu’on a parfois l’impression que tout est fait pour amener les étrangers à se trouver en situation irrégulière : lorsqu’ils se présentent pour la première fois, on refuse de leur délivrer un récépissé sous prétexte que leur dossier n’est pas complet, pour ensuite leur opposer un dépassement des délais lorsqu’ils reviennent avec un dossier complet.

Or, la légalité de ces pratiques est des plus douteuses. Sans doute les préfectures ne font-elles ici qu’appliquer strictement les instructions contenues dans la circulaire du 17 décembre 1986 émanant du ministère de l’Intérieur ; mais la légalité de celle-ci est elle-même contestable (le Gisti a déféré ce texte au Conseil d’État ; il faudra malheureusement plusieurs années à la haute juridiction pour rendre son arrêt, ce qui privera une éventuelle annulation de tout intérêt pratique). Voici les termes de la circulaire :

« L’irrégularité du séjour d’un étranger qui sollicite son admission constitue en soi un motif d’irrecevabilité de sa demande.

Pour ce seul motif, vous pourrez (N.B. Lorsque le ministre écrit « vous pourrez », les fonctionnaires chargés d’appliquer les instructions ministérielles lisent forcément « vous devrez », compte tenu surtout du caractère très affirmatif de la phrase liminaire) refuser l’examen de la demande de titre de séjour d’un étranger en situation irrégulière qui sollicite son admission à quelque titre que ce soit, quand bien même il pourrait justifier des conditions pour obtenir de plein droit une carte de résident (bien entendu cette exigence ne peut être demandée à l’étranger mentionné au 4° de l’article 15 qui doit justifier par tous moyens avoir sa résidence habituelle en France depuis qu’il a atteint au plus l’âge de 10 ans). »

Et la circulaire précise ensuite la motivation juridique qui fonde l’irrecevabilité de la demande – motivation qui laisse rêveur :

« Ce principe trouve son fondement tant dans la jurisprudence du Conseil d’État (décision Da Silva du 13 janvier 1975 et CGT et autres du 24 novembre 1978) que dans les dispositions prévues à l’article 6 de l’ordonnance du 2 novembre 1945 modifiée et à l’article 3 du décret du 30 juin 1946 modifié.

En effet, conformément à la jurisprudence, l’étranger qui se trouve sur le territoire français en situation régulière doit pouvoir déposer une demande de titre de séjour. En conséquence, et dès lors que l’étranger dépose sa demande à l’expiration d’un délai de trois mois depuis son entrée en France ou encore après l’expiration de la carte de séjour dont il était titulaire il vous est possible de refuser d’instruire sa demande. »

Une jurisprudence alibi

Que disent vraiment les arrêts et les textes cités ?

– l’arrêt Da Silva, rendu à propos des circulaires Marcellin-Fontanet, dit ceci : les dispositions législatives et réglementaires en vigueur n’interdisent pas aux étrangers qui sont venus en France pour d’autres motifs que l’exercice d’un emploi salarié, et qui se trouvent dans une situation régulière sur le territoire français, de présenter une demande d’autorisation de travail aux services compétents, ni à ceux-ci d’accorder l’autorisation demandée dans tous les cas où une disposition expresse applicable en l’espèce ne le leur interdit pas. Par conséquent, en décidant par avance et de façon générale qu’aucune autorisation de travail ne serait plus accordée aux étrangers entrés en France comme « touristes », les auteurs des circulaires attaquées ont commis une illégalité ;

– l’arrêt CGT et autres et GISTI, rendu à propos d’une circulaire ministérielle prescrivant aux préfets de rejeter les demandes de carte de séjour présentées par les étrangers entrés en France après le 1er août 1974 et non munis d’un contrat de travail visé, reprend exactement la même argumentation que l’arrêt précédent pour aboutir également à l’annulation de la circulaire attaquée ;

– Quant à l’article 6 de l’ordonnance de 1945, il dit simplement que « tout étranger doit, s’il séjourne en France et après l’expiration d’un délai de trois mois depuis son entrée sur le territoire français, être muni d’une carte de séjour délivrée dans les conditions prévues par la présente ordonnance ».

La circulaire du 17 septembre 1986 ne peut donc s’appuyer sur les arrêts et les textes en question pour fonder l’irrecevabilité de principe de la demande formulée hors délais qu’au prix d’un raisonnement tronqué dont la logique s’apparente à un faux syllogisme : ce n’est pas en effet parce que les étrangers en situation régulière doivent pouvoir déposer une demande d’admission au séjour et au travail que ceux qui sont en situation irrégulière ne peuvent même pas demander à être admis au séjour ! Il est vrai que la circulaire, prudemment, dit : « Il vous est possible de refuser d’instruire la demande. » Mais, comme on l’a rappelé plus haut, et comme le prouvent tous les entretiens que les associations ont pu avoir avec les responsables des services des étrangers, il est évident qu’en pratique le refus est systématique.

Des refus injustifiés

Et – comble d’ironie – lorsque le refus est motivé par écrit, on retrouve dans cette motivation la référence aux deux arrêts du Conseil d’État auxquels on fait dire, comme on vient de le montrer, tout autre chose que ce qu’ils disent réellement. On se retranche donc derrière l’autorité de cette haute juridiction pour justifier des pratiques qui restent, qu’on le veuille ou non, illégales.

En effet, et en ce qui concerne d’abord les étrangers qui devraient obtenir de plein droit la carte de résident, subordonner la délivrance de la carte de résident à une condition de régularité du séjour revient à ajouter aux textes une condition supplémentaire, qui ne figure pas dans la loi et à ôter toute signification à la notion même de « plein droit ».

Mais même en ce qui concerne les étrangers qui sollicitent une carte de séjour temporaire et n’ont pas de véritable droit à l’obtenir, la position de l’administration est illégale. Sans doute est-il exact que l’administration peut refuser une carte de séjour temporaire au motif que l’étranger n’est pas en situation régulière au moment où il en fait la demande. Mais à condition d’avoir préalablement procédé à l’examen individuel du dossier.

Il est en effet de règle aux termes même de la jurisprudence du Conseil d’État, et comme le rappelle encore l’arrêt Da Silva, que lorsque l’administration est investie d’un pouvoir discrétionnaire, c’est-à-dire lorsqu’elle dispose d’une marge d’appréciation dans le traitement d’un certain type d’affaires – ce qui est le cas en l’espèce – elle est tenue, avant de prendre une décision, d’examiner individuellement chaque dossier. Or, en décrétant que le fait d’être en situation irrégulière est un motif d’irrecevabilité des demandes et en refusant par conséquent d’instruire ces demandes, l’administration méconnaît le principe que l’on vient de rappeler et commet une illégalité en se liant par avance par une règle générale là où elle dispose d’un pouvoir d’appréciation cas par cas.

Ce qui est particulièrement choquant, c’est que ces pratiques illégales puissent se poursuivre en toute impunité, d’éventuels recours contentieux n’ayant de chances d’aboutir qu’au bout de longs mois. En attendant, l’administration joue et gagne à tous les coups… tandis que les intéressés se voient contraints au départ ou à la clandestinité.



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Dernier ajout : mercredi 2 avril 2014, 14:13
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