Article extrait du Plein droit n° 1, octobre 1987
« Immigrés : la dérive de l’État de droit »
L’expulsion des Basques espagnols : un détournement de procédure
Selon l’article 23 de l’ordonnance du 2 novembre 1945 relative aux conditions d’entrée et de séjour des étrangers en France, « l’expulsion peut être prononcée par arrêté du ministre de l’Intérieur si la présence sur le territoire français d’un étranger constitue une menace pour l’ordre public ».
L’article 24 de la même ordonnance institue une commission départementale, composée de trois magistrats, qui doit être consultée avant que soit prononcée l’expulsion.
L’article 25 définit cinq catégories d’étrangers qui, en raison de leurs liens avec la France (tels le mariage avec un ressortissant français ou la durée du séjour en France), ne peuvent faire l’objet d’un arrêté d’expulsion.
Enfin, l’article 26 dispose que « en cas d’urgence absolue […], l’expulsion peut être prononcée lorsque la présence de l’étranger sur le territoire français constitue pour l’ordre public une menace présentant un caractère de particulière gravité ». En ce cas, non seulement la commission des expulsions n’est pas consultée, mais en outre les exceptions prévues à l’article 25 ne jouent pas. La procédure d’urgence absolue – qui n’assure aucune garantie des droits de la défense puisqu’il n’y a pas de débat contradictoire – ne peut être utilisée que si deux conditions sont réunies :
- il doit y avoir urgence absolue ;
- la présence de l’étranger sur le territoire français doit constituer une menace d’une particulière gravité pour l’ordre public.
Le Conseil d’État a jugé (25 février 1985, Mersad) que ces deux conditions sont cumulatives et non alternatives. En d’autres termes, la gravité de la menace pour l’ordre public n’est pas, par elle-même, constitutive d’une urgence absolue.
L’expulsion est une mesure d’éloignement du territoire français, destinée, ainsi que les textes cités plus haut le laissent voir, à faire cesser la menace que la présence de l’intéressé constitue pour l’ordre public. Elle consiste donc, selon la formule employée dans les arrêtés, à enjoindre à l’étranger de quitter le territoire national.
L’article 26bis, de l’ordonnance de 1945 dispose, en outre, que l’arrêté d’expulsion peut être exécuté d’office par l’administration. De plus, l’article 27 prévoit que l’étranger qui se soustrait à l’exécution d’un arrêté d’expulsion encourt des sanctions pénales, parmi lesquelles l’interdiction du territoire qui, quand elle est prononcée, « emporte de plein droit reconduite à la frontière ».
C’est à la lumière de ces dispositions législatives qu’il convient d’apprécier la validité de la procédure employée pour l’expulsion des Basques espagnols.
Lorsque l’étranger qui fait l’objet d’un arrêté d’expulsion selon la procédure d’urgence absolue est remis à la police de son pays, il y a exécution de la mesure sous une forme qui ne correspond pas aux objectifs prévus par le législateur. D’abord, l’intéressé n’est pas mis en mesure de choisir le pays vers lequel il sera expulsé : il lui est imposé de retourner dans son pays d’origine.
Ensuite, l’expulsion n’est pas prononcée uniquement – et même peut-être pas du tout – pour faire cesser la menace pour l’ordre public que l’étranger est censé constituer sur le territoire français ; les conditions de son exécution montrent qu’en réalité elle est également, voire exclusivement, destinée à permettre aux autorités du pays d’origine de se saisir de l’intéressé pour, le cas échéant, exercer des poursuites judiciaires à son encontre.
Une procédure illégale…
Et c’est là qu’apparaît le détournement de procédure. En effet, la remise par un État d’un individu qui se trouve sur son territoire aux autorités d’un autre État pour permettre à celui-ci de poursuivre cet individu, doit être effectuée dans les cas et selon les formes prévues pour l’extradition.
Or, non seulement l’extradition est soumise à des conditions de forme et de procédure – notamment l’examen pour avis par la Chambre d’accusation de la Cour d’appel – qui constituent des garanties absentes de l’expulsion en urgence absolue, mais en outre l’extradition se conclut par la remise aux autorités judiciaires et non aux autorités de police.
On peut remarquer, de surcroît, que plusieurs des Basques expulsés selon la procédure dérogatoire que constitue la procédure d’urgence absolue, n’auraient pu être expulsés selon la procédure normale, notamment en raison de l’ancienneté de leur séjour en France.
Pour ces diverses raisons, la procédure utilisée dans le cas des Basques est éminemment critiquable. Elle ne présente aucune garantie, puisque l’arrêté est exécuté dès que l’intéressé est appréhendé par la police française, sans qu’il ait la moindre possibilité de présenter ses observations devant une quelconque autorité ou commission. En outre, la remise à la police espagnole comporte des risques de mauvais traitements, dont il s’est avéré qu’ont été victimes plusieurs de ceux qui ont fait l’objet d’une telle mesure.
Par ailleurs, jusquà présent, le ministre de l’Intérieur a été dans l’incapacité d’établir que la présence en France des intéressés constituait réellement une menace pour l’ordre public, a fortiori une menace d’une particulière gravité. C’est donc, semble-t-il, par rapport à l’ordre public en Espagne que les mesures sont prises et non par rapport à l’ordre public interné français.
… mais une coopération efficace !
Les autorités gouvernementales, tant françaises qu’espagnoles, se sont réjouies, à l’occasion de la visite de MM. Mitterrand et Chirac à Madrid, à la mi-mars 1987, de la nouvelle forme prise par la coopération entre les polices dés deux pays. Il y a là une reconnaissance de ce que ces expulsions sont prononcées dans un but d’entraide policière, voire judiciaire, internationale et non pour des motifs tirés des nécessités de l’ordre public sur le territoire français. C’est bien l’aveu que l’ordonnance du 2 nov. 1945 est détournée de son objet.
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